d. Appartenir à une industrie

Le rap est décomplexé face à la réussite financière

Les années 90 connaissent ainsi l’émergence d’artistes affiliés au monde du rock pour qui le fait de vendre des disques au plus grand nombre n’est plus synonyme d’infamie. La fin brutale de Nirvana a signifié l’impasse de l’éthique punk : le succès du groupe prouve qu’il est possible de concilier qualité artistique et popularité, et le suicide de son chanteur impose la nécessité de mettre fin aux anciens sectarismes réducteurs et dangereux. Si le milieu du rock a du mal à remettre en cause ces tables de la loi, l’exemple viendra des artistes affiliés au rock mais se présentant sous les étiquettes d’autres genre musicaux : le rap et la techno.

Le rap est en effet le premier mouvement musical post-punk reconnu par la critique rock à assumer ouvertement le succès populaire. Il est difficile d’aborder le rap sans envisager l’aspect sociologique de cette musique : la majorité des rappeurs sont issus des ghettos américains ou des banlieues défavorisées françaises, et l’importance de la réussite financière peut leur paraître plus primordiale, car plus concrète, qu’elle ne l’est pour des chanteurs issus d’un milieu généralement financièrement plus aisé qui forme le gros des troupes du rock indépendant. Ainsi les rappeurs peuvent préciser qu’ils sont issus de la rue, ce qui leur apporte une certaine crédibilité, sans que cela les empêche de se féliciter de vendre énormément de disques. Il n’existe pas de contradiction pour les artistes rap à décrire le monde de la rue et à devenir riche grâce à cela, mais au contraire une satisfaction assumée 910 – en totale opposition aux angoisses éthiques du rock indépendant. Toutefois, la thématique de la crédibilité rattrape ces artistes lorsqu’ils ont vendu tellement de disques que leurs conditions de vie ont changé et qu’ils ne peuvent plus prétendre être en prise directe avec ce qui a fait leur succès : la rue. Le rap, surtout dans sa variante gangsta (qui glorifie le mode de vie des gangsters) se retrouve alors séparé de ses origines, le ghetto, par l’argent. 911 Il s’en sort par une glissement thématique : d’une description des conditions de vie des bad boys il passe à une glorification esthétique de leurs fantasmes (femmes soumises et grosses voitures).

Arrêtons-nous sur la scène rap française et le rôle qu’elle prend dans cette déculpabilisation du succès. La France devient le deuxième marché rap mondial dans les années 90, et sa scène nationale en est une des plus vivantes. Ceci pour une raison originellement politique : l’intervention de l’Etat en faveur de la création francophone. En 1996, le Ministère de la Culture dirigé par Jacques Toubon impose aux radios musicales, sous peine de sanction, un quota de diffusion de chansons francophones : celles-ci doivent représenter 40 % de la programmation entre 6H30 et 22H30, et au sein de ces 40 % la moitié doit provenir de nouveaux talents ou de nouveautés. 912 Sur le moment, la première réaction des professionnels est de critiquer cette loi, puisqu’en l’état la production contemporaine ne suffisait pas à remplir cette condition. 913 Puis l’une de ces radios, Skyrock, fait le choix de privilégier le format rap, dont le précédent du Mia de IAM, tube populaire de 1993, a démontré la capacité de plaire au plus grand nombre. C’est un succès et en 1998 le rap français occupe une place prépondérante dans les hit-parades nationaux, devançant même le rap américain.

Mais alors que cette scène s’était fait remarquer au début de la décennie par son discours politique et ses valeurs avec des groupes comme Ministère A.M.E.R., NTM, Assassin ou encore IAM, qui dénonçaient les conditions de vie dans les banlieues et étaient le plus souvent censurés par les médias populaires, les jeunes rappeurs français qui accèdent à la notoriété populaire n’éprouvent aucun remords à profiter pleinement du système de la chanson française (importance de la promotion et du marketing), même si cela se fait au prix de quelques compromissions. « ‘Car à la différence de l'époque du rock alternatif, il ne s'agit pas pour cette génération de groupes de se positionner contre le système mais de l'infiltrer et de le retourner à son avantage.’ » 914

