Le succès assimile à la variété

En France, l’opposition musique populaire de grande consommation et rock se résume à une opposition de ce dernier avec la variété. Si dans les pays anglo-saxons le rock a toujours été vendeur, en France la variété a longtemps accaparé ce rôle. Il est assez difficile de trouver une définition précise de ce qui constitue la variété : elle serait une dégénérescence de la chanson française dans les années 70 874 , la descendance des yéyés des années 60. Elle présenterait en fait tous les traits d’une musique pop (au sens anglo-saxon du terme) proposée en français. Dans les articles des journaux spécialisés, les nuances existant entre variété et rock ne sont que rarement explicitées. Les arguments se limitent souvent à des listes de références, de noms de musiciens 875 , sans que jamais ne soit établie de règle stricto sensu sur ce qui est rock et ce qui ne l’est pas, l’hypothèse de la barrière de la langue étant elle-même rejetée.

Le flou de cette distinction s’exprime dans la tentative de définition de Patrick Eudeline : le rock serait comparativement à la variété une musique qui ‘«’ ‘ est une certaine manière de synthétiser une génération, sa culture, tout ça. Mais ça se sait d’instinct. Si le mec se drogue et met la guitare à dix, c’est du rock. Chez Guy Lux, c’est plutôt variété… ’ ‘»’. Dès qu’un artiste rock vend ses disques en grande quantité, qu’il touche un public plus large que le public rock avec l’appui des grands moyens de diffusion (émissions de télévision, passages radios), il est soupçonné d’être passé dans le camp de la variété, de la même manière que l’on passe chez l’ennemi. Et à cela, une seule explication paraît plausible : il a dû faire des concessions envers le grand public 876 .

Pourquoi un tel mépris pour la variété 877 de la part de la critique rock ? La définition d’un dictionnaire généraliste (le Larousse) peut nous aider à le comprendre : selon lui les variétés (au pluriel) sont un ‘«’ ‘ spectacle, [une] émission présentant diverses attractions (chansons, danses, etc.) ’ ‘»’. Le crime de la variété, vis-à-vis du rock, est ainsi de ne pas être fondamentalement tournée vers la musique et vers l’art, mais vers la seule distraction du public quels que soient les moyens utilisés. La musique n’est qu’une forme parmi d’autres utilisées dans un but essentiellement récréatif, alors que la presse rock la considère comme essentielle dans l’optique d’une révélation de l’individu à lui-même. La variété, la culture populaire est méprisée parce que son but premier et visiblement unique est de gagner de l’argent, et ce hors de toute considération artistique 878 mais avec comme alibi l’adhésion du public. 879

Il existe pourtant un point primordial que la critique n’aborde que rarement : en règle générale, la musique de grande consommation vise avant tout le grand public, et principalement les pré-adolescents qui sont devenus, au cours de cette décennie, une clientèle solvable pour l’industrie du disque. Or le rock n’a finalement que peu faire de ce public : il vise les adolescents et les jeunes adultes en priorité. Pourquoi dès lors critiquer ce type de musique qui n’entre pas en concurrence avec lui ? La musique de grande consommation, comme par exemple celle incarnée par les boys-bands, est clairement calibrée pour le marché des plus jeunes, et répond ainsi à des attentes précises : la musique n’y a pas la part la plus importante du succès, c’est l’existence médiatique (via les images : télévision, magazines) des stars qui est primordiale 880 . La musique populaire, ou variété, ne joue pas sur le même terrain que le rock (elle appartient plus à la catégorie du phénomène culturel que de l’événement musical proprement dit 881 ), de même qu’elle ne touche pas le même public 882 .

Les raisons du courroux de la critique face à la musique populaire reposent sur le fait que parfois cette dernière utilise les apparats du rock pour se vendre et qu’ainsi elle dénature le genre en son entier. En 1996 par exemple, Rock&Folk s’inquiète de voir que le plus gros vendeur de disques aux Etats-Unis est présenté comme rock alors qu’il propose une musique « ‘sage, édulcorée et familiale’ » 883 .Si le rock en vient à être identifié ainsi, il ne pourra plus espérer incarner la rébellion comme il l’a fait jusqu’ici, et perdra alors une part non-négligeable de son identité – surtout en France où il reste tributaire de toutes les valeurs contre-culturelles qui lui ont été conférées dans les années 60-70. Résultat, la presse rock n’a que trois choix face à la musique populaire : soit elle l’ignore (choix le plus fréquent), soit elle la raille (choix occasionnel), soit elle analyse les raisons de son succès (choix le plus rare). Mais jamais elle n’en parle comme d’une production discographique normale, méritant attention : ce qui fait que le lecteur novice peut se demander à la lecture de ces magazines si ceux-ci ne sont pas déconnectés de la réalité discographique du pays 884 .

