Le succès commercial n’est pas une fin en soi

La presse spécialisée aime à encenser ceux qui sont considérés comme anticommerciaux, ceux qui n’ont pas accès aux grands réseaux de diffusion 826 . Elle croie en une séparation nette entre l’artistique et le commercial, ou tout du moins en une supériorité de la première. C’est pourquoi elle est capable de consacrer une grande part de son attention à des artistes à l’importance commerciale relative 827 , ou de les encourager tout haut lorsque ceux-ci font des choix artistiques les éloignant du succès populaire 828 .Les chroniqueurs sont tellement habitués à cette séparation entre leurs choix et les résultats commerciaux qu’il leur arrive d’exprimer leur étonnement lorsque l’un de leur poulain rencontre le succès 829 . Il faut d’ailleurs nuancer cette notion de succès lorsqu’elle est utilisée dans les pages de ces magazines. Prenons pour exemple la sortie du nouvel album de Cure en 1996 : le quotidien Libération y consacre sa couverture, et l’article qui parle de « ‘sortie triomphale’ » a même pour titre « ‘le couronnement de Cure’ » 830 .Le lecteur pourrait croire à un succès commercial, mais quelques mois plus tard il apprend qu’il n’en est rien. Le même journal publie un article où il parle des difficultés rencontrées par le groupe : l’album se vend mal, la tournée n’affiche pas complet, et le journaliste se demande si ce n’est pas l’heure du déclin 831 . Ce qui donne une idée de la distinction entre la notion de succès critique de celle de succès commercial.

Il apparaît au final que l’optique commerciale n’entre que peu en compte dans les avis émis sur la production discographique. Bien sûr, lorsque est évoqué le cas d’un artiste possédant déjà un public, la question peut être posée de savoir si son nouveau disque peut égaler les chiffres de vente du précédent. Mais pour ce qui est des artistes émergeant, les chroniqueurs se risquent rarement à un pronostic en chiffre. Ils se contentent de juger la seule qualité artistique, en délaissant la question du potentiel commercial. Si elle a lieu, la référence à un possible succès public se fait toujours au détour de la critique, mais n’en est jamais l’épine dorsale 832 .

Pourquoi ce désintérêt pour la valeur commerciale des œuvres ? Parce que le succès commercial apparaît sinon vain du moins secondaire à la critique 833 . Pire encore : le succès commercial vampirise l’artiste et son œuvre. Les groupes qui ont connu des bons chiffres de vente sont condamnés à répéter ce résultat. Cet objectif devient le seul résultat remarquable : peu importe dès lors la valeur artistique du projet, le sujet principal à leur propos n’est plus la musique, mais les chiffres de vente. L’image médiatique se transforme : on ne parle plus d’un groupe de musiciens ou d’un artiste, mais d’un phénomène commercial 834 . Ces groupes sont passés dans une autre catégorie vis-à-vis des chroniqueurs : celle des groupes vendeurs, catégorie qui a ses propres critères de réussite. Tout le succès d’un disque, et la viabilité de l’artiste, reposent alors sur ses résultats commerciaux 835 .

Notes
826.

Les groupes qui ne sont pas diffusés sur les grands réseaux télévisés ou radiophoniques, donc présentés au grand public. Le problème se pose par contre avec les chaînes musicales citées plus haut : même la musique jugée anticommerciale y possède un créneau de diffusion, généralement nocturne. Preuve que 1) les chaînes de télévision musicales peuvent effectivement entrer en concurrence avec la presse rock ; et que 2) le terme de musique anticommerciale est inapproprié puisque cette offre répond à une demande, donc à un public, et est donc susceptible d’être rentabilisée.

827.

Ainsi de Tricky : son premier album trip hop lui a apporté une réputation de petit génie musical, mais celle-ci est bien supérieure à ses ventes réelles de disques. Bernier, Alexis, "Tricky tourne la page trip-hop," Libération, 6 novembre 1996, p31-32.

828.

Le même Tricky, suite à la reconnaissance de son premier opus, décide ainsi de sortir un deuxième effort sous un autre nom, Nearly God, sous les applaudissements de la critique. Coroller, Valérie, "Nearly God," Rock&Folk 346, juin 1996, p68.

829.

Il est fait par exemple mention d’un « ‘succès inattendu ’» à propos du groupe Garbage et de son alchimie pop-techno-grunge jugée a priori trop expérimentale. Richardson, Andy, "Les voix de Garbage," Rock&Folk 344, avril 1996, p24-25.

830.

Rigoulet, Laurent, "Le journal d'un Cure de campagne," Libération, 4 mai 1996, p26-27.

831.

Renault, Gilles, "Un dernier Cure avant fermeture ?," Libération, 15 octobre 1996, p38.

832.

Le critique de l’album de Billy Ze Kick – qui obtiendra un large succès populaire avec Mangez-moi – ne fait ainsi qu’émettre l’hypothèse d’un « carton » « ‘si les radios ne sont pas effarouchées’ ». H.M., "Billy Ze Kick et les Gamins en folie," Rock&Folk 322, juin 1994, p61.

833.

Elle se moque ainsi de cette course au résultat en employant le vocabulaire sportif à propos de certains cas : Oasis a ainsi réussi à « ‘doubler tous les prétendants’ » au titre de groupe pop de l’an 2000. Angevin, David, "Oasis, les frères Gallagher attaquent l'Amérique," Rock&Folk 344, avril 1996, p46-51.

834.

Manœuvre, Philippe, "Oasis, Ultime razzia," Rock&Folk 361, septembre 1997, p34-41.

835.

La critique précise ainsi que l’album cuvée 2000 d’Oasis doit « ‘répondre à toutes les attentes’ » pour sa survie. Or celles-ci sont, dues au antécédents du groupe, de l’ordre des millions de disques vendus dans la ferveur de toute l’Angleterre. Deluermoz, Cyril, "Oasis," Rock&Folk 391, mars 2000, p52-57.