a. Différence entre choix critique et ventes publiques

Les choix critiques sont rarement suivis

Pour les producteurs de musiques, la presse rock a sensiblement le même rôle que la presse cinéma pour les producteurs de films, et probablement la même portée 812 . Les reproches adressés à cette dernière lui sont ainsi souvent transposables, ainsi que la place qui lui est accordée : celle-ci devrait idéalement se limiter à faire se rencontrer public et artistes inconnus ou difficiles 813 – et à ne plus intervenir lorsque cette rencontre a eu lieu 814 . Ce schéma se concrétise effectivement en certains cas 815 , mais cela demeure plutôt une exception : en leur grande majorité les artistes réellement soutenus par la critique sont couronnés d’un échec commercial.

Cet état de fait n’est pas inconnu de la critique, mais elle ne peut rien faire d’autre que de crier son indignation et répéter son soutien à ces groupes. Au mieux peut-elle espérer influer sur son lectorat, puisqu’elle ne peut obliger le grand public à s’accorder sur ses choix. Les articles se succèdent donc, qui soit dénoncent un échec injustifié 816 , soit hurlent contre une réussite usurpée 817 . Les écarts sont souvent flagrants entre valeur critique et valeur commerciale : des artistes qui paraissent sans importance par la presse spécialisée se retrouvent consacrés par le public 818 , ce qui laisse souvent les chroniqueurs stupéfaits de cette divergence d’opinions 819 . Il existe bien entendu des contre-exemples où les choix du public s’accordent avec la bienveillance critique 820 , mais la norme est plutôt l’opposition choix critique/choix public.

Il semble que la critique spécialisée soit incapable d’apprécier ce qui est populaire, et inversement le public de célébrer ce qui est reconnu par les professionnels. L’écrivain anglais passionné de pop music Nick Hornby avance une explication structurelle. Il remarque que le public ne se retrouve que rarement dans les choix des chroniqueurs parce que ceux-ci préfèrent encenser les artistes difficiles. Ce choix s’explique par le fait que leur métier les oblige à écouter beaucoup de disques ‘«’ ‘ qui, dans leur majorité, sont insipides et interchangeables ’ ‘»’ : dès lors ils réagissent avec excitation lorsque quelqu’un sort des sentiers battus, comme par exemple en proposant ‘«’ ‘ un album qui promeut une tronçonneuse au rang d’instrument ’ ‘»’ ‘ 821 ’. Ce qui peut laisser plus perplexe l’auditeur lambda qui n’est pas noyé dans une pratique auditive exhaustive.

La question du goût est donc au centre du problème de l’adéquation entre critique et public. Elle se rapproche de celle de l’élitisme de la presse rock : elle n’apprécie que rarement ce qui est populaire pour préférer ce qui est difficile d’accès et demande une certaine culture. S’est instaurée ainsi au sein des rédactions spécialisées une sorte de bon goût, d’esprit de sérieux à découvrir dans la futilité du rock, qui empêche tout rapprochement avec le populaire. Une position qui peut se transformer en limite, par le risque de juger ou d’écarter a priori toute une frange de la production discographique pourtant digne d’intérêt. 822 Et ainsi de perdre tout rapport avec les consommateurs de musique rock. 823

En conséquence de tout cela, la critique se pose des questions sur son utilité. Les groupes qu’elle encense ne vendent rien, et sont surpassés en chiffres de ventes par ceux qu’elle décrie. Si ses conseils ne sont pas suivis, à quoi sert-elle ? A simplement informer ses lecteurs sur les sorties discographiques du moment ? Si tel est le cas, elle est condamnée. Limiter le rôle de la presse spécialisée à de la simple publi-information revient à la positionner sur le même marché que les chaînes télévisées musicales comme MTV ou MCM. Or ses reportages couchés sur papier risquent de paraître « ‘caduques’ » 824 face aux sons et aux images proposées. 825

Notes
812.

