d. Réagir aux choix du public 

Le retour de bâton critique

Radiohead est un groupe auréolé d’une reconnaissance publique et critique quasi unanime. Un tel fait est très rare, mais il est encore plus rare qu’il dure longtemps. La critique ne peut se satisfaire d’un seul groupe, même si celui-ci aime expérimenter. Sur l’exemple de leurs confrères britanniques, les critiques rock français pratiquent la mise au bûcher des icônes qu’ils ont eux-mêmes peintes. Le processus est tellement établi qu’il est dénoncé à l’avance 782 . L’unanimité n’est pas une valeur rock, mais le déboulonnage des statues l’est, au point que plus personne ne s’en émeut dans la profession. Les raisons en sont simples, et d’ordre économique : les journaux doivent présenter aux lecteurs des nouveautés incontournables (qui remplacent les anciennes) pour que ceux-ci ressentent l’obligation de se tenir informés (en achetant les dernières éditions des magazines en question) afin de ne pas rater LE disque qui fera oublier tous les autres. On vend au lecteur des informations pour découvrir le nouveau Radiohead, puisque l’original lui est présenté comme ne répondant plus aux critères qui l’ont fait aimer. C’est que les effets de mode connaissent une rapidité accrue dans les années 90 : les nouveaux mouvements musicaux passent de plus en plus vite de leur émergence dans l’underground à leur reconnaissance par le grand public. Lorsque ce dernier stade est atteint, le retour de bâton critique ne se fait pas attendre : les journalistes s’étant concentrés sur le phénomène dès ses premiers mois, le tour de la question est rapidement fait et l’acceptation du genre par la masse consommatrice ne peut se faire que dans une déperdition de la recherche originelle. Les réputations des groupes se font et se défont ainsi de plus en plus rapidement dans les pages de la presse spécialisée. 783

Autre explication du phénomène : le critique a un accès quasi illimité à la production discographique. Il a la possibilité d’écouter des dizaines de disques différents, d’essayer des groupes inconnus grâce aux arrangements entre maisons de disques et organes de presse. Il y a en effet plus de chances qu’un journaliste parle d’un disque si celui-ci lui parvient gratuitement dans sa boîte aux lettres accompagné d’un dossier de presse que s’il doit le découvrir par ses propres moyens au sein d’un mur de nouveautés payantes. Ainsi, le chroniqueur est plus sensible que l’auditeur moyen 784 aux changements, à la nouveauté.

Ajoutons à cela l’idée répandue chez les exégètes du genre que le rock appartient à l’avant-garde, et que de ce fait il doit refuser le surplace et chercher à toujours aller de l’avant, à expérimenter. On comprend dès lors pour quelle raison un artiste précédemment encensé peut être renié : à moins que celui-ci ne soit capable de se réinventer à chaque nouvelle production 785 , l’effet de nouveauté qui joue à l’origine en sa faveur s’évanouit naturellement, et le critique se retrouve face à un artiste qui ne le surprend plus et donc ne s’inscrit plus dans sa logique de progression nécessaire de la musique : il fait alors part de sa déception à ses lecteurs.

Une explication est formulée avec l’exemple de PJ Harvey découverte fièrement par Libération. Le même journal fait preuve de réticences à propos de son second album, l’accusant de surplace, de similarité trop marquée avec son premier effort. Il est plus difficile de satisfaire la critique lorsque celle-ci a loué vos débuts : le journaliste ose alors avouer que l’effet de surprise connaît un rôle dans la réception des disques proposés. Lorsqu’un premier disque inattendu est reçu avec jouissance, voire dans ce cas précis ‘«’ ‘ avec une extrême complaisance mortifiée, le retour de bâton en [devient] inévitable. ’ ‘»’ ‘ 786 ’ Ce que les artistes reprochent aux critiques, n’est donc pas imputable à leur versatilité, mais à leur politique éditoriale. Le jugement de la presse spécialisée est en effet soumis à une recherche éperdue de la nouveauté qui lui impose de déboulonner toutes les statues qu’elle édifie. 787

