Phénomènes de masse et réévaluations

La critique ne vit en effet pas hors du monde culturel commun. Elle est confrontée elle aussi à la musique imposée à tous par le choix du plus grand nombre, aux succès commerciaux du moment diffusés sur les ondes radios, à la télévision ou dans les lieux de l’espace public. 792 Elle peut alors se rendre compte que sont mis en avant des artistes qu’elle avait rapidement évacués de l’actualité. Il existe ainsi des configurations dans lesquelles les rédactions sont obligées de céder leurs pages à des artistes qui ne les enthousiasment pas ou peu. Si un groupe est au centre de l’actualité (par l’intérêt qui lui est porté par d’autres journalistes ou par l’effort promotionnel de sa maison de disques), même si l’avis donné est négatif, il faut l’exprimer pour marquer son rapport à l’actualité et sa position face à la concurrence. Si pareillement un groupe rencontre son public (qui est aussi un public potentiel pour ces magazines), la presse se met à lui consacrer des articles, alors qu’elle ne les aurait peut-être pas privilégiés sans ces raisons extérieures .

Pour prendre un seul exemple, citons le cas déjà évoqué du groupe brit pop Oasis. A l’aune des grands groupes de l’histoire, leur qualité musicale ou (encore pire) littéraire est quasi nulle. Même en se limitant aux années 90, leur œuvre supporte mal la comparaison avec un groupe comme Nirvana : aucune réflexion générationnelle n’est extirpable de leurs textes. Pourtant le groupe est ‘«’ ‘ l'incontournable phénomène culturel et commercial de l'époque ’ ‘»’, celui auquel nul ne peut échapper – notamment en Angleterre –, malgré des manques de qualités reconnus mais tus. Tus parce que Oasis est la marque la plus évidente, en sa période de gloire (1994-1997), que ‘«’ ‘ c'est d'abord le public qui fait le succès d'un groupe et [que] ce mode de scrutin populaire ne souffre aucun arrangement, aucune manipulation. ’ ‘»’ Le fait est là : Oasis plaît ‘«’ ‘ dans des proportions phénoménales - des millions de disques vendus, des centaines de milliers de fans aux concerts, une extraordinaire exposition en radio ’ ‘»’ - qui imposent aux journalistes de suivre le mouvement. 793 Il apparaît, sous l’éclairage de ce cas, que les artistes au succès public incontournable sont le plus souvent approchés en tant que phénomène – et non en tant que musiciens – par la presse sommée de courir après les wagons. 794

Le traitement du cas Johnny Hallyday dans ces magazines spécialisés est ainsi exemplaire. Il n’existe que deux possibilités : ou une négation pure et simple de son existence – ses disques ne sont jamais chroniqués ; son actualité n’est jamais relayée sinon en des fragments placés sous le signe de l’ironie –, ou une mesure du gigantisme du personnage et de ses shows – l’individu n’est envisagé qu’en tant que mythe, qu’en tant que phénomène populaire, très rarement en tant que musicien 795  ; ses concerts sont mesurés à l’aune de l’exploit technique plus que de la qualité musicale 796 . Soit on n’aborde pas le sujet, soit on évite les sujets qui fâchent – la qualité musicale selon les références de la critique : le phénomène populaire est tel qu’il apparaît intouchable. La presse spécialisée préfère considérer qu’il n’appartient plus au domaine du rock pour ne pas avoir à le prendre en compte. Les phénomènes culturels de masse ne plaisent pas toujours aux journalistes, mais ces derniers doivent en rendre compte s’ils appartiennent sans contestation au milieu rock. 797 Or la critique rock n’aime pas suivre les mouvements musicaux, et non les devancer (ce qui est facilité en France par la simple observation des phénomènes en cours aux Etats-Unis ou en Angleterre et l’estimation de leur capacité d’acclimatation à l’hexagone 798 ).

L’autre source d’influence directe s’exerçant sur les journalistes, c’est celle des artistes célébrés par leurs pairs. Madonna revenue au sommet de sa popularité entreprend la production de son nouvel album sous l’égide d’un musicien français, et c’est l’ensemble de la presse musicale qui ouvre ses pages au dénommé Mirwais. 799 Sans cette participation, il n’est pas évident qu’autant d’attention lui aurait été consacrée. Mieux encore, lorsque Daft Punk sort son deuxième album, sa côte de popularité critique est à son maximum : tout le monde est encore sous le choc de son premier album, Homeworks, et ceux qui sont passés à côté lors de la sortie de ce dernier (Les Inrockuptibles notamment) ne veulent pas reproduire la même erreur. Or les jeunes artistes techno déboulent sur la scène médiatique avec des références culturelles à l’opposé de tout ce qui faisait autorité dans la culture rock classique. Ce sont alors toutes ses certitudes critiques que le journaliste rock typique doit remettre en question 800 . Il est obligé de réévaluer des artistes qu’il avait jusque-là sinon méprisés du moins ignorés, pour espérer comprendre le discours et la musique du groupe techno. Il doit s’adonner, contraint et forcé par l’évolution des normes musicales, au jeu de la réévaluation. Retourner dans le passé du rock et ses certitudes, et les remettre en cause. Se créer une nouvelle grille de lecture plus adaptée au présent, à ses nouvelles références. Se convaincre que, contrairement à ce qu’il avait toujours pensé, il existe une certaine qualité dans la musique de Madonna 801 ou dans le easy-listening, que ces musiques méprisées pouvaient cacher des trésors qui dépassaient la banalité d’une production rock classique. C’est ainsi l’ensemble de la presse rock qui est obligé de remettre en question ses goûts pour s’adapter aux nouvelles formes musicales.

