Les influences entre les journaux

Les rapports existant entre les différents titres de presse ne se font pas sous le seul angle de la concurrence : des influences reconnues ou non qui se font jour entre les différentes rédactions. De nombreux exemples de jeux d’influences entre les journaux, de réponses d’une rédaction à l’autre, peuvent ainsi être relevés 703 . L’engouement d’une des publications spécialisées sur un artiste provoque souvent un écho chez ses concurrents, revendiqué ou non comme tel. L’exemple précité soumet l’idée d’une hiérarchie éditoriale en faveur de Libération : ce qui lui semble digne d’intérêt le devient a priori pour tous. En effet, Libération, fort de sa réputation acquise lors des années 80 (il est alors le journal de référence en matière de culture), se permet tout au long de la décennie d’épingler ses confrères lorsque ceux-ci font preuve de jugements hâtifs.

Rock&Folk par exemple s’enflamme en juillet 2000 pour le groupe Dandy Warhols 704  : Ce trop plein d’enthousiasme est vite refroidie par un article du quotidien qui démarre par ‘«’ ‘ Une vénérable institution de la presse rock française titrait récemment : Les Dandy Warhols, le groupe que nous attendions tous. ’ ‘»’. S’il reconnaît au groupe quelques qualités 705 , le journaliste profite surtout de l’occasion pour se moquer de la concurrence, épinglant son emploi immodéré de la grandiloquence ‘(’ ‘«’ ‘ Le dernier grand disque de rock classique, comme ils disent. ’ ‘»’ 706 ). Présenter une opinion tranchée est susceptible d’attirer une réaction (souvent négative, sinon les propos originaux ne sont pas relevés) du reste de la profession.

Il est en effet un point primordial à relever dans la critique rock : le rejet de l’unanimité. Les journalistes restent toujours circonspects face à l’unanimisme positif 707  : considéré comme culture de masse qui aide l’individu à se définir, le disque rock ne peut être consensuel, aimable par tous 708 . Lorsqu’un artiste accède à la reconnaissance générale, il n’est plus appréhendé comme artiste, mais comme « ‘phénomène ’» 709 , marque que l’unanimité ne fait pas partie des valeurs rock.

Mais il est rare qu’une telle unanimité tienne longtemps : le journaliste rock est trop attaché à la notion de personnalité pour sacrifier à celle de groupe. Le cas d’Eminem est en ce sens éclairant. L’ensemble de la critique s’accorde à ne trouver en lui que des qualités rock. Malgré ses prises de positions critiquées 710 , sa provocation recueille les suffrages du rock 711 . Un article de Nick Kent dans Les Inrockuptibles se propose de faire le tour de la presse musicale internationale et n’y relève que des propos positifs 712 .

L’unanimité énoncée est telle que Rock&Folk révèle qu’un débat télévisé autour du phénomène ne peut s’organiser en raison de l’impossibilité de trouver un avis professionnel négatif sur le personnage. Il n’en faut évidemment pas plus pour qu’un discours contraire s’exprime, Philippe Manœuvre s’empressant de relever que Eminem, en plus « ‘de ses textes bouffons, de sa provoc toc ’», veut se faire passer pour un « ‘artiste maudit, mal-aimé ou incompris ’», alors qu’il vend ses disques par millions. Ce jugement pourrait être considéré comme l’expression d’un goût personnel, mais il s’exprime dans le contexte particulier de l’unanimité dénoncée, où le journaliste en question se déclare ‘«’ ‘ bien décidé à [se] faire [sa] propre idée du phénomène ’ ‘»’ ‘ 713 ’, idée que l’on peut supposer prédéterminée par une volonté de se différencier.

Si de tels cas d’unanimité revendiquée sont rares, ils sont cependant révélateurs du caractère normatif de la critique rock. Tous les titres de presse se retrouvent au minimum sur l’attention portée aux mêmes artistes, à l’actualité musicale dictée par ces derniers et leurs maisons de disques. Et il suffit qu’un critique influent donne un avis positif sur un disque pour que celui-ci fasse l’objet d’une attention accrue de ses concurrents : qu’elle soit positive ou négative, leur opinion sur le disque en question doit être énoncée. Si parler de mouvements communs au sein de la critique rock est un peu exagéré, on ne peut que reconnaître le fait qu’un certain esprit de groupe règne en ses rangs. On pourrait presque parler de mouvements de mode, mouvements à suivre en ordre dispersé mais en ordre quand même.

Notes
703.

Lorsque Rock&Folk consacre une chronique au disque de Ringo Starr en juillet 1992, il reconnaît explicitement que celle-ci est en grande partie due à l’article dithyrambique qui lui a été consacré dans Libération le 25 mai 1992, les précédentes production de l’ex-Beatles n’ayant précédemment fait l’objet que de peu d’attention.

704.

« ‘Ces gens-là ont ce qu’il faut (talent pur, intelligence, attitude, lucidité froide) pour marquer l’histoire du rock. Ils vont le faire. On compte sur eux.’ » Angevin, David, "Dandy Warhols", Rock&Folk 395, juillet 2000, p58-67.

705.

Il est « ‘responsable de ce qu’on a entendu de plus sexy ces derniers temps dans le genre guitare et blue-jeans’ ».

706.

Bernier, Alexis, "Dandys on the rock", Libération, 11 septembre 2000, p36.

707.

Alors qu’il est par contre fréquent qu’un artiste fasse l’unanimité contre lui.

708.

Ce qui fait que lorsque le cas se présente, il est interrogé en tant que tel, comme l’explicite un article des Inrockuptibles qui demande « ‘par quel miracle oasis fait-il l’unanimité ?’ »

709.

Tellier, Emmanuel, "L’année du dragon", Les Inrockuptibles 60, novembre 1994, p36-38.

710.

« ‘Misogyne, homophobe, brutal, castré de toute conscience. Et effectivement, cet Eminem’ ‘ est une raclure’ ». (et suivants) Kent, Nick, "Mean Streets", Les Inrockuptibles 275, 30 janvier 2001, p31.

711.

Qui y reconnaît « ‘la voix blanche pâle la plus déterminante depuis Bruce Springsteen’ ‘ ou, surtout, Kurt Cobain’ ‘ ’», un « ‘authentique et déterminant chroniqueur du néant des faubourgs américains, pur produit de son sordide environnement’ ».

712.

Le New Musical Express estime notamment que Eminem « ‘est devenu simultanément l'idole des jeunes, un antihéros pour deux générations (de 10 à 40 ans) et le premier musicien à abolir les frontières entre pop, rap et rock’n’roll pour créer sa propre catégorie. En bref, Eminem est l’Elvis’ ‘ du XXIe siècle’ »).

713.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 403, mars 2001, p4.