Un rôle pédagogique

Ce retour sur le passé peut être imposé par le présent, mais il peut aussi être imposé au présent. Face à des phénomènes culturels dont elle n’est pas à l’origine, la presse rock peut indiquer le chemin des styles musicaux similaires plus en accord avec ses choix. Le mouvement néo-punk par exemple, qui connaît un certain succès populaire au milieu des années 90, laisse ainsi dans un premier temps perplexe les critiques : la musique proposée ne leur parait être qu’une simple resucée des formules inventées par le mouvement punk original de 1976. La première réaction des professionnels est de se moquer de ce phénomène qui ne peut séduire que des incultes, et de se draper dans une position de mépris esthétique envers le présent. 802 Le problème étant que cela peut conduire à une fracture au sein du public rock, entre ceux qui connaissent l’histoire de cette musique et sont réfractaires envers toute production actuelle rappelant le passé (les vieux auditeurs, les critiques) et ceux qui savourent la musique sans réflexion ni considération historique (les jeunes auditeurs, le public lambda). La distance entre la critique et le public risque alors de devenir plus béante encore, sur l’exemple des séparations qui peuvent exister à propos des « retours de bâton » de la première. Le ton professoral que peuvent alors employer les chroniqueurs peut même conduire à l’effet inverse de celui désiré, et rebuter le jeune public qui ne veut pas être embêté avec ces « références de vieux ». La critique est consciente des limites de cette position, puisqu’il lui arrive de s’en excuser 803 . C’est pourquoi elle essaye en règle générale d’accompagner ses « leçons d’histoire » d’interrogations sur les raisons pour lesquelles le néo-punk, pour garder le même exemple, réussit à toucher le grand public des années 90 alors que son modèle, d’une qualité supérieure parce que réellement innovant, rebutait la majorité des auditeurs des années 70. 804

Il existe un deuxième réflexe plus constructif, qui se donne pour mission d’indiquer justement à ce public quelles sont les références des groupes actuels afin qu’il puisse comparer l’original à la copie. Le critique prend alors la posture du vieux sage et explique à la jeune génération que l’excitation qui est sienne s’inscrit dans un mouvement historique dont la connaissance peut apporter encore plus de jouissance. Ce type d’opération connaît généralement deux types d’origines : soit la vitalité de la scène actuelle amène l’écriture d’un article consacré aux références de celle-ci 805 ; soit le retour dans l’actualité (via la sortie d’un nouveau disque ou d’une compilation 806 ) d’un artiste ancien est introduit par une mise en lumière de sa liaison avec la scène actuelle 807 . Même si en certains cas la manœuvre est saluée dans les pages courrier du magazine 808 , la véritable portée de ces actions parait limitée aux journalistes eux-mêmes, qui reconnaissent que ces problèmes d’historiens ne doivent que moyennement intéresser la majorité du public des jeunes groupes à l’origine du phénomène. 809

Dans la course à la découverte du succès public, la critique semble s’être donnée un rôle secondaire. Plutôt que de prédire ce qui va vendre (chose dont elle se révèle globalement incapable), elle préfère souligner ce qui devrait vendre, sur le critère non pas de ses seules préférences 810 mais sur celui de la meilleure option offerte dans le genre de ce qui se vend actuellement. 811 Tel semble être le rôle que la critique s’est donnée face aux phénomène culturels qu’elle ne maîtrise pas : corriger les injustices du marché discographique.

Le rock ayant délaissé toute prétention sociale ou politique avec la reconnaissance de la fin de sa médiation de la rébellion de la jeunesse, la presse spécialisée ne pratique plus que l’autoréférence. Si rébellion il demeure, celle-ci prend acte dans le seul cadre esthétique : le rebelle rock est contre les artistes aimés de la majorité, le critique rebelle est contre ceux que l’ensemble de la profession vénère, ceci parfois au prix d’une mauvaise foi certaine. La presse doit pourtant attirer à elle un public nouveau, pour renouveler celui qui la délaisse ou augmenter ses chiffres de vente. Pour ce faire, elle doit couvrir les goûts de la masse, tout en permettant à son lecteur de formuler une distinction au sein de celle-ci, grâce à l’érudition (la connaissance des modèles originaux des succès du moment) qu’elle lui transmet.

