La techno assume le fait de faire partie d'une industrie

La musique électronique est la deuxième scène à prendre en compte ce changement d’éthique et de pratique face à l’industrie de la culture. Dans ce cas aussi les grands bouleversements vont se concrétiser grâce à l’apparition d’artistes emblématiques, représentant pour les médias et le public l’ensemble de la scène techno. En France, le duo Daft Punk a ainsi porté sur ses épaules dès le début de sa reconnaissance critique les enjeux qui nous intéressent. Alors qu’il n’en est qu’au stade de la rumeur (il ne doit sortir que deux mois plus tard), leur premier album cristallise déjà pour les professionnels un ‘«’ ‘ double enjeu : incarner la maturité commerciale de la techno et la sortir du ghetto spécialisée. ’ ‘»’ ‘ 917 ’ Dès ces prémisses la question du résultat commercial est posée, alors que cela n’est pas la règle dans la presse spécialisée. 918 Surtout, cette mise en avant des enjeux financiers n’hypothèque pas les qualités musicales de l’objet, qui est loué en tant que ‘«’ ‘ synthèse réussie entre rythmes disco [comprendre populaires] et production sans concession ’ ‘»’ ‘ 919 ’.La presse rock est obligée de reconnaître que les qualités présentes dans ce disque, qualités habituellement réservées aux productions à l’audience limitée, sont ici ‘«’ ‘ offertes à un grand public que nous abhorrons, nous les critiques spé. ’ ‘»’ ‘ 920 ’ Le deuxième album poussera encore plus loin ces accointances du groupe avec l’industrie puisque la campagne marketing qui accompagne sa sortie est qualifiée de ‘«’ ‘ rouleau compresseur bien huilé ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 921

A la suite de Daft Punk, la réussite commerciale de l’œuvre devient une composante avouée comme essentielle. Le groupe Air précise par exemple qu’il mise sur un succès commercial minimum de leur premier album (les ventes dépasseront leurs espérances) afin d’obtenir par la suite une totale liberté artistique. 922 Avec l’expression publique de tels projets, la scène électronique est prête à assumer quelques concessions temporaires 923 afin de poursuivre une route plus affranchie des ingérences industrielles – alors que la scène rock indépendante préférait s’enfermer dans une impasse plutôt que de céder momentanément sur son intégrité. La techno a la force et l’intelligence d’assumer le fait qu’elle fasse partie d’un business 924 , et de ne pas chercher à s’en excuser mais au contraire de retourner à son avantage les contraintes que cela suppose.

Le succès commercial n’est ainsi plus synonyme d’enfermement, mais devient au contraire source de liberté accrue. Un artiste qui obtient un succès discographique se voit proposer de plus gros contrats, de plus fortes avances pour la production de son disque suivant. Alors que le milieu rock concevait cela comme une obligation faite à l’artiste de reconduire en l’affadissant sa formule, les artistes électroniques le perçoivent comme une assurance financière leur garantissant la liberté de créer. Le succès est perçu comme une possibilité d’ouverture artistique, et non comme un risque d’enfermement 925  ; le fait même que le genre devienne commercial est célébré par les puristes 926 : les valeurs qui régnaient dans le milieu rock sont ainsi mises à mal par l’ensemble de la scène électronique. 927

Avec la techno, c’est tout le système de valeurs du milieu rock qui est remis en cause : l’alliance avec l’industrie culturelle est acceptée sans que cela ne condamne l’indépendance artistique. Comme dans le rock alternatif, de petites structures indépendantes, labels ou réseaux de diffusion, se créent pour promouvoir le travail des jeunes artistes spécialisés : proches de ces derniers, elles se révèlent souvent plus capables de déceler les futurs mouvements musicaux que les grandes maisons de disques. Le parallèle avec le schéma du rock alternatif se brise lorsque ces petites structures acceptent de s’associer avec des majors : s’il existe des cas où ces associations se concluent par une perte d’autonomie décisionnelle, la majorité d’entre elles se contente de passer des contrats de seule diffusion qui leur permettent de garder leur autonomie artistique tout en profitant de la logistique industrielle des grandes maisons de disques. 928 Les musiques électroniques se révèlent ainsi suffisamment « ‘imprégnées des modalités de fonctionnement industriel’ » pour pouvoir les réagencer à leur volonté. Elles ne sont plus bloquées, comme peut l’être le rock alternatif à l’éthique héritée du punk, dans une « ‘radicalité artistique’ »qui refuse toute compromission aux lois de la demande et des usages et qui limite ainsi son champ d’action. 929

Notes
917.

