c. Identités différenciées des rédactions

Des identités bien marquées

L’identité d’un journal consacré à l’actualité culturelle devrait se découvrir dans sa ligne éditoriale. Cette dernière préciserait à ses rédacteurs s’il est préféré en ses pages les œuvres culturelles populaires ou intellectuelles, ou encore ultraspécialisées. Si nous prenons l’exemple de la presse cinématographique, la question est de savoir s’il est privilégié les films « grand public » (Première), le cinéma d’auteur (Les Cahiers du Cinéma) ou les sous-genres fantastiques et horrifiques (Mad Movies). La presse rock étudiée dans cette recherche (soit la généraliste) ne retrouve pas cette division : l’ensemble des titres tend à couvrir l’ensemble de ces catégories, du moment que les productions restent en accord avec l’identité rock (les rappeurs qui vendent des millions de disques et méritent donc l’adjectif de populaire sont sujets d’articles, alors que les boys bands qui en vendent autant ne le sont pas, sinon sous un angle sociologique). Si Les Inrockuptibles, seul véritable cas limite 748 , ont certes pu à leur origine verser dans un certain élitisme culturel les faisant passer pour les Cahiers du Cinéma du rock, l’accélération du rythme de parution les a poussés à prendre en compte un plus large spectre de l’actualité culturelle, notamment en incluant les artistes populaires.

On ne peut en fait que difficilement parler de ligne éditoriale pour les titres de la presse rock. Au mieux pourrait-on réduire l’identité de ces divers journaux à quelques caricatures : Les Inrockuptibles sont consacrés à la pop anglaise pour post-adolescents austères, Technikart est voué à la recherche de la nouveauté voire soumis aux mouvements de mode, Libération, sous la coupe d’un Bayon (directeur des pages culturelles) esthète avant tout, est capable de défendre aussi bien un jeune groupe rock inconnu que Yves Duteil, et Rock&Folk se perd dans une célébration du bon vieux rock des années 70 (soit l’heure de gloire du magazine). Or ce n’est pas si simple. L’identité de ces journaux n’est pas aussi réductible que cela, et leurs lecteurs comprennent rapidement que ce qui fait leur singularité est la somme des signatures présentes en leur pages. Dans Rock&Folk par exemple ont pu se côtoyer Eric Dahan et Patrick Eudeline, le premier privilégiant les formes musicales complexes (aimant à citer des compositeurs de musique contemporaine), le second ne jurant que par le punk et son minimalisme.

Malgré ces réserves, chaque magazine possède une identité bien marquée aux yeux de ses concurrents 749 . Car même si chaque rédaction possède un panel de goûts disparates en ses rangs, on ne retient que celui qui est finalement publié dans les chroniques. La critique du premier album des Daft Punk dans Les Inrockuptibles fut désastreuse, alors que dans les mêmes pages d’autres signatures faisaient référence au même disque comme important. Mais il n’est retenu que l’avis formulé dans la chronique, ce qui donne au magazine la réputation d’être passé à côté du groupe. Cet avis restera longtemps apposé sur le journal 750 .

Nous allons ainsi développer le seul cas des Inrockuptibles pour montrer comment un magazine se crée une identité spécifique alors que ses journalistes ne diffèrent pas de leurs camarades (d’autant plus qu’il est courant que diverses signatures se retrouvent dans les pages de diverses publications - Nick Kent, Alexis Bernier, Eric Dahan…). A l’origine simple fanzine d’étudiants (magazine non ou semi-professionnel crée par des fans) consacré à la pop anglaise indépendante, le magazine gagne sa reconnaissance grâce à une sobriété qui rompt avec le clinquant des années 80. Un rapport étroit se crée alors avec ses lecteurs, qui n’hésitent pas à décrire dans ses pages courriers le magazine comme « ‘une sorte de petit livre rouge’ » pour une frange de la jeune génération 751 (celle qui se reconnaît dans ses choix esthétiques mais aussi éthiques – laquelle va d’ailleurs vieillir avec le magazine 752 ). Le passage au rythme hebdomadaire est l’occasion d’une remise à plat de l’identité du journal : couvrir avec « ‘indépendance d’esprit’ » l’étendue de l’actualité culturelle, tout en poursuivant ‘«’ ‘ le partage avec [les lecteurs d’] une expérience culturelle commune ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 753 ’ Le dernier point semble d’ailleurs le plus important, car les principales critiques que recevra le journal suite à cette transformation seront de faire attention à ne pas se transformer en formule jeune de Télérama, 754 soit de garder son identité spécifique même s’il s’éloigne de son sujet de prédilection (le rock) et qu’il se rapproche du même genre de mission que d’autres titres de presse. 