Notes
802.

Le premier album d’Elastica est ainsi considéré par Les Inrockuptibles comme un « ‘disque vieux pour jeunes ’», car n’offrant que des chansons calquées sur le modèle des compositions punk originales (des procès pour plagiat auront d’ailleurs lieu). Le chroniqueur se pose la question de la raison d’être d’un tel disque : une « ‘célébration joviale pour vieux cons nostalgiques et jeunots illettrés ?’ », avant de reconnaître que le disque demeure malgré ces réserves agréable. Ce qui peut suffire à l’amateur de musique déchargé des considérations historiciennes interdisant les redites. Beauvallet, JD et Tellier, Emmanuel, "Les pétroleuses", Les Inrockuptibles 1, 15 mars 1995, p26-29.

803.

On a ainsi pu lire dans les pages courrier des Inrockuptibles un retour de Michka Assayas sur un des ses articles pour s’excuser d’avoir pris « la posture du vieux con ». Assayas, Michka, "Ping Pong, Cher Billy Ze Kick", Les Inrockuptibles 65, 10 juillet 1996, p8.

804.

La raison semble en être le triomphe du grunge qui a habitué les oreilles du grand public à un son agressif, fait comprendre que cette musique avait un potentiel commercial aux maisons de disques, et diffusé les idées du punk de 1976. Roy, Frank, "Green Day ; fils de punk", Rock&Folk 339, novembre 1995, p22-32.

805.

Au moment de la vague grunge, Rock&Folk consacre un article au groupe de hard-rock des années 70 Black Sabbath dont le son se retrouve dans la plupart des productions du moment. Cf. Roy, Frank, "Black Sabbath, L’œuvre au noir", Rock&Folk 326, octobre 1994, p46-49.

806.

Remarquons au passage la réactivité des maisons de disques, elles aussi promptes à répondre aux nouvelles références des jeunes groupes en proposant assez rapidement des compilations des artistes cités et ainsi tirés de l’oubli. Réactivité due au fait que les opportunités d’avoir un écho dans la presse sont renforcées – alors que généralement les compilations ne rencontrent que peu d’enthousiasme critique (puisque se conjuguent le statut de référence du moment – sujet d’article potentiel – et une actualité discographique concrète – autre potentialité d’article).

807.

Le retour du groupe de rock progressif des années 70 King Crimson est présenté par Libération en liaison avec la scène néo-metal du moment. Dahan, Eric, "King Crimson, Robert Fripp frappe", Libération, 13 mai 1995, p27.

808.

Un lecteur remerciant le journal de lui avoir fait découvrir en Black Sabbath les origines de sa musique préférée, le grunge. Courrier des lecteurs, "Bat’ Sabbath", Rock&Folk 327, novembre 1994, p88-89.

809.

« ‘C’est comme Nirvana’ ‘ aujourd’hui : les mômes en ont rien à foutre de savoir d’où ça vient !’ ». Manœuvre, Philippe, "Jérôme Soligny, Mes disques à moi", Rock&Folk 304, décembre 1992, p21.

810.

La critique est consciente que si le public est en un moment précis féru de hard rock elle aura du mal à lui imposer de la musique acoustique.

811.

Ce qui peut prendre la forme d’un renvoi vers les références anciennes du mouvement ou d’une mise en avant de ses initiateurs. Par exemple Soundgarden a été un des premiers groupes grunge, mais son succès originel fut moindre que celui de certains de ses suiveurs. La presse rock s’emploie alors de corriger cette injustice en le célébrant comme « challenger au sommet » en 1994. Romance, Laurence, "A feu et à Soundgarden", Libération, 8 avril 1994, p32.