Système et dénonciation de cette presse

L’une des premières capacités de cette presse est de créer de véritables phénomènes musicaux en peu de temps. L’exemple en est donné avec le groupe brit pop Oasis qui est devenu une star internationale en un an. Un article de Libération révèle les intrications de cette accès à la gloire : la presse musicale anglaise a pour habitude de chercher des « nouveaux Beatles » dans la masse des jeunes groupes émergeant. Le journaliste Paul Mathur, découvreur du groupe, reconnaît ainsi que lui et ses confrères veulent ‘«’ ‘ toujours être les premiers à s'emballer, [car] la nouveauté fait vendre, la compétition est intense. Le NME et le Melody Maker, les deux hebdomadaires qui donnent le ton, font partie du même groupe de publication et ne sont séparés que d'un étage: on se jalouse, on s'espionne. ’ ‘»’ Les maisons de disques essayent de ‘«’ ‘ profiter au mieux de cette concurrence et du mouvement perpétuel qui l'anime. ’ ‘»’ Conséquence : des connivences se créent entre les deux parties.

Paul Mathur a eu l’opportunité de la découverte du groupe Oasis grâce aux bonnes volontés de leur maison de disque : cette dernière l’a choisi en raison de sa personnalité 731 , lui a présenté le groupe en exclusivité et lui a demandé de ne pas en parler le temps de quelques rodages 732 , pour que son nom apparaisse dans les meilleures conditions. Car les exemples d’artistes brisés par un enthousiasme journalistique trop rapide sont légion : une pression énorme est mise sur ces « groupes du futur » avant qu’ils n’aient le temps de confirmer sur disque, au point que ‘«’ ‘ nombre de groupes font appel à une agence de relations publiques pour contrôler la frénésie médiatique et amortir l'inconfort de la gloire ’ ‘»’. Pourtant, malgré ces risques, l’obtention d’une couverture d’un hebdomadaire ne se refuse pas. La difficulté reste de savoir qui contrôle le phénomène : les journaux en question, les maisons de disques ? Les échanges d’une exclusivité contre une couverture 733 sont pratique courante dans le rock britannique. Tout le monde semble y gagner, excepté certains artistes. 734

Car si l’une des grandes forces de la presse anglaise est de pouvoir créer des phénomènes musicaux quasiment ex nihilo en s’enthousiasmant sur de parfaits inconnus, une autre de ses capacités indiscutables est celle de défaire les réputations qu’elle a construites. Un article de Rock&Folk fait le bilan de ces pratiques à l’occasion de la sortie du deuxième album du groupe anglais Suede, dont le premier opus avait été encensé par les journaux britanniques mais le deuxième risquait d’être a priori quelque peu malmené par les mêmes. Le journaliste français relève que si ‘«’ ‘ l’un des deux préceptes adoptés par nos confrères britanniques [est] ’ ‘"’ ‘Faire’ ‘"’ ‘, [soit] sortir un groupe de l'ombre, l'exposer sur la place publique, noircir des pages pour les transformer en véritables panégyriques ’ ‘»’ ‘, le deuxième est ’ ‘«’ ‘ ’ ‘"’ ‘Défaire’ ‘"’ ‘, [soit] s’amuser à torpiller un groupe que l'on a pourtant défendu bec et ongles, présenté comme la huitième merveille du monde’ » 735 . Il cite l’exemple du groupe des Stone Roses, présentés en 1989 comme le prochain « ‘plus gros groupe de la planète’ » mais considérés deux ans plus tard comme « ‘oubliés’ » 736 , et explique ce phénomène par la logique économique. Il rapporte les propos de Neil Spencer, ancien rédacteur du NME : ‘«’ ‘ Les journaux sont constamment obligés de présenter quelque chose d'excitant pour intéresser le public. Ils se doivent de devancer les modes. Or, en Angleterre, les styles changent très souvent, parfois deux fois par an. Et le public a besoin d'un mouvement, d'une nouveauté à laquelle il veut s'identifier. ’ ‘»’ Ce public en question est surtout celui qui compose le lectorat de cette presse (100 000 lecteurs pour le NME et 80 000 pour le Melody Maker en 1994), et ce phénomène semble surtout exister pour satisfaire cette économie précise plus que la musique elle-même 737 . Revenant au cas de Suede, l’article de Rock&Folk rappelle la couverture médiatique dont a fait objet à l’origine le groupe et en explique la réussite commerciale 738 . Mais il lui prédit aussi un « ‘traditionnel retour de bâton aux alentours de Noël’ », de « ‘nouvelles coqueluches’ » devant apparaître d’ici là aux yeux de la presse britannique. La presse anglaise jouit ainsi certes d’une notoriété internationale – elle est à l’origine de la majorité des découvertes musicales – mais pâtit aussi de la connaissance de son fonctionnement interne – et de ses limites face à la réalité du marché discographique international.

