L’importance du contexte dans la réception

Celui qui n’est intéressé que par ces jugements de valeur esthétique doit lui aussi faire attention à prendre en compte une donnée non explicitée : l’importance du contexte de réception de l’œuvre. Les Guns N’Roses, par exemple, sont présentés au début des années 90 comme les potentiels sauveurs du rock. Ce statut se révèle en fait plus être le fruit d’une conjoncture favorable (la scène rock du début 1991 est suffisamment mal en point pour que la critique soit moins exigeante), comme le démontre a contrario le désinvestissement dont il est l’objet lorsque l’actualité est plus satisfaisante 683 . Le phénomène inverse peut arriver : des groupes peuvent être mésestimés parce qu’arrivant au milieu d’une scène déjà riche 684 . On découvre ainsi que la presse spécialisée est soumise à une actualité médiatique imposée par la concurrence et les services marketing des maisons de disques. Ce qui peut lui faire manquer ou oublier ceux qui en sont écartés 685 .

Le caractère événementiel du rock est ainsi primordial. Il peut même être reconnu comme qualité principale d’une nouvelle production. Le triomphe du troisième album de Prodigy est ainsi célébré comme ‘«’ ‘ l'un des événements les plus spectaculaires et divertissants de l'année musicale ’ ‘»’, les arguments contraires (la forte opération marketing entourant le disque) pesant peu face aux demandes du moment 686 . Hors de ce contexte clément (Prodigy est agréable au milieu du rock lyophilisé de la brit-pop), il n’est pas dit que le groupe puisse s’attirer autant de faveur. Car comme le précise Valérie Coroller, ‘«’ ‘ on parle de pop, donc de la notion de moment. II faut être là au bon moment avec le bon mélange. Prodigy c'est un mélange rock et techno efficace. Ils arrivent pile. ’ ‘»’ Leur accord avec l’instant dépasse leur qualité intrinsèque.

Si la qualité générale de la production discographique augmente, il y a obligatoirement un processus d’élimination critique pour des œuvres jusqu’alors suffisantes 687 . Ce phénomène n’est pas nouveau : la lecture des anthologies du rock permet ainsi de remarquer que les années 1975-1976 sont bien moins fournisseuses de références discographiques que les années les entourant. Parce qu’elles se situent entre la fin de l’âge d’or du rock progressif et l’explosion du punk. Il y a pourtant bien douze disques du mois dans ces années-là, mais la production des autres années est telle que les deuxième ou troisième sorties d’un mois de l’année 77 sont supérieures à trois disques du mois de l’année 1975.

La critique aime aussi retrouver le contexte d’une dualité rock : des oppositions fortes entre artistes (sur l’exemple fondateur Beatles/Stones) sont mises en avant comme garantes de la vivacité du mouvement (de par l’émulation entre les artistes, mais aussi entre leurs publics, qu’elles suscitent). 1995 est considéré comme une bonne année pour le rock parce que présentant des duels Pearl Jam/Nirvana, Björk/PJ Harvey, Blur/Oasis. 688 Soit autant d’occasions de débats, de prises de positions qui fournissent de la matière rédactionnelle à la profession et jouent en faveur (ou en défaveur) des artistes en question 689 .

Il apparaît naïf de croire que la réception critique se fait uniquement sur la base de la valeur esthétique de l’objet. De nombreux critères extérieurs rentrent et doivent être pris en compte sur le moment, d’où la solution de certains lecteurs : attendre que les feux de l’actualité soient éteints pour qu’une évaluation objective puisse avoir lieu (notamment celle exprimée dans les classements de fin d’année) 690 .

Pour convaincre ses lecteurs de l’irréductibilité du changement identitaire, la presse recourt classiquement à l’utilisation de divers exemples d’artistes qui symbolisent le passage du rock classique à une forme plus libre héritée de la techno. Radiohead par exemple, responsable du dernier chef-d’œuvre authentifié du rock classique (OK Computer), y fait suite en sortant un album sous forte influence électronique (Kid A). Pour autant, la déferlante électronique n’est pas à l’abri de n’être qu’un effet de mode passager profitant d’un emballement journalistique. Son crédit serait plus dû à un contexte spécifique, l’ennui du classicisme rock, qu’à une réelle passion des amateurs. La techno bénéficierait ainsi surtout du besoin interne de la presse rock de renouveler épisodiquement ses sujets.

Notes
683.

Libération les considère ainsi « ‘fusill[és] par le grunge, la réaction country, le rap’ » en 1993. Dahan, Eric, "Guns N'Roses : ni flingue ni couronne", Libération, 13 juillet 1993, p32.

684.

L’année 1996 voit ainsi l’Angleterre « ‘condui[re] au rétroviseur depuis que la nostalgie a porté la brit pop sur le trône’ », au risque de rater l’émergence d’une authentique nouvelle scène techno-rock avec notamment Underworld.Blot, David, "New-Wave", Les Inrockuptibles 51, 3 avril 1996, p24-26.

685.

Ainsi que l’explicite le chapeau de l’article consacré aux Pixies en 1991 : « ‘rejeté au second plan par l’actualité (Jackson’ ‘, My Bloody Valentine’ ‘), le Pixies speedé 91, ’ ‘Trompe le monde’ ‘, toujours dans meilleures ventes ici et outre manche, mérite quand même sa critique. Que voici.’ » Renault, Gilles, "La trombe Pixies", Libération, 28 novembre 1991, p50.

686.

Beauvallet, JD, "Orage mécanique", Les Inrockuptibles 132, 24 décembre 1997, p88-92.

687.

Le disque de A Reminiscent Drive est rejeté sous prétexte qu’« ‘iI n'y a rien sur ’ ‘Ambrosia’ ‘ que l'on n'ait jamais entendu, rien qui soulève l'enthousiasme, la surprise, une émotion quelconque ’». Mais il est surtout l’occasion pour le journaliste de remarquer qu’« ‘il y a quelques années, ce disque aurait mérité d'être salué : en temps de disette, on aurait peut-être encore pu s'en contenter, mais c'est désormais impossible. II vient de sortir en quelques semaines quasiment autant de bons disques qu'au cours de toute l'année dernière. ’» Dupin, Jean-Baptiste, "A Reminiscent Drive, Ambrosia", Les Inrockuptibles 245, 30 mai 2000, p50.

688.

La rédaction, "Bilan 95", Rock&Folk 341, janvier 1996, p56-59.

689.

Ainsi la parution en fin 2000 d’une compilation du groupe Blur recueille l’ensemble des suffrages de la presse spécialisée, alors que celui-ci était déclaré perdant du duel avec Oasis dans les années brit-pop et perdu dans ses expérimentations hors de ce cadre. Face à l’accumulation de grandes chansons proposées, les journalistes se reposent alors la question : « ‘Blur serait-il un grand groupe ? ’» Le seul changement de contexte (« ‘On ne les entendait pas à cause du boucan que faisaient les frères Gallagher au fond de la classe mais, maintenant (…) ces derniers ont été virés de l'école ’») permet une réponse plus juste.Cuesta, Stan, "Blur, The Best Of", Rock&Folk 400, décembre 2000, p110.

690.

Bien qu’une lecture du passé soit tributaire du temps de son énonciation : si un disque est déclaré fondamental par les artistes du moment, il sera plus certainement présent dans les rétrospectives qu’un disque de qualité égale mais oublié.