8. Une politique éditoriale critiquée

a. Nouveaux marketings

Le marketing de la rébellion

La presse spécialisée a donc su se détacher de ses a priori négatifs sur la présence trop explicite du facteur financier dans l’existence d’un disque. Une des conséquences immédiates de ce changement prend acte dans le rapport au marketing dans le rock. Jusqu’aux changements de normes critiques, toute présence de marketing flagrante dans la présentation d’une œuvre ou d’un artiste revenait à le condamner sans autre forme de procès. Les bouleversements qui se sont opérés entre underground et grand public, qualité artistique et potentiel commercial ont aussi touché les habitudes qui consistaient à ‘«’ ‘ cracher sur une œuvre au seul titre qu'elle est ’ ‘"’ ‘efficacement marketée par une grosse major’ ‘"’ ‘’ ‘»’ ‘ 938 ’. Les opérations de promotion critiquables continuent certes à être dénoncées 939 , mais leur seule existence ne suffit plus pour prononcer la sentence.

La presse ne se contente plus de dénoncer le marketing selon l’argument de la compromission avec l’industrie, mais cherche à en expliquer les rouages à ses lecteurs. Le rock a toujours capitalisé sur son image choquante. La dépravation y est une qualité, une marque de l’appartenance au cercle des artistes dangereux pour l’ordre moral. Cela date des origines de la contre-culture et de ses espoirs révolutionnaires et cela continue dans les années 90, même si ce rapport à l’image est moins primordial qu’il n’a pu l’être dans la décennie précédente 940 . Le succès du gangsta rap de Snoop Doggy Dogg est ainsi en partie tributaire de la mauvaise réputation du personnage 941 . De même, l’exposition médiatique que vaut au groupe Marilyn Manson l’accusation d’être à l’origine du massacre du lycée de Columbine en avril 1999 942 , lui assure une augmentation des ventes de disques : alors que sa carrière connaissait un net affaiblissement, cette remise à jour par une actualité morbide semble le rendre « ‘de nouveau pertinent’ » 943 aux yeux du public. Tout événement, toute position esthétique, même les plus discutables, peuvent ainsi se traduire en chiffre de ventes.

Non seulement tout discours déviant face à l’ordre moral peut rencontrer le succès, mais il en est de même pour tout discours rebelle, même politique. Le large succès d’un groupe comme Rage Against The Machine présenté comme rebelle a ainsi ‘«’ ‘ fait prendre conscience aux majors qu'on pouvait vendre beaucoup avec un aspect radical ’ ‘»’ ‘ 944 ’. Cette notion de rebelle, qui supposait à l’époque de la contre-culture une inadéquation avec le marché discographique, devient un signe publicitaire, une nouvelle étiquette marchande : elle est à son tour dessaisie de sa substance par la logique économique qui diffuse tout objet, tout discours, tant que ceux-ci sont susceptibles de se transformer en raisons d’achats. 945

Conséquence de cette bienveillance des maisons de disques, les groupes qui en profitent sont suspectés par la critique de ne parvenir au succès qu’en fonction de campagnes marketing. 946 Si un mouvement musical underground rencontre un large public, ses artistes sont en effet accusés d’être les jouets d’une industrie du disque nécessairement à l’origine du phénomène 947 . Si cette dernière constate que la musique rebelle est celle qui vend le plus, elle en cherche tout simplement des déclinaisons afin de multiplier les résultats financiers. Rebelle devient une étiquette, un argument de vente qui efface toute autre considération : le discours est oublié, il peut être exprimé ou tu, ce n’est de toute façon pas lui qui remet en cause les chiffres de ventes. D’ailleurs, l’accès de la musique rebelle aux grands médias ne signifie pas obligatoirement un changement du discours, comme le pensent les chroniqueurs. Les mots peuvent garder la même forme, les mêmes invectives, en s’adressant au plus grand nombre : ils ne connaîtront que rarement de censure directe. Le problème ne se pose qu’au niveau éthique, qu’en rapport au contexte de l’énonciation : un discours d’opposition au système peut-il s’exprimer avec l’accord de ce dernier ? La presse rock reste convaincue que non, que l’opposition ne peut exister que dans la marge, que tout discours rebelle énoncé sous la bienveillance de l’autorité perd toute crédibilité. C’est ce qui se passe avec les groupe rebelles qui concrétisent leur potentiel commercial : ils ne peuvent plus prétendre incarner ce qu’ils revendiquent dès lors qu’ils pactisent avec l’industrie discographique 948 , cette dernière étant accusée de pervertir tout ce qu’elle touche.