En effet, une gloire locale ne suffit pas aux groupes anglais : il leur faut conquérir le monde, et en premier lieu les Etats-Unis, pour que leur soit reconnu le statut de grand groupe, sur le modèle indépassable des dinosaures des années 60-70 (Beatles, Rolling Stones, Led Zeppelin, Pink Floyd). Or l’Amérique est moins sensible que les journalistes anglais aux charmes de leurs groupes du moment (charme qui se réduit souvent à de l’arrogance). Elle demande surtout aux jeunes groupes la capacité à savoir gérer une longue tournée (de par l’immensité du territoire) pour asseoir leur réputation nationale, alors que ceux-ci ont souvent accédé au statut de star sans avoir eu le temps – via l’engouement de la presse anglaise – de se roder sur scène et sur disque. 739 C’est la raison pour laquelle Oasis est tellement fêté en Grande Bretagne : il est l’un des rares groupes dont l’emballement critique local a été suivi au niveau des chiffres. 740

Une des difficultés qui s’imposent aux groupes anglais avides de plaire sur de nouveaux territoires est de dépasser la suspicion toujours présente de n’être qu’un coup éditorial de la part de la presse anglaise. Les journalistes français, à l’instar de leur collègues américains, ont appris à se méfier des découvertes britanniques. L’arrivée sur la scène médiatique du groupe The Verve en 1997, pile au moment où les précédents « chouchous des médias », Oasis, donnent des signes d’essoufflement, arrange bien les affaires des journaux musicaux anglais 741 . Certes leur dernière production discographique est de qualité, mais leur reconnaissance provient surtout de leur rapport aux médias : couverture de l’influent mensuel The Face, puis couverture exigée pour toute interview, singles qui montent dans les charts, et surtout charisme et déclarations fracassantes du leader. Le groupe a donc surtout le mérite de proposer à une presse précisément « ‘en manque de ralliement massif’» des sujets d’articles pour un certain laps de temps, avant qu’un autre groupe n’apparaisse. En ce sens, la montée en épingle du groupe est relevée, hors de toute considération qualitative quant à sa musique, comme ‘«’ ‘ le reflet évident du syndrome qui veut que le succès dure un temps limité, que l'alternance est inéluctable ’ ‘»’ dans le milieu du rock anglais. 742

Si les journaux français suivent les soubresauts des magazines anglais, ils font part de leur défiance à leurs lecteurs. Nombre d’articles précisent comme autant de mises en garde que tel groupe est la « ‘dernière invention du groupe ’ ‘NME-Melody Maker’  » 743 . L’argument du soutien de la presse anglaise a ainsi tendance à créer l’effet inverse à celui désiré, les chroniqueurs français prenant toutes les précautions possibles face à ce qui est toujours suspecté de n’être que des coups médiatiques 744 . Cette défiance du monde rock face aux mécanismes de la presse anglaise finit ainsi par se répercuter sur les artistes anglais eux-mêmes 745 .

Le soutien de la presse anglaise, s’il sert de tremplin, peut ainsi se révéler être un piège. Mais un piège qui, à force de s’être enclenché, est connu de tous. Des groupes peuvent refuser de rentrer dans le jeu de ces parutions, dans leur course à l’actualité pour espérer accéder à une dimension plus intemporelle de la musique : les Américains de Mercury Rev se sont par exemple volontairement retirés du circuit rock et de l’attention des magazines pour composer, afin de ne pas être influencés par les diktats de la mode du moment. 746 Le disque se retrouvera en tête des listes lors du classement de fin d’année du NME. Le journalisme anglais se révèle ainsi être le modèle extrême de la presse musicale française : de par l’importance de ses choix et son influence, bien sûr, mais aussi par son rapport aux artistes et à l’actualité. Un effet de mode ne peut être nié au sein de cette profession, notamment en raison de la concurrence économique qui existe entre les différents titres. Et face à ces impératifs, le sort de l’artiste apparaît secondaire. Il peut être encensé un jour pour être descendu en flamme le lendemain si le contexte change. 747 Une rédaction doit prouver sa vitalité et marquer son identité avant toute autre considération.

Le rock a toujours été une affaire anglo-saxonne. Cela n’est pas le seul fait des artistes mais aussi de la presse spécialisée, dont la branche anglaise apparaît comme le principal prescripteur des modes et tendances musicales mondiales. Son fonctionnement éditorial, basé sur l’alternance renouvelée de l’élévation d’un groupe inconnu et de sa descente en flamme, peut ainsi être comme en partie responsable de la capacité de sa scène nationale à se développer et à se renouveler très rapidement. Si la presse française se réfère souvent à l’avis de sa confrère britannique, souvent pour s’en moquer, mais plus souvent encore pour suivre ses découvertes, c’est parce que ces découvertes musicales sont l’enjeu principal de la concurrence entre les divers titres spécialisés.

Notes
731.

