c. Rencontre des choix critiques et des chiffres de ventes

Crédibilité et succès ne sont plus inconciliables

Les notions de crédibilité artistique et de succès commercial semblent ainsi difficilement conciliables avec les règles suivies par la rock critique. Pour exemple, l’incarnation première de la réussite commerciale, le hit, est par nature critiquable, car nécessairement soumis aux diktats de la culture populaire – sinon il n’aurait pas pu satisfaire le grand public. Le hit de l’été représente le summum de cette classification. Depuis la fin des années 80 et le phénomène commercial de La Lambada, celui-ci ne semble pouvoir exister que grâce au support des médias populaires et des grandes maisons de disques associées à d’autres grandes entreprises (la boisson Orangina dans le cas originel de La Lambada). Et dans les faits les hits de l’été des années suivantes sont bien le fruit d’une alliance entre chaînes de télévision, maisons de disques et marques de boisson. Pourtant en 1996 c’est un morceau de rap, Killing Me Softly des Fugees, qui occupe cette place, devançant les produits marketés pour la tenir. 885 Or le morceau avait déjà recueilli les louanges de la critique, qui se réjouit de cette réussite, mais se rend aussi compte que quelque chose est entrain de changer quant à la nature même du hit. Celui-ci peut aussi se révéler être de qualité. Coïncidence qui n’en est pas une, 1996 est aussi l’année où les musiques électroniques, jusque-là rejetées car assimilées à la dance (musique populaire par excellence), commence à fortement intéresser les journalistes de la presse musicale.

L’année suivante, la vague french touch commence à déferler sur les marchés mondiaux : le premier album de Daft Punk est disponible sur une major (Virgin), et reçoit un très bon accueil critique et commercial. En 1998 enfin, Stardust, au touer du tube incontournable de l’été, est loué par la critique et le public, que celui-ci fasse partie des cercles « branchés » ou qu’il soit plus populaire. La presse spécialisée finit par reconnaître qu’un hit de l’été n’est pas nécessairement une chose à haïr – de même qu’un disque qui reste underground n’est pas nécessairement meilleur. 886

C’est alors toute l’échelle des valeurs de la presse rock qui est ébranlée. Il est désormais possible – autorisé ? – de vendre des disques tout en gardant sa crédibilité rock. Certes la presse spécialisée avait déjà reconnu comme rock des groupes qui possédaient un fort potentiel commercial 887 , mais elle ne pensait pas que l’exemple anglais, où des groupes indépendants étaient capables de vendre beaucoup de disques 888 , pouvait être reproduit en France. Or si au début de la décennie vendre des disques et garder sa crédibilité relevait de l’exception 889 , la deuxième moitié des années 90 change la donne : des groupes de rock respectés sont sur la voie du succès grand public 890 , et certains mêmes osent assumer leur éloignement des valeurs originelles pour se rapprocher de la variété 891 sans que la presse ne les accuse de trahison et coupe tout rapport.

Ce bouleversement vient confirmer l’évolution incarnée par les rares exemples de réussite commerciale incontestable qui appartiennent au monde du rock et qui ont de ce fait contribué à en changer la mentalité : les groupes américains REM et Nirvana. Nous allons plus précisément nous intéresser au cas du premier, le second connaissant déjà de nombreuses occurrences au sein de ce travail de recherche. Issu de la scène indépendante américaine, apprécié du public étudiant international, le groupe REM décroche un large succès populaire en 1991 avec son album Out Of Time et les chansons Losing My religion et Shiny Happy People. La presse spécialisée qui a toujours apporté son soutien au groupe se félicite de ce succès mais tient à rester vigilante quant à la conduite de carrière qui s’ensuit. Car avec REM se jouent tous les enjeux posés sur le rock indépendant : est-il capable de sortir de sa niche, de plaire à un autre public, et si oui va-t-il être transformé par ce succès ? C’est toute la question de l’éthique confrontée à la réalité du marché qui est posée avec l’aventure REM.

