Le lecteur de la presse rock hexagonale pourrait s’étonner de l’omniprésence des références aux journaux spécialisés anglais. Cela peut se comprendre pour de pures raisons économiques (il faut prendre en compte l’avis des autres spécialistes sans leur faire de la publicité : en citant des journaux non disponibles sur le marché français, on ne risque pas une fuite du lectorat trop importante). Mais ceci est aussi dû au fait que la presse anglaise présente un mode de publication différent de l’exemple français. Les deux grandes références du genre (le New Musical Express – le NME – et le Melody Maker, qui disparaît en fin de décennie) sont des hebdomadaires, alors que les titres français sont essentiellement mensuels (les contre-exemples que sont Libération et les Inrockuptibles s’expliquent par leur ouverture éditoriale : un quotidien généraliste et un hebdomadaire pluriculturel). Les deux titres anglais sont eux exclusivement consacrés à la musique rock : il leur faut dès lors arriver à fournir quatre fois plus de sujets que leurs confrères francophones sur une même période. C’est pourquoi ces magazines anglais privilégient une actualité renouvelée rapidement, si besoin est en la créant de toute pièce, au sein de laquelle les journalistes français viennent chercher les dernières nouvelles et tendances. Pour une critique avide de nouveauté, d’expériences, la presse anglaise est une mine d’informations, de sujets d’articles possibles. Cette réactivité à l’actualité a un coût : elle fait moins de place à l’histoire de la musique comme en fait preuve la presse française, laissant des mensuels spécialisés investir le marché du classic rock avec des titres récents comme Mojo ou Uncut (alors que le NME est apparu en 1952 et le Melody Maker en… 1926 !).
Ceci mis à part, la capacité de la presse anglaise à découvrir les jeunes talents est indéniable. L’exemple en est donné avec la french touch, dont les fers de lance ont tous été découverts depuis la Grande Bretagne 724 : Daft Punk, Laurent Garnier, Etienne de Crecy… 725 C’est en effet via l’écho des journaux anglais que l’ensemble de la critique française – c’est-à-dire les non-spécialistes en musique électronique – découvre la qualité de cette scène, car ceux-ci ont ‘«’ ‘ tout de suite pris le phénomène très au sérieux ’ ‘»’ ‘ 726 ’. La réactivité, telle est la grande force des journaux anglais. 727 Les chroniqueurs français ne peuvent que porter attention aux goûts énoncés outre-Manche (ne serait-ce qu’en raison de la culture musicale du pays). Parler de l’actualité du rock revient à répercuter les découvertes des publications anglaises, et la connaissance des propos de celles-ci est reconnue comme nécessaire pour espérer comprendre le rock actuel 728 . De même, lorsqu’un jeune groupe arrive en France après avoir conquis l’Angleterre, il est accueilli avec les honneurs 729 .
Pour autant, cette suprématie apparente de la presse anglaise n’est pas sans dysfonctionnement. Si la reconnaissance de la part de la presse anglaise assure à un jeune groupe une renommée internationale, cette dernière n’est pas non plus immaculée. La presse anglaise est un système, et comme tout système elle peut être démontée et critiquée. Les membres du groupe versaillais Air s’en font l’écho : ‘«’ ‘ Le revers de la médaille c'est que les Anglais brisent aussi vite qu'ils encensent ’ ‘»’ ‘ 730 ’.
Cf. Partie I, Chapitre 2, Point b.
Le groupe Air, par exemple, a été repéré deux ans avant son explosion mondiale par un simple morceau sur une compilation, puis a été deux fois « single of the week » dans le NME. Un de ses membres reconnaît « ‘que c'est la presse qui nous a faits. Les Anglais ont monté le truc en épingle et la maison de disques a suivi.’ »Soligny, Jérôme, "Air, ces merveilleux fous volants", Rock&Folk 367, mars 1998, p54-57.
Propos de Dan Stacey, rédacteur musical du mensuel SleazeNation. Perron, Séverine, "Frenchy but chic", Technikart hors-série 4, janvier 2001, p42-43.
Au point de pouvoir s’enthousiasmer pour des groupes qui, comme Elastica en 1994, « ‘sont déjà la coqueluche anglaise de saison’ » sans avoir sorti le moindre album. Barbarian, "Le cas Elastica", Libération, 18 avril 1994, p48.
Lorsqu’en 2000 les acteurs principaux du rock américain (les Red Hot Chili Peppers notamment) pleurent la disparition de leur musique au profit du rap et des boys bands, le journaliste Nick Kent leur conseille dans Libération de lire le New Musical Express pour qu’ils se tiennent au courant de la vitalité de la scène rock de son pays. Kent, Nick, "Metal lame de son", Libération, 2 février 2001, p38-39.
Les débuts hexagonaux de Coldplay, par exemple, pourtant peu connus en France, ont eu lieu en tant que tête d’affiche du festival des Inrockuptibles, grâce à leur reconnaissance anglaise (un demi million de ventes en Grande-Bretagne). Renault, Gilles, "Coldplay à chaud", Libération, 10 novembre 2000, p43.
Soligny, Jérôme, "Air, ces merveilleux fous volants", Rock&Folk 367, mars 1998, p54-57.