« ‘Parce que c'est un personnage, dit Johnny Hopkins [manager du groupe]. Un des derniers à vivre le rock dans ses excès, un flambeur, un marginal, il ne fait pas partie de l'establishment C’était important que quelqu'un comme ça parle du groupe en premier, pour qu’Oasis’ ‘ ne soit pas perçu trop tôt comme faisant partie du système.’ » (et suivant) Rigoulet, Laurent, "Oasis, le passé décortiqué du « futur du rock’n’roll » ", Libération, 2 novembre 1994, p36-37.

732.

« ‘La presse à un appétit insatiable, dit le manager d'Oasis’ ‘ (…). Ils ne laissent plus aux groupes le temps de se développer. Il faut maintenant être prêt à affronter la gloire du jour au lendemain. Parfois sans avoir même eu le temps de se faire un public. C'est comme ça qu'on reste sur le carreau. Des groupes comme Elastica’ ‘, qui sera la "marotte" de l’hiver prochain, sont très vulnérables parce qu'ils ont été créés par la presse. Nous voulions nous protéger de ça et nous avons multiplié les concerts en Angleterre avant qu'on se mette à parler de nous.’ »

733.

« ‘Une couverture peut faire augmenter les ventes d'un disque de 15 000 exemplaires’ ». Basterra, Christophe, "La grande lessive", Rock&Folk 314, octobre 1993, p33-35.

734.

Rigoulet, Laurent, "Oasis, le passé décortiqué du « futur du rock'n'roll »", Libération, 2 novembre 1994, p36-37.

735.

Chose possible avec de jeunes groupes, et non pas avec des dinosaures comme Eric Clapton ou Dire Straits dont la destinée n’appartient plus aux journaux mais au public. Cf. (et suivants) Basterra, Christophe, "La grande lessive", Rock&Folk 314, octobre 1993, p33-35.

736.

Il faut préciser que le groupe a fait le choix de se retirer de la vie médiatique pendant un an, ce qui a pu provoquer la frustration des journalistes.

737.

Economie menacée par l’arrivée de nouveaux titres musicaux mensuels (Q, Vox) et de l’influence croissante de MTV sur les goûts musicaux des jeunes britanniques.

738.

Leur premier album est « ‘disque d'or en une seule journée et pulvérise, pour un groupe indépendant, un record vieux de dix ans ’»

739.

Rigoulet, Laurent, "Oasis, le passé décortiqué du « futur du rock'n'roll »", Libération, 2 novembre 1994, p36-37.

740.

La rumeur de sa séparation en 1996 a ainsi été vécue comme un drame national en Angleterre, même en dehors des magazines spécialisés, car ce groupe représentait alors une fierté retrouvée (chiffres de ventes à l’appui) : celle de nouveaux Beatles crédibles, capables de conquérir la planète entière et non la seule Angleterre. Tellier, Emmanuel, "Mon frère ce héros", Les Inrockuptibles 72, 25 septembre 1996, p14-15.

741.

Oasis qui faisaient suite à Suede en 1994, successeurs des Stone Roses en 1992, qui eux-mêmes remplaçaient les Smiths en 1989.

742.

Sabatier, Benoît, "Programmé pour cartonner", Technikart 17, novembre 1997, p16.

743.

Bernier, Alexis, "Gene, Les fabuleux troubadours", Rock&Folk 333, mai 1995, p18-19.

744.

« ‘"Le meilleur groupe anglais" dixit la presse anglaise, à qui on ne fait plus confiance, par principe. Sans attendre l’album, il fallait vérifier, ne plus se contenter de la rumeur grandissante’ ». (et suivants) Tellier, Emmanuel, "Peau d’âne", Les Inrockuptibles 41, décembre 1992, p38-42.

745.

Le leader de Suede dénonce ainsi le sort d’un de ces prédécesseurs en tant que vedette des gazettes : « ‘Morrissey’ ‘ [le leader des Smiths, le premier groupe à avoir subi ce traitement médiatique au milieu des années 80] est totalement obsédé par son image, par la manière dont le public le considère. Il faudrait qu'il arrête de lire tout ce qu'on écrit sur lui. Il faudrait qu'il cesse de vivre en réaction à la presse, qu'il redevienne le Morrissey des Smiths, libre’. »

746.

« ‘On est loin des modes, des journaux musicaux. C'est l'une des raisons pour lesquelles l'album s'appelle ’ ‘Deserter’s Songs’ ‘ (Chansons de déserteur). A la fin de l'enregistrement, on a eu 1a sensation de prendre la tangente, de nous éloigner, bien plus qu'avant, des modes qui nous entourent’ .» Santucci, Françoise-Marie, "Mercury Rev plane les pieds sur Terre", Libération, 26 octobre 1998, p35-36.

747.

Ce qui se traduit parfois par la confrontation entre les deux camps hors des pages des magazines. Bertrand Cantat, chanteur de Noir Désir, profite d’un concert à l’Olympia « ‘devant un parterre de rock-critics héberlués puis vaincus ’» pour ‘« lâche[r] dans une sono de 4 000 watts une longue goualante contre ’ ‘Libération ’ ‘et le grand Bayon’ ‘ ’». Roy, Frank, "Colère noire", Rock&Folk 318, février 1994, p46-51.