L’unanimité contre la censure

L’important dans un secteur de presse assez ramassé et au lectorat limité est donc de se faire une place parmi ses concurrents en occupant sensiblement le même terrain tout en se différenciant d’eux. Tout est sujet à possibilité de marquer son individualité, si bien que l’unanimité des avis (à ne pas confondre avec l’unanimité d’intérêts, comme nous l’avons déjà vu) reste un phénomène assez rare. 772 Il n’existe finalement qu’un seul sujet qui rassemble les troupes de la rock critique : la censure. Deux affaires vont notamment mobiliser l’ensemble de cette presse : celle de la mise en examen du groupe de rap NTM pour propos outrageants envers la police et la censure par le Conseil d’Etat du film Baise-Moi. 773

En juillet 1996, les membres du groupe NTM donnent un concert à Toulon pour protester contre l’élection du Front National à la mairie. Ils y interprètent le morceau Police, ce qui provoque un dépôt de plainte des agents présents dans la salle. Les deux rappeurs sont condamnés en novembre à 300 000 francs d’amendes, six mois de prison avec sursis (dont trois ferme) et surtout à l’interdiction ‘«’ ‘ d’interpréter la profession de chanteur de variétés pendant six mois ’ ‘»’. Même si la peine est réduite en appel à 50 000 francs d’amende et deux mois d’emprisonnement avec sursis, l’affaire judiciaire déclenche une forte réaction médiatique. La presse musicale monte au créneau en relevant notamment que le dernier précédent judiciaire touchant ainsi des musiciens remonte au XIXème siècle. 774 Du coup, les propos des accusés trouvent asile dans ces magazines, qui en font les nouveaux héros du milieu rock : en relevant que les NTM sont l’écho de la violence de la rue, qu’ils n’ont pas su respecter les règles du jeu de la célébrité 775 , la presse spécialisée fait de ces deux rappeurs l’expression d’une rébellion à l’autorité que le rock ne sait plus dire.

Le deuxième cas de mobilisation va renforcer cette remise en cause concrète du caractère subversif du rock. Le film Baise Moi, adapté par Virginie Despentes d’après son propre roman – lui-même sulfureux – avec l’aide d’une ancienne actrice de films pornographiques, Coralie Thrin Thi, sort sans encombre dans les salles de cinéma françaises le 28 juin 2000. Le 2 juillet, le Conseil d’Etat désavoue le Ministère de la Culture et décide de censurer le film en le classant X. Le film devient alors un symbole de la liberté d’expression et sujet à débats populaires et intellectuels. La presse musicale soutient le film contre la censure, et profite de l’occasion pour situer sur cette question les titres de la presse française et ainsi se différencier des autres médias jugés comme progressistes. 776 En plus de se lever contre la censure, les magazines rock se repositionnent du côté du sulfureux, de l’interdit et du dangereux au sein de la société, ce que la musique rock ne leur permettait plus depuis les années 80.

L’éditorial du numéro de Rock&Folk suivant l’affaire appelle à soutenir les réalisatrices contre la censure. Ses rédacteurs considèrent qu’il est ici question des premières traces d’un futur culturel fait de ‘«’ ‘ décisions unilatérales, ségrégationnisme communautariste, égalitariste, pédagogiste... ’ ‘»’ et déclarent en conséquence que ‘«’ ‘ le sexe, encore et toujours, est la grande révolution à laquelle le rock' roll puisse participer ’ ‘»’. Même si l’article se poursuit en précisant qu’un film ne peut provoquer autant de « ‘fracas de l’imaginaire’ » qu’un livre ou qu’une musique, 777 le lecteur comprend la part d’envie à son origine : que le rock soit encore capable de provoquer de telles réactions. Le rock a bâti nombre de ses mythes autour du thème de la censure, et ce depuis ses origines avec l’interdiction des télévisions américaines de filmer Elvis Presley au-dessous du bas-ventre. Une devise courante dans le monde du rock 778 prétend même que lorsque c’est interdit on sait que c’est bien. Les années 90 n’échappent pas à cette règle : Rock&Folk considérera la techno « ‘officialisée par les censeurs’ » en 1996. 779 La presse spécialisée ne peut que reconnaître que le rock lui-même n’a plus directement affaire avec la censure : il n’est plus jugé comme subversif, et est au mieux capable d’accompagner la subversion (par la présence musicale dans le film, mais aussi par la présence dans les pages de Rock&Folk des confessions ultérieures de l’auteur du brûlot sur les raisons autobiographiques de son film 780 ). La presse rock doit négocier concrètement ce changement de statut : soit elle reste sur la conception originelle du rock en oubliant le caractère subversif qui en fait partie, et ne s’occupe pas de ces affaires, soit elle accepte une nouvelle définition de la chose rock hors des seules limites musicales, et peut s’intéresser à ces sujets. C’est ainsi que pendant ces affaires deux rappeurs et deux cinéastes paraissent bien plus rock que l’ensemble des groupes brandissant des guitares.

