Vendre équivaut à se vendre

Devenir un gros vendeur est quasi synonyme de faire des concessions à l’industrie du disque selon les préceptes de la critique 859 . Tout ce qui a trait à des efforts pour plaire au grand nombre est condamné et accusé d’être « marketé ». Les insultes alors proférées sont révélatrices : les groupes qui font ces concessions sont accusés de « ‘professionnalisme’ » 860 . Le rock tel qu’il est idéalisé par la presse spécialisée doit être une passion, voire un art de vivre, mais en aucun cas un métier, car si tel était le cas la dimension économique de la chose deviendrait primordiale : on ferait du rock pour gagner sa vie, et non plus pour la sauver. 861 Il y aurait une sorte de sécularisation de la pratique qui ôterait toute foi en la musique, toute primeur à sa valeur artistique.

Les normes critiques condamnent sans ambiguïté la place de l’argent dans la musique populaire, et lui opposent une sorte de désintérêt rock. Il ne saurait exister de gestion autre qu’artistique d’une carrière dans le rock – du moins on refuse d’y porter intérêt –, alors que la musique populaire est suspectée de laisser une large place à la logique commerciale. La notion de crédibilité artistique semble ainsi incompatible avec celle de résultats financiers. Des cas comme celui de Madonna imposent à la critique de se poser la question : est-ce de l’art ou du commerce 862  ? Or le fait même de poser la question suppose déjà une réponse : si le moindre rapprochement est possible avec le commerce, c’est que l’art en question est déjà corrompu. Et une fois ce jugement rendu, il semble ardu d’y revenir dessus. La même Madonna aura ainsi toutes les peines du monde à retrouver une crédibilité artistique dans les années 90, même en réussissant à se rapprocher de ce que la critique considère comme le plus stimulant du moment 863 . Une fois que la marque infamante du succès a touché un artiste, ce dernier a le plus grand mal à séduire sur le plan artistique 864 .

Les accointances avec les puissances commerciales sont assimilées à des signatures avec le diable. Ceci touche particulièrement les contrats passés avec les majors du disque. Rappelons ici le schéma classique d’une carrière discographique : autoproduction pouvant avoir un rayonnement local, signature avec un label indépendant pouvant offrir un couverture médiatique nationale, et enfin signature avec une grande maison de disque (une major) pour un rayonnement international (dans le cas d’une production anglo-saxonne, les productions françaises se limitant la plupart du temps aux régions frontalières francophones). Chaque passage devrait être salué comme une étape supplémentaire de franchie, mais dans les faits la dernière marche est souvent la plus mal négociée : la signature avec une major est perçue comme une trahison faite aux idéaux du rock indépendant. C’est le résultat d’un long processus distinctif qui trouve son origine dans l’organisation économique du rock. Touchant un public de plus en plus large, le rock est devenu une industrie dans les années 60 : des grandes maisons de disques (CBS, EMI, Philips, Warner, etc.) s’occupent de sa production et diffusion en direction du public de masse. La contre-culture qui apparaît à la fin de cette décennie réclame une musique différente de celle proposée au plus grand nombre, et ainsi se crée la notion de musique underground. Des petites maisons de productions se spécialisent dans cette musique, avec le rock progressif (Virgin), mais surtout avec le punk (qui prône le recours à l’autoproduction pour ne pas avoir à trahir sa musique en direction des exigences du grand public et des maisons de disques qui veulent le satisfaire). Le post punk et les années 80 vont alors voir l’intérêt de la presse spécialisé se tourner en priorité vers ce type de productions, au point d’en faire un style particulier : le rock indépendant 865 . Or les années 90 vont couronner le succès populaire de deux groupes issus de cette scène, REM et Nirvana. Ces deniers vont non seulement diffuser les préceptes indépendants issus du punk – à savoir refuser tout compromis envers le grand public – à l’ensemble du monde rock, mais aussi imposer aux grandes maisons de disques de reconnaître la potentialité commerciale de cette scène indépendante réfractaire aux compromis.