Les Inrockuptibles reçoivent bien le message et fournissent dans leurs premiers numéros hebdomadaires des nouvelles preuves de leur complicité avec leur lectorat. Les billets d’humeur de leurs principaux rédacteurs, notamment ceux d’Arnaud Viviant, sont placés dans les pages courrier du magazine, pour bien signifier que ce sont ces deux parties (lecteurs et rédacteurs) qui font l’identité du journal. A partir de 1998, les journalistes laisseront aux lecteurs le soin de rédiger intégralement le numéro de la dernière semaine de décembre. 755 Ils rappellent aussi à l’occasion de numéros spéciaux la spécificité de leurs rapports au public : le magazine préfère ainsi, à l’occasion de leur numéro 200 756 , proposer les « ‘200 trésors cachés’ » existant dans tous les domaines culturels couverts par eux au lieu du sempiternel « 200 meilleurs disques selon la rédaction ». L’article introduisant cette énumération assimile l’exercice à un partage de secrets entre amis, afin de rappeler les liens qui unissent la rédaction à son lectorat. 757

Si l’on ne peut parler de ligne éditoriale dure et inflexible, on peut au moins reconnaître comme participante à l’identité de ces magazines les choix qui sont faits parmi les avis multiples des rédacteurs pour refléter dans les pages chroniques l’opinion de l’ensemble du magazine (ce qui n’empêche pas chaque journaliste de pouvoir critiquer ce choix dans les articles des autres pages). L’identité d’un magazine rock se fait avant tout par ses choix. Les Inrockuptibles (et tout autre magazine) s’incarnent avant tout via les groupes qu’ils ont élus comme représentants de leurs goûts. 758

Notes
748.

Rock&Folk est généraliste sans discussion aucune, Libération est capable de parler des artistes les plus obscurs comme des plus connus, et Technikart aime à relever de la grandeur dans les produits populaires.

749.

Rock&Folk par exemple se moque des partis pris des Inrockuptibles en annonçant que la sortie du nouveau single des Beatles en 1994 ne fera que deux trois lignes dans ces pages alors qu’il fera certainement plusieurs pages dans d’autres magazines. Soligny, Jérôme, "Beatles for sale…", Rock&Folk 328, décembre 1994, p9-10

750.

Lors d’un article ultérieur consacré à son histoire, Technikart demandera aux journalistes des Inrockuptibles pourquoi est-ce qu’ils ont « ‘raté la techno’ » Sabatier, Benoît, "L’histoire secrète de la presse : Les Inrockuptibles", Technikart 58, décembre 2001, p160-162.

Le magazine est d’ailleurs familier de ces enquêtes sur ses concurrents, notamment via sa série d’articles "La vie secrète de la presse française". Il s’amuse notamment à relever les difficultés de l’ensemble de la presse musicale face à des phénomènes que eux considèrent avoir compris, tel le single précédant le deuxième album des Daft Punk, One More Time, qui écartèle les journalistes entre rejet (un produit purement commercial) et peur de rater le coche (Daft Punk ne peut pas faire un single seulement commercial). Sabatier, Benoît, "Comme un ouragan", Technikart 47, novembre 2000, p36.

751.

Courrier des lecteurs, "Jour de fête", Les Inrockuptibles 43, mars 1993, p19.

752.

Puisqu’à l’occasion des dix ans du magazine, celui-ci relèvera l’existence médiatique d’une génération des 25-35 ans reliée à son sort. Tordjman, Gilles, "Générations", Les Inrockuptibles 78, 6 novembre 1996, p12.

753.

La rédaction, "Chers lecteurs", Les Inrockuptibles 62, hiver 1995, encart p2-3.Reproduit en annexe (document 9).

754.

Un lecteur ironise en effet sur ce point en envoyant au journal « ‘Cher ’ ‘Télérama’ ‘, bravo pour ta nouvelle formule. Elle fait plus de place à la culture d'aujourd'hui (pop anglaise, rock...) sans tomber dans la vulgarité "dance" ou "rap", tout en conservant ce qui fait aussi ta force : la diversité et l’exhaustivité dans le traitement des sujets culturels. (…) deux questions cependant - Pourquoi as-tu changé de titre ? - Pourquoi ne donnes-tu plus les programmes de télé ?’ » Courrier des lecteurs, "Cher Télérama", Les Inrockuptibles 2, 22 mars 1995, p8.

755.

Un concept déjà utilisé par le magazine contre-culturel Actuel dans les années 70.

756.

Les magazines musicaux aiment à s’autocélébrer en diverses occasions : dates anniversaires de la création du journal ou encore chiffres ronds qui apparaissent dans leur numérotation, qui sont autant d’occasion d’établir des classements autour des nombres mis en valeur.

757.

(non signé), "200 trésors cachés", Les Inrockuptibles 200, 26 mai 1999, p51.

758.

C’est la raison pour laquelle Libération peut parler du "festival des Inrockuptibles" comme d’une incarnation du magazine sur scène : les choix qui sont faits dans ses pages se retrouvent devant les spectateurs. Dasque, Emmanuelle, « "Le festival est une incarnation du journal sur scène" », Libération, 5 novembre 1999, p39.