6. Jeux d'influence

a. Batailles entre spécialistes

L’importance du débat

La concurrence entre journaux est l’une des fondations de la bonne compréhension du discours de la presse rock. Si le style général de ce genre de publication est vindicatif et aisément provocateur, c’est que les journalistes doivent se démarquer de leurs confrères tout en étant soumis à une même actualité et donc aux mêmes sujets. Les partis pris musicaux peuvent ainsi être expliqués en fonction du discours des autres rédactions. Pour exemple, Philippe Manœuvre est choisi par Rock&Folk pour tenir la seule interview française autorisée de Bob Dylan en 1991. Pour bien marquer la suprématie éditoriale qui en découle, le journaliste lance un pavé dans la mare en stigmatisant l’attitude de ses confrères qui vénèrent l’homme en dehors de toute contingence culturelle, « ‘qu'il fasse un disque avec Elton John et Guns N’Roses’ ‘ ou avec le fils de sa concierge à la batterie et Jacques Médecin au vibraphone’ ». Il accuse les journalistes de se jeter sur sa production comme si le sort du rock en dépendait. Il trouve même une insulte spécifique, « ‘dylanologue’ », pour ces journalistes qui se transforment en spécialistes déconnectés du monde réel 691 . Cette affaire des dylanologues 692 est exemplaire des rapports entre les différents titres de la presse spécialisée. Invectives et coups bas sont les principales adresses que se font les critiques entre eux : ils connaissent les avis concurrents mais ne les relèvent à leurs lecteurs que pour les critiquer 693 .

Une telle pratique est diversement apprécié par le lectorat. Il peut y avoir d’un côté le lecteur qui se déclare ‘«’ ‘ agacé par vos règlements de compte avec la rue Béranger (Libération) [et] la rue de Rivoli (Les Inrockuptibles) ’ ‘»’ ‘’ ‘ 694 ’ dans les pages de Technikart, et celui qui dans celle de Rock&Folk s’enthousiasme d’un journal ‘«’ ‘ où l'on peut, à loisir, s'insulter ou critiquer les critiques, les professionnels de la profession comme disait l'autre. (…) Enfin des avis un peu tranchés, des jugements sans nuances, de belles polémiques stériles. ’ ‘»’ ‘’ ‘ 695 ’ On remarque d’ailleurs que les raisons avancées pour les reproches et les encouragements sont identiques : la stérilité de tels affrontements, ce qui est en accord avec un des préceptes fondamentaux de l’identité du rock, l’importance de la futilité. Apparaissent alors deux typologies de lecteurs : ceux qui aiment ces joutes verbales, et ceux qui ne les comprennent pas. Ces derniers ne conçoivent la critique rock que comme guide d’achat objectif, et sont souvent déçus par cette affichage assumé de la pluralité d’opinions sur un même objet, tandis que les premiers sont surtout des amateurs de la presse rock pour elle-même, pour ses qualités d’écriture qu’ils pourraient presque séparer de la musique défendue. Comme l’avoue Bayon, chef du service musique de Libération, la mauvaise foi est ‘«’ ‘ un principe catégorique, la ligne de conduite. Une quête désespérée de la passion ’ ‘»’ ‘ 696 ’. Ainsi assumées, ces divergences avec l’objectivité journalistique sont transformées en qualités au sein des journaux spécialisés.

On ne peut restreindre cette pratique à la seule logique de concurrence économique (notre journal est le seul à détenir la vérité, il n’y qu’à relever les erreurs de nos confrères), puisque cette prise à parti des choix esthétiques exprimés peut aussi s’exprimer au sein d’une même rédaction. Rock&Folk connaît ainsi de si nombreux cas de journalistes critiquant le jugement d’autres membres de la rédaction 697 que le rédacteur en chef se voit obligé de s’en justifier auprès de ses lecteurs 698 . Le même journal recourt d’ailleurs souvent à ce qu’il appelle L’avis de la rédaction lorsqu’un disque important sort et est sujet à discussions : plusieurs journalistes sont alors conviés à donner leur avis sur l’objet, et c’est alors au lecteur de choisir (selon les affinités découvertes avec ces rédacteurs au long de la lecture du magazine – références partagées, style d’écriture) quels propos sont à privilégier. Les Inrockuptibles, malgré une unité de ton plus apparente que celle de Rock&Folk, n’hésitent pas à consacrer deux articles successifs au même disque, parce que celui-ci, «‘le nouvel album de Blur’ ‘, ’ ‘The Great Escape’ ‘, divise ’». Ses opposants s’expriment les premiers, mais le chapeau de l’article précise qu’y « ‘répondront les partisans de Blur dès la semaine prochaine’ » 699 Nous pouvons ainsi conclure que la pratique journalistique rock est avant tout une affaire de débats : lorsque des sujets importants se font jour, on n’hésite pas à intervenir sur la place publique pour défendre ses opinions esthétiques, que cela se produise dans les locaux de la même rédactions ou entre journaux concurrents.