Leur réaction est immédiate : soit elles signent directement les groupes issus du monde indépendant au plus fort potentiel commercial, soit elles créent en leurs seins des divisions indépendantes 866 qui permettent aux artistes alternatifs (l’autre terme pour « indépendants ») de garder une crédibilité et un environnement d’apparence indépendant tout en bénéficiant des moyens logistiques (promotion ,diffusion) d’une major. Mais quel que soit le choix fait par les artistes issus du circuit indépendant, ceux qui passent contrat avec ces maisons de disques ont toutes les chances d’être critiqués 867 . Il apparaît impossible, selon les préceptes rock hérités du punk et repris par l’ensemble de la presse spécialisée, de pouvoir concilier exigences des grandes maisons de disques et fidélité artistique et éthique, car cette dernière sera nécessairement sacrifiée aux priorités commerciales 868 .

L’appartenance à une major est ainsi garante d’une mauvaise image critique, de la même façon que le fait de toucher un trop large public est synonyme de compromissions. Seuls quelques lecteurs s’en offusquent qui, lorsqu’ils viennent à la défense de leur groupe favori – ici U2 –, relèvent que le crime principal de ce dernier, au-delà de tout critère musical, est principalement d’appartenir à ‘«’ ‘ une vilaine major company du music business qui les oblige à sortir une compile un mois et demi avant Noël ’ ‘»’ ‘ 869 ’. Ils posent alors la question aux journalistes : ‘«’ ‘ Mais pourquoi vomir sur les grosses machines dites commerciales ? ’ ‘»’, et ce systématiquement, puisqu’il prédit à l’avance le retour de bâton déjà évoqué qui ne pourra que se produire avec les artistes actuellement dans les bonnes grâces de la presse 870 . Etre populaire n’est pas un gage de qualité pour la presse rock, mais plutôt un signe de méfiance. Car ce qui touche le grand public ne touche pas le public rock, qui s’est depuis la contre-culture des années 60 complu dans la notion de musique underground, indépendante ou alternative (selon les terminologies de l’époque) face à une musique facile de grande consommation. Cette dernière lui paraît critiquable a priori 871 parce qu’elle est tournée non pas vers la seule réussite artistique mais vers le résultat commercial : la musique ne s’adresse plus à un auditeur potentiel, mais à un client, schéma que refuse la presse rock. 872

Il semble ainsi que la critique française est restée sous l’influence prépondérante des thématiques punks, notamment celle qui considérait que l’on arrivait à vendre des disques, c’est que l’on s’était forcément vendu au système des grandes compagnies de disques, que l’on s’était adapté à leurs règles et autres normes pour appartenir à la grande consommation (qui conçoit dans l’idéal la musique comme environnementale : elle ne doit pas gêner le client de supermarché dans ses achats). Si un disque se vend comme des paquets de lessive, c’est forcément qu’il a perdu quelque chose de l’essence du rock, de son agressivité fondamentale envers la norme. Selon cette logique, un objet culturel qui se présente estampillé « succès public » a toutes les chances d’être jugé négativement par le critique avant même son écoute. La chose est de notoriété publique, les journalistes eux-mêmes n’hésitant pas à le relever : ‘«’ ‘ Il est de bon ton de descendre en flammes ce que les foules acclament de leurs suffrages… ’ ‘»’ ‘ 873 ’ ‘.’

Notes
859.

Se basant sur l’exemple du rap, Olivier Cathus rappelle que l’industrie du spectacle cherche dans la rue de nouvelles modes, qu’elle risque de vider de leurs contenus en cherchant à les faire correspondre aux exigences médiatiques. Si elle ne crée pas de toute pièce un faux représentant de ces modes (qui a l’avantage de se plier à ses règles), elle peut en prendre un vrai (reconnu dans son micro-milieu) pour l’adapter au format médiatique. L’artiste ayant signé peut alors être accusé de s’être vendu, d’avoir trahi la base, et perd le respect de celle-ci et sa crédibilité. La rue se révèle ainsi dans le rap garante de l’authenticité. Cathus (1998), p140-141.

860.

Manœuvre, Philippe, "Aerosmith, Get a grip," Rock&Folk 310, juin 1993, p76.

861.

Rock’n’Roll saved my life, chanson du Velvet Underground proto-hymne de la presse rock.

862.

