Les groupes identitaires

Les plus petits détails sont révélateurs. Quand un journal comme Les Inrockuptibles, dans le premier numéro de sa nouvelle formule hebdomadaire, fournit une critique de la compilation de Smiths, groupe fétiche et autour duquel s’est formé le noyau originel de la rédaction en 1986, c’est à une sorte de profession de foi esthétique qu’est convié le lecteur. S’ils sont reconnus comme « ‘le dernier grand groupe de rock anglais de l’âge classique’ », c’est parce qu’ils croyaient (et les auditeurs avec eux) à ce qu’ils chantaient, disaient ce qu’ils avaient sur le cœur avec talent. C’est un peu la philosophie du journal (re)naissant qui s’exprime à travers eux : « ‘pour les Smiths, le rock était (…) un langage, le moyen de dire quelque chose, et pas une fin en soi’. » Son leader, Morrissey, croit au pouvoir de la poésie alors que « ‘la majorité, elle, croit à la bonne musique et aux bons disques’. » 759 Le lecteur du texte ne sait plus quel est alors le sujet de l’article : le groupe des Smiths ou le journal lui-même ? Le rock est ici clairement établi comme secondaire dans l’échelle des valeurs culturelles, comme une ouverture au monde que « ‘la majorité’ » (les autres titres de la presse rock) ne perçoivent pas derrière les sons et les poses. Avec cette chronique, le journaliste exprime sa vision du rock (il est important mais pas tant pour lui-même que pour ce qu’il transmet), une conception qu’il ne peut formuler que via la figure de son groupe fétiche.

L’ensemble des titres étudiés cède à cette pratique de se retrouver autour d’un ou plusieurs groupes précis 760 , en leur consacrant plus de pages que les concurrents et en faisant preuve à leur égard d’une bienveillance inhabituelle. Rock&Folk, sous la direction rédactionnelle de Philippe Manœuvre, fait des Rolling Stones et de leurs omniprésence dans les années 90 (et sur les couvertures du magazine) 761 une sorte de référence explicite quant à l’état de santé général du rock. Lorsqu’on aborde leur cas, c’est en effet un peu l’ensemble du milieu que l’on semble toucher : ils sont présentés comme l’incarnation même de cette musique, et leur bonne prestation (notamment sur scène, devant laquelle le public se presse comme dans un hommage) est interprétée comme une preuve de la validité actuelle du genre. Lors de la sortie d’un nouvel album studio en 1994, l’ensemble des rédacteurs de Rock&Folk sont appelés à donner leur avis. Car ce qu’il y a à juger alors, c’est plus qu’un disque, c’est un maître étalon, une référence indépassable qu’il est bon de visiter de temps en temps pour savoir comment ont évolué les goûts personnels face à un objet a priori immuable 762 , pour faire entrer un bloc d’histoire dans l’actualité et relativiser cette dernière dans une vision globalisante. 763

Libération possède lui aussi son groupe étalon avec The Cure, groupe qu’il a défendu depuis le début des années 80 et qu’il a accompagné dans la reconnaissance publique. Comme la plupart des groupes de cette époque, The Cure est un peu éclipsé au cours de la décennie suivante par de nouveaux artistes, mais le quotidien continue de les défendre : ainsi leur album de 1992, en plus d’être « ‘remarquable’ », « renvoie une bonne partie de la relève noisy [le mouvement à la mode du moment] au rayon bricolage». On ne peut s’empêcher de lire derrière cette affirmation une adresse aux jeunes loups que sont Les Inrockuptibles (alors au sommet de leur gloire dans le petit monde de la critique et à la pointe des nouveaux mouvements musicaux, dont le noisy) qu’il ne compte pas laisser leur place aux « ‘avant-postes de la critique rock ’» 764 . En parlant de leur groupe fétiche, les rédactions parlent en fait de l’état du rock en général, voire souvent d’elles-mêmes. Cette idée est d’ailleurs explicitée dans un article du même Libération à propos du groupe américain culte Pavement 765  : ce dernier est devenu ‘«’ ‘ une sorte de valeur refuge dans un paysage musical constamment bouleversé par le passage de petites modes météoriques ’ ‘»’, le journaliste n’hésitant pas à énoncer que ‘«’ ‘ tant qu’un groupe comme Pavement existera le rock aura encore un minimum de sens ’ ‘»’. 766

L’observateur de la presse musicale doit faire attention de ne pas confondre ces groupes étalons avec les groupes maisons. Si cette deuxième catégorie est aussi une façon pour les rédactions d’affirmer leur identité, le rapport qui se crée entre artiste et journaux est différent. Alors que le groupe étalon est de l’ordre du lien amical (si l’un va bien l’autre aussi), le groupe maison 767 fait plutôt partie d’une sorte de tableau de chasse. L’important ici est, pour la rédaction, de rappeler au lecteur que l’artiste en question a été découvert en premier lieu par ses journalistes, et que la concurrence n’a pu que suivre son mouvement. Libération aime ainsi rappeler, au sein de chaque article consacrée à la chanteuse PJ Harvey, qu’elle a été « ‘révélée par ce journal’ ». 768 Le principe du groupe maison repose principalement sur la notion de pari : une rédaction s’entiche d’un parfait inconnu, et parie sur son potentiel (souvent plus créatif que commercial) en lui prêtant un intérêt soutenu. Si la gloire finit par toucher ce nouvel artiste, elle se répercute automatiquement sur ses « découvreurs ». La difficulté est donc de trouver le personnage principal avant tout le monde. A ce jeu, les journaux anglais sont les plus forts, comme nous l’avons vu précédemment. Il faut savoir frayer à travers l’actualité évidente, rapportée par tous, et s’enthousiasmer seul. Avec les risques que cela comporte vis-à-vis de la concurrence qui se fera une joie de relever les erreurs effectuées. 769