Or le groupe a cette capacité de ne pas décevoir, du moins philosophiquement – la qualité de ses disques ultérieurs sera, elle, discutée au cas par cas –, la critique spécialisée. Lorsque celle-ci aborde le cas du groupe dans ses articles, c’est toujours sous l’angle de cette problématique du comment connaître le succès et ne pas se renier. La première réponse apparaît avec la sortie du disque suivant le triomphe de Out Of Time : intitulé Automatic For The People, il est salué comme un « ‘coup de grâce au show biz ordurier des Prince’ ‘ et Madonna’ ‘ ’» (artistes jouant dans la même catégorie commerciale). Alors que le groupe s’était fait connaître en partie grâce à une chanson enjouée (Shiny Happy People), son nouvel effort présente onze chansons « ‘tristes à mourir’ », donc éloignées de ce que peut attendre le grand public. La critique le consacre comme « ‘modèle ’» de conduite à tenir lorsque le succès touche un artiste indépendant : savoir rester « ‘indifférent au succès’ » et poursuivre sa propre voie esthétique. 892 Un modèle qui sera effectivement pris en compte par l’autre déflagration entre les frontières rock et populaire, Nirvana, qui ne cache pas son admiration pour le groupe REM et pour son exemple. 893 Plus tard, c’est Thom Yorke, chanteur de Radiohead, qui se met en contact avec le leader de REM Michael Stipe pour écouter ses conseils sur la gestion du succès et de sa pression.

REM démontre qu’il est possible de garder sa crédibilité artistique tout en gérant sa carrière discographique. En 1996, le groupe a les honneurs de la presse en raison de son actualité artistique (un nouveau disque) mais aussi financière : il vient de signer un contrat de 80 millions de dollars pour cinq albums, chiffre supérieur à ceux de Michael Jackson ou Madonna. Avec en bonus une liberté artistique absolue et la propriété des bandes originales 894 , preuve que de tels chiffres n’imposent pas nécessairement des compromissions. Le groupe démontre que l’on n'est pas forcément prisonnier d’un succès, mais qu’au contraire celui-ci peut offrir le droit de faire ce que l’on veut, notamment de sortir un album ‘«’ ‘ majeur et expérimental’ » 895 .Avec REM, la presse spécialisée se rassure : il existe encore dans le monde du rock une « ‘morale’ », malgré l’apparente mainmise des logiques financières dans le milieu discographique.

Notes
885.

Cachin, Olivier, "Fugees, Exodus," Rock&Folk 350, octobre 1996, p26-27.

886.

Sabatier, Benoît, "Hit machine," Technikart 34, juillet-août 1999, p36-38.

887.

Notamment avec les groupes issus de la britpop, comme Blur ou Oasis. Basterra, Christophe, "Blur, top of the pop", Rock&Folk 322, juin 1994, p36-37.

888.

Le groupe Boo Radley, à l’audience française limitée mais à la renommée critique importante, a par exemple obtenu la première place des charts anglais en 1995. Bernier, Alexis, "Boo Radleys ; Peuvent-ils réveiller la pop anglaise", Rock&Folk 337, septembre 1995, p28-29.

889.

On précisait ainsi en 1991 que Noir Désir vendait beaucoup « mais » avec une crédibilité intacte. Soligny, Jérôme, "N’war dez!r", Rock&Folk 283, mars 1991, p44-49.

890.

Noir Désir, toujours eux, sont jugés en 1996 « ‘en passe de devenir énormes’ ». Roy, Frank, "Bertrand, Denis, Sergio et les autres", Rock&Folk 352, décembre 1996, p48-54.

891.

Le rappeur Doc Gyneco, pourtant titulaire d’une légitimité indiscutable et d’une sympathie généralisée de la part de la critique, n’hésite pas à demander « classez-moi dans la variét’ ».

892.

Renault, Gilles, "R.E.M. la mort en chantant", Libération, 15 octobre 1992, p37-38.

893.

Balfour, Brad, "News & flash, Nirvana", Rock&Folk 313, septembre 1993, p8-9.

894.

Renault, Gilles, "Les dernières aventures de R.E.M.", Libération, 16 septembre 1996, p33-34.

895.

Deschamps, Stéphane, "Nouvel horizon", Les Inrockuptibles 171, 28 octobre 1998, p18-22.

Nirvana, interrogé sur sa signature avec une major du disque, explique lui aussi les avantages que l’on peut trouver lors d’une signature avec une grande maison de disques : « Au début, vous étiez sur Sub Pop. Maintenant, vous avez signé sur une major, Geffen. Alors ?

- Alors on se sent très bien. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? La même chose que des centaines de groupes avant nous. ca nous permet d’être connus dans le monde entier et de jouer un peu partout. On a enregistré Nevermind, notre second album, sur Geffen, à L.A. en mai dernier. C’était bien d’avoir du temps pour le faire te de ne pas speeder comme pour le premier, où il avait fallu tout boucler en six jours. C’est sans doute à cause du temps supplémentaire qu’une chanson comme Polly a vu le jour (une ballade acoustique contrastant énormément avec leur hard-punk de prédilection) ». Richard, David, "Bang", Rock&Folk 292, décembre 1991, p40-41.