Ox, Phil, "Like a movie," Rock&Folk 286, (juin 1991): 22.

863.

En l’occurrencedes « ‘producteurs très dans le vent’ », ceux de Massive Attack et de Björk. In Coroller, Valérie, "Madonna, Bedtime stories," Rock&Folk 328, décembre 1994, p62.

864.

Lorsqu’en 1998 Madonna retrouve enfin de sa crédibilité artistique, la presse utilise les termes de « rédemption » de « l’executive woman ». Relevons tout le poids des mots : la dame faisait du commerce mais a été sauvée par un retour vers l’art, les deux activités semblant ne pouvoir être conciliées en même temps. Santucci, Françoise-Marie et Renault, Gilles, "Madonna illuminée," Libération, 27 février 1998, p28-30.

865.

En 1980, les hebdomadaires anglais créent un classement spécifiques des meilleurs ventes de disques indépendants, qui peuvent représenter jusqu’à 30 % des ventes globales. Cf. Chompré, Patrick et Assayas, Michka, Dictionnaire du rock, 2000, s.v. "Indépendant (Rock)," p831-832.

866.

Cf. H.M., "Goût Indé," Rock&Folk 307, mars 1993, p26-27.

867.

Par exemple, le groupe néo-punk Offspring, après avoir apporté la fortune au label indépendant Epitaph, fait le choix de signer avec une major du disque, Sony. Ils seront alors accusés de « trahison » par l’ensemble du milieu rock, musiciens et journalistes. Acin, Nikola, "The Offspring, Touchez pas au grisbi," Rock&Folk 355, mars 1997, p50-55.

868.

La question s’est notamment posée à propos du groupe Rage Against The Machine, qui se présente comme défenseur d’un discours révolutionnaire tout en étant signé par la major Sony. La presse aime à souligner ce qu’elle considère comme une incohérence : on ne peut professer un tel discours au sein d’une grande maison de disque, ce n’est pas crédible. Confrontés au problème, les membres du groupe prétendent espérer « ‘faire péter tout le système dont Sony fait partie’ ». H.M., "Rage Against The Machine, Carton rouge", Rock&Folk 323, juillet 1994, p30-33 et Romance, Laurence, "Qui veut noyer son rock l'accuse de la Rage Against The Machine", Libération, 9 septembre 1993, p40.

869.

(et suivants) Courrier des lecteurs, "Vomir," Rock&Folk 380, avril 1999, p7.

870.

« ‘Qu'écrirez-vous sur les Smashing Pumpkins’ ‘, Garbage’ ‘, Radiohead’ ‘, Björk’ ‘ (par ailleurs tous excellents) quand ils auront pris plus de poids ? Vous les descendrez en flammes, comme les Pearl Jam’ ‘ après les avoir adulés ?’ ».

871.

Ce que dénonce (dans un cadre du cinéma applicable au rock) Patrice Leconte en disant que « le pire argument critique que j’ai entendu c’est « ‘On peut en dire du mal, puisque de toute façon ça va très bien marcher’ », ce qu’il juge – non sans raison comme nous l’avons vu – comme du mépris. Séguret, Olivier, "Leconte aux critiques : stop la violence," Libération, 25 octobre 1999, p36-37.

872.

Ce schéma peut certes se transposer au rock, mais la presse rock refuse alors de le prendre en compte. Le rock n’est pas un simple produit de consommation, il est censé être d’un apport essentiel à l’auditeur. Du coup, les considérations d’ordre économique dans les relations qui existent entre auditeurs et artistes sont volontairement écartées, comme si la musique, sa production et sa consommation, existait hors des contingences matérielles.

873.

Même si, lorsqu’un tel aveu est formulé, c’est pour permettre au critique en question de se présenter comme rebelle au sein de la profession : « ‘Souvent, le procédé fonctionne. Et parfois, une chanson s'impose avec la puissance d'un classique. (…) Numéro un dans tous les charts américains, tombeur de la crevette rose Jordy au Top 50 français, ’ ‘I Will Always Love You’ ‘ [de Whitney Houston] impose le respect. » ’Cachin, Olivier, "The Bodyguard, Original motion picture soundtrack," Rock&Folk 307, mars 1993, p70-71.