Une presse d'opinion, pas d'information

Le journalisme rock peut donc être dénoncé comme suiveur de mode (même s’il désamorce cette critique par une conscience de cette limite, qui le pousse même jusqu’à s’en excuser de temps en temps). Ainsi, les choix que font épisodiquement ces journaux sont plus souvent révélateurs d’une logique éditoriale – réagir à l’actualité culturelle – que de leur identité esthétique propre. Le lecteur est alors obligé d’attendre les traditionnels classements de fin d’année pour se faire une image juste des réelles préférences des rédacteurs, lorsque ceux-ci, débarrassés de la nécessité de s’inscrire dans un mouvement, dans le sens de l’histoire, peuvent pleinement prendre en compte leurs préférences personnelles. L’éditorial de Bayon, chef du service musique de Libération, à l’occasion du bilan de fin d’année 1998, est en ce sens exemplaire, décrivant le non-dit de tous les choix précédents

‘Finalement, les volumes réunis dans nos quatre pages de sélection de Noël rituelle devraient être, plutôt que les plus beaux ou novateurs, simplement les plus fidèles. Ceux qui nous ont résisté. Une fois tout oublié, parmi tant d'appelés plus ou moins spectaculaires de l'année écoulée, événements et messies, les élus discrets, auxquels on s'est lié coûte que coûte et auxquels l'on se doit. Nos copains. Voici un éventail de disques de chevet (…). Tant mieux si au surplus ils sont emblématiques. De la saison qui s'achève ou d'une tendance quelconque, qui s'épuise ou pointe. Sinon tant pis. (…) Retiendra-t-on un nom de cette sélection d'ici 2001? En attendant, place aux nouveautés. On est déjà l'année prochaine. 714

Notons d’ailleurs que si parfois est indiqué un classement des meilleurs disques de l’année choisis par la rédaction, la plupart du temps n’est délivrée au lecteur qu’une succession de listes, une par chroniqueur à titre personnel.

La nature même de l’exercice du bilan amène à pratiquer l’autocritique. Le même Bayon n’hésite pas à reconnaître, deux ans avant le texte précédent, que ‘«’ ‘ pour un ou deux partis pris pertinents, que de surestimations ’ ‘»’ ‘’ ‘ 715 ’ sont avancées lors d’une année musicale. Mais surtout il avoue que ce retour sur les choix critiques en apprend plus sur l’identité éditoriale du journal en question que sur la musique produite ces douze derniers mois. 716

Cette inconsistance revendiquée pourrait agacer les autres acteurs du milieu musical, auteurs et public. D’autant qu’à la même époque apparaît une controverse dans le monde du cinéma français autour du rôle de la critique spécialisée. Le réalisateur Patrice Leconte déclenche la polémique avec une lettre dénonçant un prétendu acharnement de la presse intellectuelle contre le cinéma populaire français. 717 Il proteste notamment contre « ‘une critique qui fonctionne sur les a priori et la mauvaise foi ’». Les arguments qu’il avance ne peuvent que faire penser à la forme souvent prise par la critique rock, voire à des détails qui relèveraient pour cette dernière de la bonne conduite critique : le lecteur assidu de cette presse a déjà lu des sentences condamnées par le réalisateur 718 , et les insultes qui sont assenées peuvent être prises comme des compliments selon les valeurs rock 719 .