C’est ainsi que Rage Against The Machine connaît des difficultés avec la critique (le groupe a été depuis son apparition présenté comme un groupe rebelle, au discours anticapitaliste mais produit et diffusé par une des grandes majors du disque, Sony : les chroniqueurs ne se sont pas privés de relever cette contradiction, et ont concentré leur approche du groupe autour de cet angle). En 1999, c’est-à-dire après les bouleversements précédemment expliqués 949 , leur nouvelle production discographique reçoit un traitement différent : le groupe est jugé sur sa seule qualité musicale et la polémique sur leur valeur discursive est enterrée. Le chroniqueur précise en effet que le groupe est désormais ‘«’ ‘ revenu du succès marketing dans lequel le business voulait l’enfermer ’ ‘»’ ‘’ ‘ 950 ’ : il reconnaît que l’image rebelle du groupe, même si les positions politiques de ses membres sont sincères, est mise en avant par la maison de disques en tant qu’argument commercial – et implicitement qu’il ne rentrera plus dans le jeu marketing de cette polémique.

Notes
938.

Nassif, Philippe, "Le nouvel ordre pop", Technikart 21, avril 1998, p78-81.

939.

Libération va par exemple s’interroger sur la valeur d’une collaboration entre Marianne Faithfull (rock mainstream issu des sixties londoniennes) et Metallica (trash metal) : hormis un coup de promotion mutuel dans l’espoir d’intéresser le public de l’autre, le chroniqueur ne voit pas l’intérêt d’une telle réunion. Romance, Laurence, "Faithfull fait lalala avec Metallica", Libération, 18 novembre 1997, p32-33.

940.

Le groupe de hard glam Mötley Crüe reconnaissant ainsi qu’avoir été managé par un dealer de drogue n’a pas été forcément « ‘un mauvais point pour notre image’ », sur quoi il surenchérit « ‘la situation a ses avantages : la came gratuite !’ ». Guégano, SK, "Mötley Coquin", Rock&Folk 292, décembre 1991, p39.

941.

Qui déclare à ce propos : « ‘l’ambiguïté fait vendre. La controverse fait vendre. On me traite de voyou : moi, je rigole et je vois défiler les chiffres de vente de mon album. Il suffit qu'un journal ressorte un vieux rapport de police, une photo ou le témoignage d'un fils de pute qui m'a croisé cinq minutes dans sa vie pour que les ventes de mon album s'emballent. Pourquoi lutterais-je contre ce phénomène ?’ » Tellier, Emmanuel, "Enfant de chœur", Les Inrockuptibles 54, avril 1994, p32-37.

942.

Les auteurs de ces massacres seraient des admirateurs influencés par les disques du groupe, ce dont se défend mollement le leader : « ‘Quand on m'a associé au massacre de l'école de Columbine High à Denver, le pire pour moi a été de découvrir que ces gamins, les criminels, n'étaient même pas des fans de Marilyn Manson’ ‘, explique Brian Warner, en ponctuant son aveu d'un ricanement sépulcral. Mais montrer ma tronche au JT était évidemment la solution de facilité : j'ai une image qu’"ils" peuvent utiliser pour vendre de la peur. Et comme personne ne connaissait les groupes dont ces garçons étaient réellement fans…’ » (et suivant) Romance, Laurence K., "Marilyn Manson blasphémacteur", Libération, 17 novembre 2000, p39-40.