La presse rock ayant finalement plus d’intérêt par son rôle d’identification que par son rôle informationnel, chaque titre use de diverses techniques pour bien marquer sa singularité. Son nom doit devenir une marque identifiable 781 que l’on peut accoler sur des artistes spécifiques dont on réclame la découverte. Cette concurrence constante entre les grands titres n’est dépassée qu’en de rares occasions : seule la censure est capable de réunir les rédactions au sein desquelles la volonté de se singulariser permet de faire preuve de mauvaise foi à l’égard de chefs-d’œuvre reconnus par tous, et notamment par le public.

Notes
772.

Trois véritables cas sont recensés (sur un certain laps de temps) au cours des années 90 : ceux de REM, de Nirvana et de Radiohead. Beauvallet, JD, "Computer world", Les Inrockuptibles 140, 25 février 1998, p16-21.

773.

La réaction est d’autant plus forte que la censure politique en France est des plus rares : elle a connu jusque sous Pompidou un rôle actif (rien que dans le rock, interdiction de nombreux festivals dont celui de Paris en 1969 obligé de se dérouler à Amougies en Belgique), pour se relâcher avec le libéralisme giscardien. Mais au sein de la société de consommation, société libérale fondée sur la liberté d’expression, la censure qui est censée ne plus exister prend des formes plus sournoises, notamment en ce qui concerne les médias touchant le grand public (cinéma, télévision, radio). Elle peut prendre la forme d’une interdiction d’accès à la consommation selon des critères d’âge, mais se présente plus généralement sous un aspect financier (amendes, taxes d’exploitation élevées, refus de subventions). D’où la spécificité de ces deux affaires qui ont échappé à la règle de l’autocensure (les artistes la pratiquent pour ne pas avoir à subir de telles restrictions empêchant la rencontre avec le public).

774.

Dupuy, Gérard, "Casser du miroir, Editorial", Libération, 16 novembre 1996, p2 et Simonnot, Dominique, "Un jugement stupéfiant de sévérité", Libération, 16 novembre 1996, p2.

775.

Jorif, Sylvia et Gangnet, Julien, "L’adversaire", Technikart 42, mai 2000, p32-35.

776.

Technikart relève ainsi que la presse de gauche (Le Nouvel Observateur principalement) se révélait ainsi plus réactionnaire que la presse de droite face à ce cas précis. Williams, Patrick, "Poubelloscope, Baisons-les", Technikart 45, septembre 2000, p80.

777.

Manœuvre, Philippe et Bru, Cédric, "Edito, Baisés", Rock&Folk 396, août 2000, p3.

778.

Rappelée Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 402, février 2001, p3.

779.

Officialisée comme faisant partie de la grande confrérie du rock, comprise comme l’ensemble des phénomènes ou objets culturels au potentiel suffisamment subversif pour être dénoncé par les autorités sociales. Coroller, Valérie, "Bilan Techno Cocoricouac", Rock&Folk 349, septembre 1996, p7-8.

780.

Despentes, Virginie, "Je sais pas quoi dire", Rock&Folk 402, février 2001, p76-79.

781.

Des autocollants précisent ainsi sur certains disques qu’ils sont « ‘écoutés et approuvés ’ ‘par Les Inrockuptibles’ ‘ ’»