Evidemment, l’affaire a des échos dans la presse étudiée ici, puisque trois des quatre titres principaux sont des magazines consacrés à l’actualité culturelle en son ensemble – et donc aussi au cinéma. Mais c’est dans le seul titre purement musical qu’est abordé cette problématique directement appliquée à la critique rock. En décembre 1999, soit deux mois après le début de l’affaire, Rock&Folk publie dans son courrier des lecteurs une lettre qui s’indigne d’une critique féroce du dernier disque de Prince (qui a mal négocié le passage au années 90) et dénonce une confusion entre ‘«’ ‘ critique et lynchage gratuit travesti en avis autorisé, au risque de perdre votre crédibilité et donc des lecteurs. ’ ‘»’ Son argumentation rejoint celle des cinéastes français 720 . La rédaction clôt immédiatement l’affaire en une réponse directe : ‘«’ ‘ II est clair, chers amis, que vous semblez vouloir mettre les critiques rock dans le sac des critiques cinéma actuellement sous le feu des réalisateurs mineurs. C'est un peu rapide. Nos critiques ne sont pas des attaques de personnes. Alain Orlandini’ ‘ [le chroniqueur incriminé dans la lettre] souffre de ne pas aimer le nouveau Prince’ ‘. (…) ’ ‘»’. Il ne sera plus fait état de remise en cause du système d’écriture de la critique rock. Il faut dire qu’une mise au point avait déjà été imprimée trois ans auparavant sur le rôle de la presse dans l’état de santé du rock :

‘La musique crève, la musique est en train de disparaître (…) : tout le monde est en cause. Nous la presse, coupables d'avoir été trop de fois trop sympas avec un tas de trucs auxquels (comme vous) nous avions envie de croire mais qui, à l'usage se révèlent inutiles, redondants et factices. Alors ? Faut-il rétablir dans nos colonnes le terrorisme critique à la Lester Bangs, sur le mode tout artiste est présupposé coupable (d'avoir fait un disque), passons-le à tabac, les lecteurs jugeront, la postérité y gagnera ? 721

La musique rock ne peut regagner de sa vitalité que par la qualité (alors que l’époque est à la quantité). Le rôle de la presse est donc de trier parmi les œuvres proposées les seules capables de créer l’excitation, quelles que soient les sensibilités heurtées par les refus afférents. Enfin, comme l’explicite la référence à Lester Bangs, le système d’écriture de la presse rock ne saurait être remis en cause, puisque cette acidité est constituante de son identité.

Les journaux rock se présentent non pas comme de simples catalogues de l’actualité musicale, mais comme des guides subjectifs proposés à l’amateur. On remarque d’ailleurs à la lecture simultanée que certains disques chroniqués dans Les Inrockuptibles ne le sont pas dans Rock&Folk, que d’autres sont mis en avant par Libération et passés sous silence dans Technikart. Aucun de ces journaux ne prétend à l’exhaustivité. Nous sommes face à une presse d’opinion, et non pas d’information.

Ce fait n’est pas imputable à la seule étendue de l’offre discographique mensuelle, mais bien à des choix rédactionnels établis. Un disque ne possède pas de valeur objective, seules sont possibles les évaluations personnelles. Pareillement, un même événement peut être sujet à diverses interprétations. Nous ne citerons qu’un seul exemple, encore une fois autour du cas de Bob Dylan, et de la célébration de ses trente ans de carrières. Le concert organisé en son hommage fut troublé par les huées du public face à la chanteuse irlandaise Sinead O’Connor. Libération relata l’affaire comme une réaction du public américain face à ses prises de position (elle avait récemment déchiré une photo du Pape à la télévision, et critiqué les hommes politiques américains), et l’interpréta comme un signe de la fin des idéaux hippies face au conformisme quadragénaire (les admirateurs du protest-singer des années 60 « ‘lynchant’ »‘«’ ‘ la plus controversée (localement) des rock-stars actuelles ’ ‘»’). 722 Rock&Folk relaya l’histoire différemment : pour son journaliste, les sifflets du public furent surtout effectués ‘«’ ‘ tout à fait gentiment, sur un mode mineur, plus potache qu'autre chose, genre non, pitié, pas elle, pas ce soir ! ’ ‘»’. Surtout, s’il fallait trouver une raison à cette confrontation avec le public de New York, elle serait principalement due au fait que la chanteuse irlandaise aurait déclaré que « ‘la culture américaine n'existe pas’ . » 723 . La comparaison de ces deux comptes-rendus de la même soirée amoncelle les divergences d’interprétations (pour Libération, la chanteuse a « ‘quitt(é) la scène (…) soutenue par (le chanteur Kris) Kristofferson’ », alors que Rock&Folk juge que ce dernier a dû « ‘la traîner hors de scène’ ») et confirme que la presse rock propose une information avant tout subjective, voire partisane. Mais l’objectivité n’est pas le critère premier de la critique culturelle : les lecteurs savent qu’ils ne peuvent espérer trouver un avis proche de l’objectif qu’en cumulant et comparant une pluralité d’avis subjectifs.

