Les artistes apprennent à négocier avec les maisons de disques

L’industrie culturelle a tellement imposé son assise sur le milieu rock que les deux mouvements musicaux (rap et techno) qui lui présentent une porte de sortie dans les années 90 ont eux-mêmes intégré cette nécessité de faire avec elle. Puisque le système semble tout puissant, il faut apprendre à vivre avec ses conditions, ce que les artistes entreprennent de diverses façons. La première possibilité est de se soumettre à ses obligations et de se présenter là où elle lui demande de se présenter. 930 Ce cas n’est pas intéressant pour nous, puisqu’il n’attire que quolibets de la part de la presse spécialisée qui se trouve confortée dans son schéma vendeur (de disques) = vendu (à l’industrie du disque). La deuxième possibilité est plus intéressante en ce qu’elle impose à la critique rock de revoir sa grille de lecture : elle permet aux artistes rock de négocier avec les maisons de disques, sur le modèle fourni par les rappeurs et les musiciens électroniques, sans que cela ne tourne nécessairement à leur désavantage.

Il a déjà été évoqué, avec les cas de Nirvana et de Jeff Buckley, la pression qu’est capable d’exercer les maisons de disques sur ses artistes pour que ceux-ci satisfassent les exigences du public le plus large possible (demande de concessions esthétiques, tournées promotionnelles allongées, temporalité de la création réglée sur celle de la commercialisation - ne pas sortir de nouveau disque tant que l’ancien n’a pas été pleinement exploité…) Les exemples abondent d’artistes abîmés par ces conditions de travail, mais désormais dès que l’un d’entre eux est en position de force (grâce à son succès public) vis-à-vis de sa maison de disque, il lui fait part de ses exigences et de ses propres règles du jeu. C’est ainsi qu’une fois devenu énorme, Radiohead refuse de céder au gigantisme qu’on lui prévoit, et privilégie des concerts plus appropriés à ses convictions 931 . Ou que Beck, ne bénéficiant pourtant alors plus d’une énorme réputation que d’un large public, obtienne de sa maison de disques le droit de sortir autant de disques qu’il veut et ce à son rythme, avec en plus la possibilité de faire paraître certaines de ses productions sur d’autres labels. 932 Autant de situations impensables lorsque l’on se réfère aux contrats originaux que les maisons de disques faisaient signer à leurs artistes dans les années 60 (les Beatles, les Rolling Stones, pour ne citer que les plus connus, n’avaient alors aucun droit sur leurs catalogues de chansons).

Preuve que les artistes sont sûrs de leur force lors des négociations avec leurs maisons de disques : ils n’hésitent plus à signer avec celles qui promeuvent également la musique populaire dans ce qu’elle a de plus répulsif pour le rock, alors qu’auparavant une telle opération aurait été ressentie comme un reniement total. 933 Les artistes se mettent même à envisager imposer leur règles du jeu à l’ensemble de l’industrie du loisir : de la même façon que l’industrie culturelle défendait ses produits marketing (boys bands et autres) avec l’argument de l’adhésion du public, ces nouveaux maître du jeu forts d’une audience élargie souhaitent eux aussi profiter de leur position dominante pour faire entendre leurs intérêts – qui ne sont pas nécessairement affiliés à l’idée de profit. 934

Tout ceci, rappelons-le, est rendu possible grâce à la consécration publique qu’ont connus quelques groupes au début de la décennie, déjouant les pronostics des maisons de disques et les obligeant à reconsidérer la part de liberté laissée à l’artiste en leur sein. Le fait que REM, Nirvana, 935 ou même Guns N’Roses, 936 aient su conquérir un public plus large que celui qui leur était prédestiné a eu une influence énorme sur l’industrie du disque, et par conséquent sur la musique rock en son ensemble. L’industrie a été contrainte de prendre en compte des sous-genres qu’elle ne supposait pas capables de tels résultats commerciaux et de gérer les artistes issus de ces scènes et leurs références théoriques underground en leur concédant une liberté artistique nouvelle. Dans le même mouvement, la presse spécialisée a été obligée de remettre en cause ses considérations théoriques qui séparaient industrie et art, commerce et qualité, du fait que ces mêmes maisons de disques offraient aux artistes qu’elle soutenait de bons moyens d’expression sans restreindre leurs discours. Est-ce à dire qu’art et commerce se sont enfin réconciliés pour la norme critique, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes culturels ? Rien n’est moins sûr, car si l’industrie est louée pour sa capacité à accueillir les artistes importants, d’autres points de sa politique éditoriale restent sujets à critique, comme nous allons le voir. 937