Une position héritée elle aussi en partie de l’attitude du groupe IAM, qui a su lors du succès du Mia gérer la demande populaire et médiatique en acceptant de se rendre par exemple sur les plateaux de télévision (à la différence de Noir Désir) dans l’espoir d’y réussir un « ‘hold-up mental’ » : ‘«’ ‘ changer l’esprit critique des gens envers le rap et les amener à ce genre musical par le biais des médias ’ ‘»’ et ainsi attirer à lui un large public 915 . Puisque l’industrie musicale et médiatique est indépassable, autant l’utiliser à son avantage et à celui de son discours, ce que comprendront en un sens encore plus pragmatique les artistes de la génération rap suivante qui ‘«’ ‘ vont au bras de fer et réclament une part de plus en plus importante des profits. ’ ‘»’ 916 Le rap français démontre ainsi qu’il est plus judicieux de ne pas s’opposer à l’industrialisation de la culture, mais au contraire d’essayer d’en tirer des profits aussi du côté de l’artiste et de son art – en facilitant notamment sa diffusion vers un grand public qui n’est plus l’ennemi.

Notes
910.

Lorsque le rappeur américain Snoop Doggy Dogg parle des hommes politiques qui essayent de le censurer mais lui font surtout de la publicité, il précise : « ‘Pas de problème avec moi : grâce à eux, je suis en train de devenir un enculé de richard. Merci les gars.’ ». Tellier, Emmanuel, "Enfant de chœur", Les Inrockuptibles 54, avril 1994, p32-37.

911.

Cachin, Olivier, "2Pac, Mortelle randonnée", Rock&Folk 351, novembre 1996, p24-26.

912.

Des aménagements sont toutefois prévus dans la loi du 30 septembre 1986 modifiée, et explicités dans l’article 28-2 bis.

« Par dérogation, le Conseil supérieur de l'audiovisuel peut autoriser, pour des formats spécifiques, les proportions suivantes :

- soit, pour les radios spécialisées dans la mise en valeur du patrimoine musical, 60 % de titres francophones dont un pourcentage de nouvelles productions pouvant aller jusqu'à 10 % du total, avec au minimum un titre par heure en moyenne ;

- soit, pour les radios spécialisées dans la promotion de jeunes talents, 35 % de titres francophones dont 25 % au moins du total provenant de nouveaux talents."

En application de ces dispositions, les stations ont choisi l'option qu'elles souhaitent appliquer. Ainsi, les réseaux Fun Radio et Vibration, et la station lilloise Contact FM, ont choisi de diffuser 35 % de titres francophones dont 25 % du total provenant de nouveaux talents ; les radios Nostalgie et MFM programment, quant à elles, 60 % de titres francophones dont un pourcentage de nouvelles productions pouvant aller jusqu'à 10 % du total. »

913.

Le principe même est remis en cause par les journaux spécialisés, qui y voient une discrimination supplémentaire à l’égard d’un rock (principalement anglophone) déjà peu diffusé sur les radios généralistes (Rock&Folk poussant l’indignation jusqu’à s’interroger sur une future obligation semblable de quotas d’artistes francophones dans les pages des magazines musicaux). Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 342, février 1996, p7.

Les faits d’ailleurs démontrent que la scène rock française ne profite guère de cette ouverture supposé à la création francophone : fin 1997, les rares groupes rock qui connaissent un petit phénomène autour d’eux, comme Mass Hysteria ou No One Is Innocent, sont bannis des grandes radios (il faut toutefois convenir que leur style musical - du hardcore teinté de techno - est peu propice à être diffusé sur des médias grand public). Le système ne semble ouvert qu’aux artistes de variété et aux rappeurs. D’ailleurs, les quotas radiophoniques n’interviennent pas plus lors de l’explosion de la scène French Touch. La musique électronique, étant essentiellement instrumentale ou utilisant tel un instrument des bribes de phrases au vocabulaire anglais, ne rentre pas dans le cadre de la création francophone - et non française - et ne bénéficie donc pas du soutien légal auprès des radios. Santucci, Françoise-Marie, "Poussée De Fièvre", Libération, 15 novembre 1997, p30 et Dupuy, Gérard, "Editorial, Bête et méchant", Libération, 4 janvier 1996, p4.

914.

De Longeville, Thibaud, "Le combat continue", Les Inrockuptibles 206, 7 juillet 1999, p38-39.

915.

Bertin, Pascal, Dictionnaire du rock, 2000, s.v. "IAM," p825-826.

916.

De Longeville, Thibaud, "Le combat continue", Les Inrockuptibles 206, 7 juillet 1999, p38-39.