Notes
792.

Une fois encore, rappelons que la distinction entre ce qui appartient au domaine du rock et ce qui n’y appartient pas (la variété, la musique destinée aux pré-adolescent(e)s), est une donnée déjà prise en compte dans ce qui va suivre. Seule ici est retenue la musique que l’on peut qualifier de rock selon les critères précédemment établis.

793.

Le journaliste français révèle ainsi que, « ‘en privé, les journalistes britanniques ne se gênent pas pour charrier les "qualités" d'écriture de l'aîné des Gallagher, mais sur le papier ces plumes prétendument acerbes se transforment vite en outils de propagande pro-Oasis’ ‘. Normal : le public est friand de tout ce qu'on écrit (de favorable) sur son groupe idole. Tout ça rappelle un peu l'histoire de l'empereur qui parade entièrement nu devant ses ouailles silencieuses. En 96, Liam Gallagher pourrait péter dans son micro que tout le monde trouverait ça fan-tas-tique. Il ne s'est d'ailleurs pas gêné pour le faire à la récente cérémonie des MTV Awards’. » (et suivants) Tellier, Emmanuel, "L’impair Noel", Les Inrockuptibles 72, 25 septembre 1996, p16-19.

794.

« ‘Dans les journaux, il n'est plus du tout question des disques d'Oasis’ ‘. Souvent, il n'est même plus vraiment question d'Oasis. Ce qui passionne, désormais, c'est le phénomène: l'argent, les chiffres de ventes, la Rolls Royce de Noel.’ » Ou encore « ‘Le vrai héros de l'histoire, ce n'est plus Oasis, mais la popularité d'Oasis - et l'effet considérable de cette popularité sur le peuple britannique’. »

795.

Les commentaires risqueraient alors d’être assez négatifs, le personnage ne répondant pas exactement aux critères de la critique spécialisée. Cf. Allouche, Jean-Luc, "Sang show", Libération, 16 septembre 1999, p40.

796.

Armanet, François, "Editorial, Bête de scène", Libération, 4 septembre 1998, p3.

797.

Le rap-metal de Limp Bizkit n’est par exemple pas un genre très apprécié par les professionnels, qui le trouvent trop facile et inconséquent. Mais comme ce dernier est devenu un véritable phénomène de société aux Etats-Unis, obligation est faite d’y consacrer un article. Romance, Laurence, "Le show Bizkit", Libération, 30 août 2000, p36.

798.

Le triomphe populaire d’un chanteur country aux Etats-Unis ne présageant évidemment en rien de son succès en France. Il y a des notions de folklore à prendre en compte. Par exemple, Philippe Manœuvre a pu précéder l’explosion discographique française des Guns N’Roses (qui jouent du hard rock) en 1992 en relayant l’engouement dont ils étaient déjà l’objet aux Etats-Unis.

799.

Dont on redécouvre l’existence en fait, puisqu’il faisait partie du groupe Taxi Girl au début des années 80. In Eudeline, Patrick, "Mirwais, La vie en rock", Rock&Folk 394, juin 2000, p35.

800.

« ‘Tentons de nous mettre dans la peau du rock-critic typique. Il vénère le Velvet’ ‘ et les Stooges’ ‘, a beaucoup défendu les Clash’ ‘, Elvis Costello’ ‘ et REM’ ‘. Ses souffre-douleur favoris, son idée du purin sur terre : l'italo-disco, Puff Daddy’ ‘, Abba’ ‘, Patrick Juvet, Bronski Beat et, surtout, Madonna’ ‘ ... Imaginez dès lors le problème que rencontre aujourd'hui le critique musical (installé, trentenaire) à qui on explique que tous ces artistes précités, la Ciccone en tête, apparaissent actuellement moins ringards que ce vieux casse-bonbon de Lou Reed’ ‘. Il raillait Madonna, ses petites culottes et sa "dance de supermarché". Il découvre aujourd'hui qu'elle a toujours travaillé avec des sonorisateurs bétons et que son nouveau ’ ‘Music’ ‘ fout tout le monde sur le cul. Le voilà dans la situation du bourreau s'apercevant après un millier d'exécutions que les personnes qu'il a zigouillées pour hérésie avaient raison : la terre n'est pas plate. De quoi perdre la boule. Face à ’ ‘One More Time’ ‘, que peut-il statuer ? Aïe. Il va lui falloir courir après un phénomène qui le dépasse largement.’ ». Sabatier, Benoît, "Comme un ouragan", Technikart 47, novembre 2000, p36.

801.

Notamment celle d’avoir su sentir les nouvelles tendances. Sabatier, Benoît, "Le révélateur, Madonna, idole 2000", Technikart 39, février 2000, p10.