Les nouvelles attitudes présentées par les artistes des sous-genres du rock susceptibles de le remplacer dans sa médiation originelle (le rap et la techno) démontrent qu’il est tout à fait possible d’assumer la dimension économique de sa musique tout en maintenant une certaine exigence artistique. Ce sont ici les pratiques qui imposent au discours spécialisé un changement de position, alors que jusque-là c’était lui le garant du respect d’une tradition éthique indépassable. Puisque la presse reconnaît que l’association rock/rébellion n’est plus valable, elle prend le parti d’une suspicion à l’encontre de toute production en ce sens, susceptible de n’être qu’une opération marketing camouflée.

Notes
930.

C’est par exemple le cas du rappeur rebelle Eminem qui se retrouve extrêmement consensuel lors de la cérémonie des Grammy Awards célébrant les meilleures ventes de disques américaines. Lévy-Willard, Annette, "Eminem pianissimo", Libération, 23 février 2001, p39.

931.

Les membres du groupe se justifient : « ‘Nous ne voulions pas que notre musique serve à nourrir une structure économique. (…) Tout cela, c'est la faute des eighties, la rationalisation économique de la musique. Dans les années 60 et 70, les gens se contentaient de sortir leurs disques, le concept de tournée de deux ans n'existait pas. Mais dans les années 80, il fallait maximiser les revenus, tout s'est professionnalisé et ces tournées sont devenues la norme indiscutable dans les années 90. Pendant sept ans, nous avons été les jouets de ce système, jusqu'à ce que nous soyons enfin en position de force. Aujourd'hui, nous n'avons plus envie de grossir, nous avons même envie de rétrécir. Quel plaisir tirer du fait que nous jouons devant 80 000 personnes ? On peut donner de bons concerts dans ces conditions, mais il y a d'énormes chances pour qu'ils soient moins passionnants qu'un concert face à 1 000 personnes.’ » Beauvallet, JD, "Chaos Computer", Les Inrockuptibles 247, 13 juin 2000, p16-18.

932.

Conte, Christophe, "Beck, One foot in the grave", Les Inrockuptibles 59, octobre 94, p82.

933.

C’est ainsi que le musicien underground DJ Cam peut se retrouver sur le même label que Céline Dion sans que cela n’émeuve les instances critiques. Cf. Essindi, Ivan, "Les associés du diable", Technikart 21, avril 1998, p90.

934.

Le musicien electro français Mirwais est devenu incontournable grâce à sa collaboration fructueuse avec Madonna. Suite à cette reconnaissance, la chaîne de télévision M6 lui laisse carte blanche pour la programmation d’une émission : il fait alors part de son désir d’y inviter Pierre Bourdieu. Sabatier, Benoît, "Maillot jaune (sombre)", Technikart Hors-série 4, janvier 2001, p66-70.

935.

Balfour, Brad, "Lire, Nirvana", Rock&Folk 315, novembre 1993, p14.

936.

Qui a démontré que, contrairement à la norme en vigueur du politiquement correct dans les années 80, l’outrage pouvait aussi faire vendre des disques par millions. Cf. (et suivants) Manœuvre, Philippe, "La vie en Roses", Rock&Folk 298, juin 1992, p40-45.

937.

Notamment de transformer tout ce qui est phénomène culturel même particulier en phénomène commercial reproductible à volonté. Si par exemple l’animalité des Guns N’Roses est perçue comme un retour salvateur au caractère frondeur du rock, l’industrie discographique fait en sorte de distiller l’aura de celle-ci sur le reste de sa production mainstream, en demandant par exemple à un membre du groupe de participer à l’album de Michael Jackson.