b. Le triomphe commercial est par essence suspect

Les difficultés liées à la célébrité

Dans les faits d’ailleurs, la plupart des artistes gèrent mal ou appréhendent le succès lorsqu’il les touche. Les exemples sont nombreux de groupes qui se retrouvent déstabilisés. Certains en subissent même des conséquences plus ou moins fâcheuses : certains groupes subissent un recul plus ou moins volontaire 848 quand d’autres font carrément le choix de jeter l’éponge face à la pression éprouvée 849 .Il faut rappeler que la décennie a débuté sous le règne de Nirvana, groupe grunge (donc sous influence punk, donc soumis à l’éthique rock), qui face au succès planétaire de son second album déclarait ‘«’ ‘ ce qui nous est arrivé est irréversible ’ ‘»’ ‘ 850 ’.Le succès est présenté comme une maladie honteuse, contre laquelle rien ne peut prévenir (le groupe est passé du succès d’estime aux ventes par millions 851 ) dans un premier temps, et dont il faut tout faire pour se détacher (le disque suivant et ultime sera une tentative de son auteur de déplaire au grand public en étant anticommercial au possible 852 ). Le suicide du chanteur apportera encore plus d’arguments (plus ou moins valides) sur la pression insupportable imposée par l’univers de la musique : si son geste n’est pas porté en exemple, l’éthique qu’on croit y déceler derrière – et derrière la gestion de l’ensemble de sa carrière – est respectée.

Ce monde impitoyable du rock business a au moins un mérite : celui de mettre en évidence l’importance de l’éthique pour les acteurs du rock. Lorsqu’ils sont confrontés au succès public – et encore plus au succès grand public, c’est-à-dire en dehors du public spécialisé –, les artistes rock et les chroniqueurs se posent de nombreuses questions quant à la validité de leurs choix 853 . Cela en est tel que certains groupes prennent des décisions pour se prévenir de succès trop massif. Dans le seul cas de la scène rock française, nous pouvons citer Noir Désir qui gagne le respect de tout le milieu rock pour avoir refusé de promouvoir une de ses chansons sur le plateau télévisé de Sacré Soirée 854 , malgré les efforts de sa maison de disque pour obtenir ce passage inédit pour ce genre de groupe 855 .

Les concessions faites au grand public – ou du moins les faits perçus comme tels – sont considérées comme des crimes selon l’éthique rock. Si un artiste parle à trop de gens en même temps, c’est qu’il ne dit rien d’intéressant. Un public limité de connaisseurs est a priori meilleur qu’une foule indistincte, car potentiellement plus sensible de partager quelque chose avec l’artiste. Tout cela reste flou, mais ces notions sont reconnues par tous comme irréfutables. Il n’a qu’à voir l’exemple des Rolling Stones eux-mêmes qui, pour retrouver un peu de crédibilité musicale après leur tournée des stades, entament une série de concerts dans des petites salles alors que le public répondrait présent pour un nouveau tour gigantesque 856 . Tout le monde applaudit la démarche, car ces concerts sont pris d’assaut – les places sont limitées – par les vrais amateurs de musique, les vrais fans, qui les reçoivent comme une dédicace à leur motivation – ce qui n’est pas comparable aux concerts donnés devant des foules immenses. On se rend alors compte que l’éthique rock a parfois des airs de ressemblance avec un certain snobisme : un concert est meilleur si seul les connaisseurs y ont accès, une chanson n’est bonne que si elle est entendue par des gens qui la méritent… Il existe dans le rock une sorte de mépris de classe culturelle, qui l’empêche de totalement se reconnaître comme culture populaire.

Le rock tel qu’il est défendu dans la presse spécialisée se conçoit en effet plus comme mouvement artistique, voire avant-gardiste, que véritablement populaire. Le succès, donc la popularité, n’y est pas une bonne chose : il est considéré comme « ‘envahissant ’» 857 . Comme s’il risquait de happer l’artiste hors de sa sphère, de son milieu, et de le projeter dans un monde perverti, le monde populaire. C’est bien de cela qu’il s’agit lorsque l’on énumère les raisons invoquées contre le succès : l’artiste atteint par le succès a changé de monde 858 , il n’appartient plus à celui du rock mais à un autre, de moindre qualité, celui de la musique populaire.

Notes
848.

Le groupe techno Underworld, déstabilisé par le succès, mettra deux ans à revenir. Besse, Marc, "Un monde à part," Les Inrockuptibles 189, 10 mars 1999, p22-24.

849.

Le groupe néo-punk Green Day fera lui le choix volontaire d’arrêter toute activité « ‘pour ne pas tomber dans les travers du business rock’ ». Acin, Nikola, "Green Day, le second souffle," Rock&Folk 363, novembre 1997, p24-25.

850.

Romance, Laurence, "Nirvana au top," Libération, 24 juin 1992, p40-41.

851.

Bates, "In bed with Nirvana," Les Inrockuptibles 33, janvier-février 1992, p70-74.

852.

Tellier, Emmanuel, "L'enfer c'est les autres," Les Inrockuptibles 49, octobre 1993, p54-62.

853.

Le groupe toulousain Zebda qui se retrouve avec son Tombez la chemise auteur du tube de l’été 1999. Le groupe, très engagé dans le milieu associatif, notamment antiraciste, se demande dans Libération jusqu’où il est capable d’assumer une chanson probablement chantée par les « ‘blaireaux fachos’ » qu’il a l’habitude de dénoncer dans ses disques. Renault, Gilles, "Mouiller la chemise," Libération, 6 septembre 1999, p31-32.

854.

Une émission télévisée de variété, très populaire à l’époque, censée assurer la reconnaissance publique aux artistes s’y produisant.

855.

Roy, Frank, "Colère noire," Rock&Folk 318, février 1994, p46-51.

856.

Roy, Frank, "Rolling Stones, Plan unplugged à Amsterdam," Rock&Folk 335, juillet 1995, p26-31.

857.

Terme employé à propos du succès rencontré par le chanteur de Radiohead. Basterra, Christophe, "Ondes courtes," Rock&Folk 332, avril 1995, p24-26.

858.

Un membre de Rage Against The Machine prend pour exemple de cette errance Guns N’Roses :« ‘ils avaient déjà changé de bord. Voilà un groupe qui au départ vivait sur le fil du rasoir et personnifiait, allez, disons les forces maléfiques de Hollywood, et qui soudain est devenu un genre de numéro de Las Vegas boursouflé et honteux. Le succès ne leur a pas convenu du tout. (…) on ne pouvait plus les prendre au sérieux. Ils étaient devenus des rock-stars comme les autres, pompeux, creux.’ » Manœuvre, Philippe, "Rage Against The Machine, Le rouge et le noir," Rock&Folk 345, mai 1996, p44-49.