943.

« ‘Bouc émissaire, ses tactiques essentiellement destinées à choquer 1e bourgeois redevenaient crédibles’. »

944.

H.M., "Silmaris", Rock&Folk 338, octobre 1995, p24-25.

945.

Preuve de dernière minute: le réseau de distribution de produits culturels FNAC propose en avril 2004 une sélection de CD sous l’intitulé : « ‘les artistes rebelles sont à la FNAC’ ». Elle est présentée ainsi : « ‘de Bob Dylan’ ‘ à Marilyn Manson’ ‘, découvrez ou redécouvrez une sélection de 50 artistes qui ont révolutionné la culture, les mentalités et la politique de leur époque.’ ». La notion de rebelle est devenue sans discussion aucune une catégorie commerciale.

946.

Le groupe techno-rock Prodigy, bien que présenté sous l’étiquette rebelle, reçoit comme critique principale d’avoir été lancé en tant que tel par les publicitaires de sa maison de disques. Cf. Tellier, Emmanuel, "Satanas & Diabolo", Les Inrockuptibles 111, 2 juillet 1997, p52-53.

947.

Ce qui, dans les faits, peut se révéler exact. Rock&Folk révèle ainsi que No One Is Innocent, groupe français dans le style de Rage Against The Machine, est devenu « ‘l'objectif prioritaire de la maison Barclay qui a investi des sommes importantes sur son nom. Résultat : après un Bataclan plein... à 90% d'invités en mai 94, le groupe remplit deux fois la Cigale de payants en décembre. Tout le problème étant de savoir si les promoteurs n'ont fait qu'anticiper les goûts du public, ou si les amateurs de rock radical ne sont pas aussi manipulables que les autres publics...’ » H.M., "Silmaris", Rock&Folk 338, octobre 1995, p24-25.

Mais en règle générale, le processus ne remet pas en cause les motivations des artistes : si un groupe connaît le succès avec un style musical précis, toutes les maisons de disques se mettent à signer des contrats à des artistes issus du même mouvement dans l’espoir de réitérer ce succès. L’opportunisme n’est donc pas à imputer aux artistes – qui peuvent avoir pratiqué ce style dans l’ombre des années avant de profiter de l’effet de mode –, mais plutôt aux maisons de disques.

948.

Pour Technikart, At The Drive-In, qui fait les choux gras des rédactions rock début 2001, n’est qu’un groupe parmi les autres, qui a survécu pendant des années comme des milliers de ses congénères : « ‘Mais nous sommes aux Amériques, surgit donc un bout de rêve américain : l'industrie du disque fout le paquet sur les combos punk-rock, puisque le jeune ricain s'y retrouve. Rebelle attitude, tous en veulent. Pearl Jam’ ‘ et Rage Against the Machine cartonnent, relayés par des formations encore pires, Offspring’ ‘, Blink 182’ ‘, Korn’ ‘ et Limp Bizkit’ ‘. La maison de disques Virgin chope le producteur de ces deux derniers groupes et lui colle At the Drive-In dans les guiboles. Il en ressort ’ ‘Relationship of Command’ ‘, leur troisième album, qui, soi-disant, déchire. On a un doute : être rebelle, c'est refuser de marcher avec le troupeau, non ? Faire preuve d'originalité ? Mais non, ça, ils y arrivent pas : hors de question de déroger aux sacro-saintes tablettes du punk-rock.’ » Sabatier, Benoît, "Le courage de la rock attitude", Technikart 49, février 2001, p76.

949.

L’article parle d’ailleurs de Rage Against The Machine comme d’« ‘un groupe beaucoup trop années 90 pour être honnête’ », pour bien signifier à son lecteur que le temps et ses normes ont changé.

950.

Pitton, Florian, "Rage Against The Machine, Mirador", Rock&Folk 387 (novembre 1999), 58-61.