D’autant que la pratique est dangereuse : à trop vouloir marquer son identité, on risque d’y être enfermée. Les Inrockuptibles sont ainsi associés à une conception du rock lettrée, à l’image de la musique des Smiths. On sent à leur lecture qu’ils ont une certaine répugnance originelle pour ce qui est rock physique (donnant la primauté à l’énergie au détriment de la subtilité) 770  : c’est toujours avec l’étrange sentiment du pêcher défendu que sont consacrés des articles à des artistes plus musclés. Ainsi, lire dans les pages des Inrockuptibles une éloge au groupe de hard-rock AC/DC (qui n’est pas un parangon de finesse) reste incongru pour le lecteur, qui ne sait jamais si ces lignes sont le fruit d’un véritable amour caché au sein de la rédaction ou d’un exercice d’écriture ironique. 771 Une rédaction peut ainsi se retrouver piégée par l’image qu’elle s’est construite.

Notes
759.

Assayas, Michka, "Les mots de Moz", Les Inrockuptibles 1, 15 mars 1995, p54. 

760.

Seul Technikart semble échapper à cette règle, probablement par sa préférence accordée à la musique innovatrice.

761.

« ‘Rock&Folk’ ‘, on le sait depuis 1966, est le journal des Rolling Stones’ ‘. La Maison. Prise d'assaut par le plus forcené de leurs fans équilibrés (ou le contraire) et son docteur en 1991, la rédaction de l'irréductible mensuel estime que Mick et Keith sont les plus grands, irréfutable argument que malgré moult sourires pincés mais entendus et pas moins de mines contrites faute de mieux, les plus jeunes de nos collaborateurs, qui piaffent à la porte de Demain, se sont résignés à ne pas vouloir défaire.’ » Soligny, Jérôme, "Marzipan & Mustard, Playground", Rock&Folk 377, janvier 1999, p77.

762.

Personne n’ose prétendre que les disques des Rolling Stones de cette époque sont importants, ni même qu’ils sont profondément distincts les uns des autres. C’est même pour cela qu’ils servent de maître étalon : ce sont globalement des disques d’une qualité égale, quasi monotone, qui sont jugés, donc ce qui ressort de l’impression rendue c’est surtout l’évolution esthétique du chroniqueur, ce qui lui permet de se juger hors de toute actualité (mouvement de mode).

763.

Manœuvre, Philippe, "The Rolling Stones, Voodoo Lounge", Rock&Folk 324, août 1994, p61.

764.

D’après les termes employés dans le dictionnaire du rock. Assayas, Michka, Dictionnaire du rock, 2000, s.v. "Presse rock," p1432-1441.

765.

Choix intéressant d’ailleurs car ce groupe n’appartient à aucun journal en particulier, toutes les rédactions lui ayant toujours porter un intérêt égal. Ce texte peut dès lors prétendre à une signification universelle.

766.

Bernier, Alexis, "Pavement reste de marbre", Libération, 17 mars 1997, p36.

767.

Terme employé par Libération à propos des cultissimes (comprendre très peu connus du public mais supportés par la rédaction en question) Idaho. Péron, Didier, "Idéal Idaho", Libération, 3 mai 1997, p32.

768.

Romance, Laurence, "Filles de fer", Libération, 4 juin 1992, p39-40.

769.

Par exemple, le deuxième album de Tricky (le premier ayant été un succès critique et commercial) est annoncé par Les Inrockuptibles comme « ‘visionnaire’ », et son auteur qualifié de « ‘peut-être génial’ ». Il sera pourtant beaucoup plus mal accueilli que son prédécesseur, et son successeur sera un échec reconnu. Ce qui permet à Rock&Folk de trancher : ça apprendra à certains critiques de « ‘s’enthousiasmer comme des gamins’ ». Robert, Richard, "L’âge des cavernes", Les Inrockuptibles 80, 20 novembre 1996, p17 et Volume, Johnny, "Tricky, Pre-Millenium Tension", Rock&Folk 352, novembre 1996, p64.

770.

Les choix rédactionnels appuient cette idée : la sortie d’un album solo de John Frusciante, guitariste des Red Hot Chili Peppers, groupe éminemment « physique », est l’occasion pour le journal de marquer sa différence avec la majorité de la presse rock. Les Red Hot Chili Peppers font la quasi unanimité, critique et publique, alors que les œuvres solo de son guitariste sont au mieux jugées comme un « bilan psychiatrique » à ne pas mettre entre toutes les oreilles. Les Inrockuptibles font le choix de supporter l’album solo difficile alors qu’ils font l’impasse sur la carrière de Red Hot Chili Peppers ne répondant pas aux critères contemporains du journal – qui s’ouvrira néanmoins plus tard aux productions du groupe. Ce qui peut être interprété comme une façon de marquer sa différence – et donc son identité. Deschamps, Stéphane, "John Frusciante, Niandra lades and usually just a T-shirt", Les Inrockuptibles 1, 15 mars 1995, p56.

771.

Viviant, Arnaud, "Highway to Doinel", Les Inrockuptibles 235, 21 mars 2000, p26-27.