L’influence directe de la critique sur les ventes de disques sont difficilement chiffrables : il faudrait pour cela que tous les acheteurs de disques remplissent un questionnaire où ils pourraient indiquer les raisons de leur achats. Mais la simple observation des charts et des listes de préférence critiques démontrent un certain manque d’adéquation entre les deux..

813.

Et à informer les maisons de disques sur les potentialités de ces derniers si elles ne le soutiennent pas déjà.

814.

Cette considération est notamment exprimée par le réalisateur Patrice Leconte dans l’affaire qui l’oppose aux critique : « ‘je considère que la critique peut être très utile. Par exemple, dans le cas d'un filin comme celui d'Emmanuel Finkiel, Voyages, il n'y a rien à dire: c'est la critique qui permet de remplir une salle de 800 personnes là où sans elle il y en aurait probablement eu 50. Mais, pour le reste, dans ce qu'on appelle le «triangle des Bermudes» de la presse française, c'est-à-dire ’ ‘Libération, Télérama, le Monde’ ‘, quels sont les films populaires de qualité qui y trouvent grâce? Aucun, jamais.’ ». Séguret, Olivier, "Leconte aux critiques: stop la violence," Libération, 25 octobre 1999, p36-37.

815.

L’artiste anglais Baby Bird a ainsi suivi la route idéale : ses albums indépendants ont d’abord suscité la curiosité de la critique, laquelle a mené à l’engouement du public et enfin à la signature avec une grande maison de disque (Virgin). Barbarian, "Comment Baby Bird prit son envol," Libération, 31 janvier 1997, p34.

816.

Libération trouve ainsi « révoltant » que le groupe californien Idaho, qu’il considère comme « ‘magnétique’ », n’arrive pas à vendre ses disques. Bernier, Alexis, "Etats d'âme d'Idaho," Libération, 28 novembre 2000, p36.

817.

Le groupe de hard-rock Def Leppard est par contre reconnu comme un gros vendeur « ‘malgré les recommandations de la critique’ ». Ducayron, Philippe, "Essieux les Anglais, Still British ?", Rock&Folk 298, juin 1992, p56-58.

818.

Le groupe Jamiroquai se retrouve ainsi au sommet des charts alors que personne n’aurait misé sur lui dans la profession. Dahan Eric, "La soul virtuelle de Jamiroquai", Libération, 3 décembre 1996, p35.

819.

Le même Jamiroquai étant unanimement reconnu comme un voleur par la critique (l’influence flagrante de Stevie Wonder n’est pas reconnue et précisée à ses admirateurs, ce qui s’apparente à un vol selon les critères critiques), tandis que le public le considère comme un génie. Meyer, Patrick-Olivier, "Super Jaimie", Rock&Folk 329, janvier 1995, p44-47.

820.

L’Américain Ben Harper par exemple dispose en France d’un large public après avoir été soutenu par la presse locale, alors qu’il est beaucoup moins connu dans son pays d’origine. Cf. Daoudi, Bouziane, "L’art à part de Ben Harper", Libération, 14 février 1996, p34.

821.

Hornby, Nick, 31 Songs, Paris, Editions 10/18, 2004, p81-82.

822.

Sur la question du bon goût et du rock, se reporter à l’article reproduit en annexe (document 10).

823.

Rappelons encore une fois que lorsque nous employons le terme de public nous ne comprenons que le public rock, soit celui qui peut potentiellement être touché par les indications de la presse spécialisée. Si nous voulons parler du public au sens large, hors de la niche rock nous employons le terme de grand public.

824.

Manœuvre, Philippe, "Edito," Rock&Folk 312, août 1993, p3.

825.

On peut d’ailleurs rapprocher de la prise en compte de cette nouvelle concurrence l’augmentation du recours aux compilations CD offertes avec le magazine pour donner un aperçu auditif de ce qui est présenté dans ses pages.