Le débat est ainsi une notion essentielle du discours de la presse rock. Rock&Folk est celui qui a le plus saisi cette particularité éditoriale : il propose en 1997 (année charnière où l’explosion techno remet en question toutes les convictions établies sur le rock) une succession de débats thématiques au sein de la rédaction, sur l’état du rock français, du hard rock, sur l’intérêt d’écouter Jimi Hendrix à l’heure des samplers, etc. Si en août le rédacteur en chef se félicite de cette idée qui à l’air de plaire, les lecteurs finissent par se déclarer désarçonnés par ce processus inhabituel (une sorte de Masque et la Plume 700 rock), dans sa forme premièrement (la lecture en est souvent chaotique, sans structure, proche d’une succession de saillies obscures entre érudits). Manœuvre doit même s’en justifier dans un éditorial :

‘Certains lecteurs nous ont écrit au sujet (une fable !) du Grand Débat de R&F. Le débat, avec ses façons diverses de penser, de s'exprimer, de se rebeller contre les idées toutes faites nous semblait, à nous, un moyen tout à fait rock'n'roll d'aborder le nouveau millénaire. Certains ne comprennent pas et poussent des cris d'orfraie. "On m'a refilé une photocopie de votre débat sur Hendrix... une honte... II faut lui dire merci à Hendrix… pas poser de questions..." (…) Voilà pourquoi, ce mois-ci, nous avons décidé de faire une petite pause. (…) Si nous acceptons de refaire un débat, allez-vous admettre cette forme, unique, celle d'un direct où tout passe, y compris parfois des questions saugrenues, des réflexions extravagantes, une certaine violence tout à fait diabolique ? Tant que nous nous poserons des questions sur le rock'n'roll et ses héros, il sera vivant. 701

A terme, pourtant, la rubrique disparaît, de par la largeur des sujets débattus, mais peut-être aussi en raison du refus d’une grande partie du lectorat. Le débat consacré au hard rock et à sa dégénérescence est ainsi suivi d’invectives de la part de certains lecteurs qui poussent le rédacteur en chef à défendre le projet une dernière fois, mais le ton se fait plus las 702 . Dans les faits, le dernier vrai débat de rédaction (avec la présence de toutes les instances critiques du magazine) a eu lieu en mars 1998, autour de la présence féminine dans le rock, puis le principe est laissé de côté (ne suivront que quelques rares expériences plus timides, autour de sujets soumis à l’actualité revival tels Gainsbourg ou les années 80).

Notes
691.

« ‘Dylanologue. Aujourd'hui, ils s'en vantent, tous, les Bigot’ ‘, les Skorecki’ ‘, les Remond. Ils s'envoient des épîtres les uns aux autres par voie de presse. Le saviez-vous ? Bob n'avait jamais voulu qu'on sorte le remix de la face B semi-inédite du single paru seulement en Hollande et en 1967 ? Entre la sortie de l'album de Massive et du spasmodique Galliano, on a envie d'appeler ces gens à la décence’. » Manœuvre, Philippe, "Dylanalyse", Rock&Folk 286, juin 1991, p46-51.

692.

Qui connaît une suite avec un droit de réponse publié de Louis Skorecki (de Libération) dans Rock&Folk.

693.

En février 1995, Rock&Folk se défend face à une attaque de Libération sur ses choix de fins d’année (« ‘Une phrase d'une douzaine de mots, pas plus, visait dans l'édition de ’ ‘Libération’ ‘ du samedi 17 décembre le choix quasi-sacré des rédacteurs de ’ ‘Rock&Folk’ ‘, je vous la livre pour ce qu'elle vaut, telle que, recopiée en bas de la page 39 de l'estimable quotidien : "L'album ’ ‘Doggystyle’ ‘, donné disque de l'année par certains confrères, est paru en 1993".’ ») en expliquant son choix avec force arguments (le disque était sorti à la fin du mois de décembre, donc en 1993 mais trop tard pour apparaître dans les bilans de l’année).Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 330, février 1995, p8.

694.

Courrier des lecteurs, "Cher Technikart", Technikart 21, avril 1998, p7.

695.

Courrier des lecteurs, "Renaissance", Rock&Folk 304, décembre 1992, p98.

696.

Sabatier, Benoît, "Libérez Bayon ! ", Technikart 70, mars 2003, p48-52.

697.

Patrick Eudeline a par exemple consacré en mars 2000 sa rubrique La vie en rock à une réévaluation du disque de Lafayette parce que celui-ci avait été ‘« égratigné dans les chroniques du mois dernier’ » du même Rock&Folk. Eudeline, Patrick, "Lafayette, La vie en rock", Rock&Folk 391, février 2000, p36-37.

698.

« ‘Il est apparu à de perspicaces lectrices que, d'un article à une chronique de disque, parfois les avis des rédacteurs dans un même numéro divergent. Grande, énorme question. Qui croire ? Alexis Bernier’ ‘ qui trouve le dernier Tom Waits’ ‘ excellent ou Nicolas Ungemuth qui, dans le même numéro, semble déçu ? Juste cette mise au point: ’ ‘Rock&Folk ’ ‘n'est pas le journal d'une Pensée Unique définie par un rédac' chef omniscient en conférence de rédaction. Essayant de laisser se développer des rock-critics à sensibilité d'écrivain, nous ne pouvons que conseiller à nos charmantes lectrices de se laisser emporter par le style, le ton, la bravoure de journalistes qui tentent d'expliquer dans ces colonnes la couleur du blues, la froideur du metal ou la virulence du hardcore. ’» In Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 382, juin 1999, p3.

699.

Robert, Richard, "La grande illusion", Les Inrockuptibles 22, 6 septembre 1995, p32-34.

700.

Emission radiophonique référentielle de débats entre critiques littéraires.

701.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 363, novembre 1997, p9.

702.

« Depuis trop longtemps, chaque fois qu’une approche du metal est tentée dans la presse ou à la télévision, on assiste à la même levée de boucliers rouillés. Le metal cessera de mourir, monsieur, le jour où ses fans retrouveront la force de rire aux égratignures de ses contempteurs. » Manœuvre, Philippe, "Seven" (Réponse au Courrier des lecteurs), Rock&Folk 368, avril 1998, p107.