La presse regorge d’arguments pour rejeter le succès commercial. Celui-ci ne peut selon ses dires que brider la créativité des artistes, leur imposer une soumission aux attentes du plus grand nombre, bref les éloigner de l’éthique rock. L’argent reste synonyme de corruption pour les journalistes spécialisés. Là serait la dernière marque de rébellion du rock : son refus d’être assimilé à la musique du plus grand nombre, à la culture régie par des objectifs commerciaux. Pourtant des exemples vont venir démontrer que ce rapport n’est pas nécessairement obligatoire.

Notes
874.

Sabatier, Benoît, "La chance aux chansons," Technikart 12, mai 1997, p20-24.

875.

Dick Rivers est variété, Bijou est rock, etc. (et suivants) La Rédaction, "Rock Français, le débat," Rock&Folk 364, décembre 1997, p52-57.

876.

Ce que Les Inrockuptibles, dans une des rares tentatives de cerner musicalement les divergences variété/rock, appellent « ‘l’artillerie lourde’ » : « ‘arrangements pompiers, groove pachydermique, textes engagés (‘’le sida, c’est pas sympa’’) et look bohémien chic qui rend le quartier de la Bastille si jeune d’esprit’. ». Conte, Christophe, "La Lyonnaises des zozos", Les Inrockuptibles 1, 15 mars 1995, p66.

877.

Dans son ensemble, quelques figures du genre pouvant recevoir le soutien de la critique (Christophe, Joe Dassin). Sabatier, Benoît, "La chance aux chansons," Technikart 12, mai 1997, p20-24.

878.

« ‘Dans quelques années, quand on analysera, devant une cour martiale, les raisons de la mort de la pop-music, les premières balles seront pour quelques maisons de disques à l'inconscience et à la vue courte phénoménales. Prenons les charts anglais de la mi-décembre. Sur les trente premiers singles classés, au moins la moitié viennent de douteuses inventions calibrées en réunion marketing, recrutées sur casting et photocopiées à l'infini. De boys' bands en bâches' bands, jamais le cynisme, la vulgarité et le mépris de la musique n'avaient été à ce point revendiqués, imposés en règles. Si on travaillait aux X-files, on y verrait même un complot, destiné à humilier le rap - la plupart de ces mistons ou de ces radasses incorporent des beats et rimes hip-hop dans leur soupe surgelée - et à dégoûter à vie de tout désir de musique. ’». Beauvallet, JD, "Le krash et les cracks," Les Inrockuptibles 132, 24 décembre 1997, p58-60.

879.

Sans que n’entre jamais en compte dans ce discours promotionnel le fait que le public « choisit » ces produits en raison du soutien logistique (passages radio et télévisés à répétition) qui leur est accordé. Cf. Malnuit, Olivier, "Le Top 20 des vendeurs de soupe", Technikart 19, février 1998, p54-55. 

880.

Rigoulet, Laurent, "Comment les boys band," Libération, 22 février 1997, p36-37.

881.

Ce qui peut expliquer sa présence dans les pages des magazines culturels rock. Cf. Tellier, Emmanuel, "Rance machine," Les Inrockuptibles 16, 28 juin 1995, p28-30.

882.

Ce qui n’est pas nécessairement négatif, ainsi que l’indique un lecteur évoquant le cas de deux fillettes s’étant suicidées par fascination pour Kurt Cobain : il vaut alors effectivement mieux que « les gamines écoutent des boys bands » plutôt que du rock et son culte de l’autodestruction. Courrier des lecteurs, "Balai," Rock&Folk 359, juillet 1997, p105.

883.

Soligny, Jérôme, "Hootie & The Blowfish, Les hommes du président," Rock&Folk 348, août 1996, p22-23.

884.

Notons d’ailleurs que le lecteur fidèle a lui parfaitement intégré cette séparation musique populaire/musique rock. Lorsque Les Inrockuptibles font paraître une chronique positive du premier album des Spice Girls, girls-band au succès planétaire, de nombreux lecteurs s’offusquent, accusant le journaliste responsable de la chronique d’avoir confondu leur journal avec Salut/OK Podium, publication destinée aux jeunes adolescentes. Ceci alors même que le journaliste en question avait pris les devants en fournissant des arguments recevables (qualité de l’écriture mélodique, refus de la mièvrerie en cours dans ce type de productions). Beauvallet, JD, "Epicé, dessalé," Les Inrockuptibles 80, 20 novembre 1996, p39 et Courrier des lecteurs, "Cher Jean-Daniel Beauvallet," Les Inrockuptibles 82, 4 décembre 1996, p10.