L’underground peut toucher le grand public

Des artistes jugés difficiles mais soutenus par la critique finissent ainsi par trouver le public, parfois sans autre soutien médiatique que le leur. 896 Le discours de la presse semble finalement pouvoir être entendu, et même présager des évolutions de goûts d’un public plus large – non pas le grand public, mais le public jeune en son ensemble, incluant le public spécifiquement rock et le public plus volatil. Car c’est en effet l’ensemble du public jeune qui impose le rock alternatif en 1995 à des médias généralistes éberlués 897 , qui pensaient que ce type de musique ne pouvait sortir d’une niche limitée d’amateurs.

Les années 90 ont en effet cette particularité de pouvoir offrir à tout sous-genre du rock un engouement hors de son public d’origine. Des artistes jusque-là underground apparaissent dans les listes des meilleurs ventes de disques, devançant parfois les artistes rock mainstream, et côtoyant les musiques de grande consommation. 898 Le public rock se spécialise de plus en plus massivement (il n’existe alors quasiment plus de public rock homogène, mais un public spécifique pour le metal, un pour le néo-punk, un pour le grunge, puis un pour la techno, etc.), mais n’en demeure pas moins un marché important pour les maisons de disques. La raison de cette exode du public spécialisé vers des niches hyperspécialisées peut s’expliquer par le rôle social qui est toujours accordé par les adolescents à la musique. Cette dernière reste une source de différenciation et de reconnaissance pour les jeunes individus. Mais comme le rock est devenu la musique des parents, voire de la majorité puisque la musique populaire se pare des attributs extérieurs de celui-ci, les jeunes vont chercher dans des musiques moins évidentes pour les non-initiés les marques de leur différenciation. Ce sont donc le rap, la techno, la trash metal ou autre sous-genre du rock plutôt que le rock lui-même qui sont privilégiés par ce public en recherche de rupture culturelle. 899 Comme c’est ce public qui est analysé par les agences de pub et les médias pour dénicher les nouvelles tendances, leurs positionnements culturels underground deviennent les nouvelles références du moment d’un public élargi. Contre-culture (en opposition ouverte à la culture dominante) et sous-culture (méprisée par la culture dominante) deviennent ainsi susceptibles d’être récupérées par la culture populaire sans que cela ne remette en cause leur identité.

Les musiques jusque-là considérées comme underground, limitées à un public précis, deviennent susceptibles de toucher un large public tout aussi bien que le rock mainstream. La presse spécialisée découvre qu’un artiste peut être à la fois underground – dans ses choix esthétiques – et commercial – par l’importance du public qu’il touche, sans que cela ne fasse de contresens 900 ou appelle à la déclaration de la mort du premier terme. L’underground existe encore, mais il bouge de plus en plus vite : les mouvements culturels fraîchement éclos sont plus rapidement connus des médias spécialisées, eux-mêmes rapidement repris par les médias généralistes et adoptés (ceci dans une configuration idéale) à la même vitesse par le public 901 . Le temps que ce mouvement soit complètement digéré par l’industrie du disque, un autre est déjà apparu et recommence le cycle.

Ce schéma pourrait rejoindre celui d’Abraham Moles 902  : en partant du créateur, l’œuvre touche d’abord son micro milieu. Les médias puisent alors dans ce micro-milieu ce qu’ils diffuseront au public, en le rendant plus accessible. Passé par ce filtre, l’œuvre arrive aux oreilles du grand public, qui n’en retient que les grands traits. Le cycle se boucle avec l’artiste qui prend en compte les transformations subies pour de nouvelles créations. La différence majeure avec le phénomène que nous observons est que le grand public est désormais capable d’adopter une forme pure, non transformée par des attentes que croit connaître l’industrie. Même en s’adressant au grand public, l’underground garde ses exigences esthétiques qui sont autant de qualités aux yeux du public.

Le risque est de faire du terme underground une étiquette commerciale, une sorte d’argument publicitaire, alors qu’il était originellement compris comme une indication de l’insolvabilité d’un artiste, œuvre ou courant. Dans les journaux apparaissent en effet de plus en plus souvent associés les termes underground et succès commercial. 903 L’ère du règne des préceptes punks est terminée 904  : vendre des disques n’est plus signe de démission devant le système, être apprécié du plus grand nombre n’implique plus de nécessaires compromissions et trahisons. Il est désormais possible d’appartenir à l’underground et d’espérer toucher un large public, ceci sans froisser les supporters des premiers jours. La presse apprend même se réjouir que le plus large public écoute de la musique underground, de la musique réputée difficile, car cela ne signifie plus nécessairement que l’artiste se soit abaissé au niveau du public (selon les critères critiques) mais bien que le public se soit élevé au niveau de l’artiste.

Notes
896.

Leur envergure n’est toutefois pas comparable avec celle des boys bands par exemple : ces artistes ne touchent que le public limité qu’est celui du rock. Mais même pour celui-ci, le fait qu’un artiste difficile comme Nick Cave puisse être numéro un des ventes rock en France est significatif. Cf. Dahan, Eric, "Nick Cave se rebiffe", Rock&Folk 345, mai 1996, p28-29.

897.

Deluermoz, Cyril, "Le point de non-retour", Rock&Folk 338, octobre 1995, p54-57.

898.

En 1992, le trash-metal de Metallica vend plus de disques que le rock mainstream aux Etats-Unis, et gagne ainsi une reconnaissance hors de ses cercles initiaux (ils sont même présents dans le Top 50 français, aux côtés des artistes de variété locaux). Cf. Ducayron, Philippe, "Poker d’acier", Rock&Folk 303, novembre 1992, p38-41 et Romance, Laurence, "Heavy Metallica", Libération, 10 novembre 1992, p35.

899.

Ce repli vers les musiques hyperspécialisées connaît d’ailleurs des limites intrinsèques : les sous-genres attirent parce que c’est là qu’est censée se trouver la différence. Sauf qu’une fois reconnue, elle devient musique de la majorité. Le terme de sous-genre et de musique de minorité n’a plus lieu d’être, et perd ainsi son identité auprès des consommateurs et même des zélateurs premiers du genre en question. Les musiques différentes sont peu nombreuses, et lorsqu’elles sont identifiées comme telles elles finissent rapidement par perdre leur caractère de différenciation.

900.

Technikart invente même un terme pour cela : l’overground, soit l’underground qui connaît un succès commercial sans avoir fait de compromis. Sabatier, Benoît, "Beck, profession songwriter", Technikart 37, novembre 1999, p70-71.

901.

Le mouvement jungle est ainsi passé de l’underground aux charts britanniques en six mois. Narlian, Laure, "Reece nature", Les Inrockuptibles 67, 7 août 1996, p22-24.

902.

Moles, Abraham, Sociodynamique de la culture, Paris, éd. Mouton, 1967. Cité par Olivier Cathus, p.139.

903.

Ainsi de Ingrid Caven, prix Goncourt de Jean-Jacques Schull, qui jouit à la fois de la reconnaissance de l’ensemble de la critique (pour son passé underground) et d’un succès de librairie. Kaprièlan, Nelly, "Portrait-robot", Les Inrockuptibles 265, 14 novembre 2000, p33.

904.

Technikart la situe précisément en 1994, avec le suicide de Kurt Cobain : l’impossibilité d’un discours punk lorsque les disques se vendent par millions apparaît comme une impasse dont il faut sortir. Nassif, Philippe, "Le nouvel ordre pop", Technikart 21, avril 1998, p78-81.