Bernier, Alexis, "La rumeur Daft Punk", Libération, 3 décembre 1996, p31.

918.

Ce qui peut expliquer les critiques négatives reçues par le groupe, comme celle des Inrockuptibles, qui s’inscrivent toujours dans le schéma classique underground contre industrie, qualité contre popularité.

919.

PX, "Daft fiction", Technikart 9, février 1997, p22-26.

920.

PX, "Homeworks, l’album", Technikart 9, février 1997, p25.

921.

Sabatier, Benoît, "Daft pop", Technikart 50, mars 2001, p46-54.

922.

Rigoulet, Laurent, "Air, deux garçons dans le vent", Libération, 20 janvier 1998, p33.

923.

Le groupe Cassius reconnaît ainsi avoir adapté un de ses morceaux pour qu’il puisse aller avec le vidéo-clip qui leur plaisait. Lestrade, Didier, "Cassius plaît", Libération, 29 janvier 1999, p41-42.

Ce qui s’inscrit aussi dans le processus de désacralisation de la musique entrepris par l’electro : un morceau n’est pas intouchable, mais au contraire susceptible d’ouverture (par la pratique du remix ou ici de l’accompagnement vidéo).

924.

Bernier, Alexis, "Etienne de Crecy, la grande lessive", Rock&Folk 368, avril 1998, p32-33.

925.

Le succès du deuxième album des Chemical Brothers les a ainsi selon eux autorisé à prendre plus de liberté, parce qu’ils savaient qu’ils auraient un public qui écouterait le disque de toutes façons. Bernier, Alexis, "La formule Chemical", Libération, 19 juin 1999, p39.

926.

L’une des figures mythiques de la techno, Carl Craig, se réjouit du succès des mêmes Chemical Brothers, parce que celui-ci peut permettre à tous les artistes techno de vendre des disques. Bernier, Alexis, "Carl Craig, l’après-techno", Libération, 25 avril 1997, p28-29.

927.

Notons au passage une autre point changeant par rapport au rock : des gens comme Kevin Saunderson ou Derrick May font partie de l’histoire du mouvement mais préfèrent continuer à expérimenter plutôt que gérer ce statut – comme cela est si souvent le cas dans le rock (peut-être parce que justement la techno reste pour l’instant une musique uniquement du présent dont les éléments anciens paraissent sans intérêt immédiat à l’auditeur). Brunner, Vincent, "Kevin, Derrick, Juan et les autres", Les Inrockuptibles 174, 18 novembre 1998, p40-41.

928.

Le label Mo’Wax, dirigé par James Lavelle, a été créé suite à sa frustration de ne pas voir les artistes qui le contactaient et lui plaisaient obtenir un contrat avec des maisons de disques. Il a notamment été en contact avec Portishead et Tricky mais n’a pu les signer faute d’argent suffisant : il reconnaît alors la nécessité d’une association avec une plus grosse maison de disques : « [ces signatures ratées avec les artistes cités] ‘Ce sont mes plus grands regrets. Voilà aussi la raison pour laquelle je négocie aujourd'hui un partenariat avec une major. J'ai monté le label avec quelques milliers de francs empruntés à un ami, mais je ne peux plus continuer comme ça. Les artistes viendront plus facilement s'il y a les moyens matériels leur permettant de réaliser l'album de leurs rêves tout en gardant l'esprit indépendant.’ » Narlian, Laure, "Le maquisard", Les Inrockuptibles 3, 29 mars 1995, p32-33.

929.

Debruyne (2001), p.40-41.