Depuis la fin de la contre-culture qui a instauré la prédominance de l’esthétique dans le rock, les journalistes se mettent en scène dans leurs articles. Ils se réfèrent ouvertement à l’avis de leurs confrères, se moquent de leur choix ou les invectivent. Le risque d’une telle pratique serait de sombrer dans le débat de spécialistes, apparemment oublieux de la présence d’un lectorat. Mais il semble que ce soit au contraire ces élucubrations internes au milieu journalistique qui plaisent à une partie des lecteurs. Ces joutes verbales sont autant de signes adressés au lecteur qui n’achète pas tant cette presse pour être informé de l’actualité musicale que pour le plaisir de sa lecture.

Notes
714.

Bayon, "N’oublie pas mon petit CD…", Libération, 12 décembre 1998, p33.

715.

(et suivants) Bayon, "Quelques disques de 1996", Libération, 14 décembre 1996, p33.

716.

Il parle d’ « ‘une feuille de maladie des pages ’ ‘Musique’ ».

717.

« ‘Chers amis, Depuis quelque temps, je suis effaré de l'attitude de la critique vis-à-vis du cinéma français. (…) Je lis simplement ce qui s'écrit ici ou là sur nos films. Certains papiers, qui ressemblent à autant d'assassinats prémédités, me font froid dans le dos, comme si leurs auteurs s'étaient donnés le mot pour tuer le cinéma français commercial, populaire, grand public.(…)’ ». Il avoue dans un entretien à Libération ‘« avoir souvent dit à mes attachés de presse: Vous n'invitez pas ’ ‘Libé’ ‘, ni ’ ‘Le Monde ’ ‘ni ’ ‘Télérama’  », mais surtout révèle les dessous économiques de cette prise de position : « ‘A l'heure où on ne cesse de parler de la chute des parts de marché du cinéma français, cet acharnement me semble intolérable, vraiment inadmissible’. » (et suivants) Séguret, Olivier, "Leconte aux critiques : stop la violence", Libération, 25 octobre 1999, p36-37.

718.

« ‘On ne peut pas décréter qu'un auteur ne fera que des merdes toute sa vie quoi qu'il arrive’ », par exemple.

719.

« ‘On a le sentiment d'avoir affaire à des gens qui se comportent comme des loubards.’ », or tout ce qui touche à une mythologie de la rue est apprécié selon les critères rock.

720.

Le chroniqueur a le droit de ne pas aimer une œuvre, mais sans méchanceté et avec des raisons objectives (« ‘Ce qui est gênant ce n'est pas que le dernier Prince’ ‘ vous plaise ou non, après tout c'est votre droit, mais c'est qu'il le fasse pour des motifs d'une sidérante versatilité...’ »). Ce lecteur en profite pour dénoncer l’ensemble des chroniqueurs rock (« ‘On se croirait chez les Afghans des ’ ‘Inrockuptibles’ ‘, chez les intégristes intellogauchistes de ’ ‘Libération’ ‘, voire chez les terroristes à quatre clefs de sol de ’ ‘Télérama’ ‘. Pitié, assez d'ayatollahs débiles dans nos kiosques à journaux. ’»). (et suivants) Courrier des lecteurs, "Enervés", Rock&Folk 389, décembre 1999, p8-9.

721.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 346, juin 1996, p11.

722.

Loupien, Serge, "Bob anniversaire", Libération, 19 octobre 1992, p38-39.

723.

Ce à quoi le chroniqueur rétorque « ‘On veut bien croire qu'elle le pense sincèrement, mais alors, pourquoi rendre hommage à Bob Dylan’ ‘ ?!’ ». Manœuvre, Philippe, "Réveillon chez Bob ! ", Rock&Folk 304, décembre 1992, p31-33.