Le disque crossover 

L’exemple en est donné par la musique électronique qui, depuis le milieu de la décennie, apparaît comme le mouvement musical le plus apte à sortir le milieu du rock de sa léthargie. Les espoirs sont donc nombreux quant à la capacité de cette musique de changer la musique par les bouleversements qu’elle impose (petites structures indépendantes sachant avoir une reconnaissance internationale, refus du star-system, remise en cause des rentiers du rock qui ne font pas évoluer leur musique, etc.). Le problème est qu’en 1999, la musique électronique ne vend toujours pas suffisamment de disques pour espérer remplir le rôle qui lui est destiné. 905 Certes, elle connaît des cas d’artistes ayant rencontré un large succès, mais ceux-ci reproduisent les schémas classique du rock (soutien d’une grosse structure discographique, star identifiable et devenue inabordable… 906 ) L’espoir porté sur cette musique s’évanouit peu à peu et les chroniqueurs commencent à désespérer de la possibilité d’un crossover techno (succès d’un disque hyperspécialisé auprès d’un public plus large). 907

C’est à ce moment-là qu’est publié l’album Play de Moby. L’individu est un artiste connu de la scène techno, responsable d’un succès auprès du public anglais en 1991. Sa dernière production est plébiscitée par la presse spécialisée 908 , qui salue la réussite de son métissage entre sonorités techno et blues. Mais elle n’imagine pas qu’un an plus tard ce disque aura rencontré un succès massif. Cinq millions de disques vendus (dont un million en France), Moby vient de réussir le grand crossover de la techno en direction du grand public. 909 Ceci sans avoir conçu une musique formatée pour plaire au plus grand nombre. L’underground qu’il représente n’est pas seulement connu du public non-spécialisé, il est acheté en masse par celui-ci. Sa réussite commerciale prouve que la démythification tant attendue des valeurs ancestrales du rock (importance de l’image pour obtenir une certaine reconnaissance) peut marcher : l’artiste est bien moins identifiable que sa musique, sans que cela nuise à son succès. Ce crossover techno est la preuve que l’underground peut devenir commercial sans sacrifier son identité aux normes que l’on jugeait immuables du succès populaire (nécessité d’une star reconnaissable, format et sons précis, etc.), d’ailleurs Moby se déclare heureux du fait d’appartenir dorénavant à la culture populaire.

Il est important de souligner que, quelques années auparavant, un tel événement aurait été présenté comme une victoire supplémentaire de la société de consommation sur le monde du rock. Or il est maintenant conçu positivement, comme une ouverture du public populaire à la culture underground. Les préceptes punks qui régnaient dans le milieu rock – qui refusait toute compromission avec l’industrie du disque ou le public populaire – ont laissé place à une nouvelle donne consciente de l’impossibilité de faire du rock sans en assumer la dimension commerciale, une acceptation de ces données qui pour l’instant dans la pratique de la musique se relèvent indispensables, avec l’idée en tête de profiter au maximum de ces contraintes pour aider le processus créatif.

Plusieurs exemples viennent démontrer qu’il est possible que des objets de qualité rencontrent le grand public. Les frontières entre ce dernier et l’underground tendent d’ailleurs à s’évanouir, du fait de la médiatisation et de la récupération commerciale de plus en plus rapide de ce dernier. Le dandysme propre au rock devient un phénomène de masse, l’amateur peut désormais apprécier une musique même si celle-ci plaît aussi à ses voisins. L’élitisme n’est plus une règle indépassable de la passion rock depuis que la presse a démontré que celui-ci aussi est une production de l’industrie culturelle.

Notes
905.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 386, octobre 1999, p3.

906.

Dahan, Eric, "Björk, mes disques à moi", Rock&Folk 335, juillet 1995, p20-24.

907.

Rock&Folk déclare en octobre 1999 que le crossover rock techno n’existe pas, qu’il faut cesser de chercher à tout prix l’artiste qui sera capable de réaliser cet exploit et se reconcentrer sur la musique en acceptant les chapelles existantes. Pitton, Florian, "Death In Vegas, The contino sessions", Rock&Folk 386, octobre 1999, p8.

908.

Rigoulet, Laurent, "Mobylisation", Libération, 10 juillet 1999, p29-30.

909.

Soligny, Jérôme, "Moby", Rock&Folk 401, janvier 2001, p66-71 et Conte, Christophe, "Play blessures", Les Inrockuptibles 245, 30 mai 2000, p30-36.