Les lecteurs n’ont dans leur grande majorité pas un accès aussi vaste que les chroniqueurs à la musique 788 , et se révèlent en conséquence moins sensibles à l’attrait de la nouveauté. Ils apprennent à apprécier les quelques disques qu’ils achètent dans l’actualité pour leurs qualités autres que novatrices, et si se crée un processus d’acquisition émotionnelle – qui tend à accorder l’audition et les sentiments de l’auditeur, de sorte à transformer la musique en repères personnels –, ils apprennent à apprécier suffisamment la musique du disque pour être ravis de rencontrer lors du second volume édité un monde familier – alors que la plupart des critiques rejettent les seconds albums comme autant de redites du premier. Les auditeurs non professionnels sont ainsi fidèles à leurs groupes élus, et peuvent se révéler des plus prompts à réagir aux changements soudains d’opinion des chroniqueurs. Rock&Folk et Les Inrockuptibles dédient quelques pages à ces réactions : elles alternent défense des groupes incriminés par les professionnels, dénonciation des effets de mode 789 , des oublis et incohérences 790 , bref du fonctionnement de la critique. Dans la plupart des cas, ces missives restent sans suite, les remises en cause des choix rédactionnels n’ayant que peu d’effets. Seules les propositions constructives (des aiguillages vers des sujets de chronique) semblent pouvoir connaître de suites. 791

Notes
782.

Un journaliste parlant justement à propos de Radiohead de l’imminent retour de bâton qui va s’abattre sur le groupe, puisque celui-ci constitue « ‘le jeu préféré de la critique’ ». Cuesta, Stan, "Rééditions : Radiohead, My iron lung", Rock&Folk 381, mai 1999, p84.

783.

Le groupe Oasis, par exemple, passe du statut d’inconnu à celui de fierté retrouvée de la scène anglaise en six mois. Ses jeunes leaders sont propulsés à la tête des charts anglais dès leurs premières chansons, mais se savent, malgré leurs déclarations arrogantes, dans une position périlleuse. Le risque majeur étant de voir leur carrière limitée à ce coup d’essai en forme de coup de maître, et de ne pas réussir à confirmer avec leur deuxième effort. Les représentants du groupe, dans la conscience de la brièveté accrue du rock-business, sont obligés d’accepter ses règles du jeu et notamment sa vitesse. Mais ils en assument aussi la jouissance de l’instant – même si les conséquences d’une telle décision peuvent être fatales : « ‘N'importe comment, si je dois me planter, je me planterai. Alors à quoi bon lever le pied ? Je suis là pour m'éclater, j'ai formé un groupe de rock dans ce seul but. Maintenant, si Oasis doit finir dans le mur, alors je crèverai en même temps que le groupe. Et si crash il doit y avoir, alors ce sera le plus beau crash de tous les temps. ’» Tellier, Emmanuel, "Fric-Frac", Les Inrockuptibles 61, décembre 1994, p56-62.

784.

Qui lui hésite à consacrer une partie de son budget limité à une œuvre inconnue.

785.

Ce dont s’est révélé capable Radiohead, ce qui explique la longue unanimité autour de son cas.

786.

Renault, Gilles, "PJ Harvey : retour de sécheresse", Libération, 9 juin 1993, p44.

787.

Phénomène toutefois plus complexe qu’il n’y paraît puisqu’il doit être géré en parallèle avec celui de la politique des stars (présentée dans Partie II, Chapitre 4, Point b).

788.

Ceci étant financièrement très coûteux. Du moins sur la période étudiée, l’arrivée récente en France de l’Internet haut débit et le développement des réseaux Peer To Peer ayant tendance à changer la donne sur ce point en favorisant l’accès gratuit à la musique.

789.

Un lecteur veut défendre le groupe Guns N’Roses tout en sachant que c’est à la mode de leur cracher dessus. Courrier des lecteurs, "Fuckin’ Axl de Brest", Rock&Folk 337, septembre 1995, p92

790.

Un autre rappelle que l’on en peut condamner un groupe actuel comme Oasis pour ses frasques alors que pour les mêmes faits les Rolling Stones des années 60 sont célébrés. Courrier des lecteurs, "Soleil", Rock&Folk 342, février 1996, p88.

791.

La chronique du disque des Dodgy précise que celle-ci existe suite à l’insistance des lecteurs. Deluermoz, Cyril, "Dodgy Homegrown", Rock&Folk 335, juin 1995, p65.