Le marketing classique est-il encore efficace dans le rock ?

Ces exemples nous démontrent que le marketing peut être dangereux – en terme de reconnaissance critique – pour l’artiste. Même s’il peut prendre des formes viciées comme celle que nous venons de voir – vendre un groupe comme rebelle –, le marketing classique (c’est-à-dire effectué avec toute la puissance financière d’une industrie : achats de places publicitaires, promotion médiatique, diffusions négociées à la radio et à la télévision) a de plus en plus de mal à ne pas être dénoncé dans la presse spécialisée. Les grosses opérations de ce genre sont relayées strictement comme telles aux lecteurs des magazines rock, ce qui peut en affaiblir la force publicitaire. 951

Le problème de la promotion lorsqu’elle se fait gigantesque est qu’elle n’est plus un argument en faveur du produit vendu, parce qu’elle le vampirise médiatiquement. La sortie en 1995 d’un disque de Michael Jackson mobilise un « ‘appareil promotionnel monstrueux’ », le plus gros budget du genre de l’histoire de la major Sony. Réaction de la presse : elle s’interroge quant à savoir si cela est autre chose qu’un événement médiatique 952 , mettant de côté la question de la qualité artistique du disque écrasée par sa promotion. 953 Là est la faute des grosses opérations de marketing classique : à trop vouloir créer l’événement, elle subordonne la consommation à la communication. L’acheteur potentiel est conçu comme devant jouir de sa participation à l’événement créé et non pas de sa consommation même, de son écoute. Conscients de cette soumission de l’objet à sa publicité, les chroniqueurs parlent donc du réel événement : l’opération marketing et non le disque. Le marketing devient ainsi le principal sujet d’articles censés être consacrés aux artistes 954 , car c’est bien l’opération publicitaire qui fait l’actualité, et non la qualité supposée de la nouveauté discographique pour laquelle elle s’ébranle.

La réussite du groupe Louise Attaque en France apparaît en ce sens comme un camouflet aux logiques promotionnelles appliquées à la scène rock. Les débuts du groupe sont à peine plus remarqués par la presse spécialisée  que la moyenne des productions rock françaises : le premier album est considéré comme « ‘encourageant’ » et l’on signale une propension à rencontrer un certain succès lors des concerts. 955 Six mois plus tard, les chroniqueurs constatent que le groupe a su « ‘contre toute attente’ » - de la part des professionnels - « ‘récolter les fruits d’un rock de proximité’ », c’est-à-dire présent sur un maximum de scènes et affichant une certaine intransigeance avec le business qui les a plutôt ignorés jusqu’ici. 956 Car si en un an Louise Attaque affiche 400 000 CD vendus, il ne le doit pas à une campagne de marketing ou au soutien d’une radio musicale. Son succès s’est construit sur la multitude de concerts donnés et sur le bouche à oreille positif qui s’en est suivi. Ce n’est qu’ensuite que, face à la demande de ses auditeurs, la station de radio Fun Radio s’est mise à diffuser leur titre Ton Invitation (qu’elle avait refusé de faire entrer dans sa playlist quelques mois auparavant), suivie par le reste de la bande FM. 957

Le succès du groupe, même s’il reste par ses proportions la plupart du temps incompréhensible à la presse musicale 958 , est interprété comme une preuve faite ‘«’ ‘ au marketing qu'on n'avait pas besoin de s'agenouiller devant les robinets FM pour toucher un public, nous rappelant l’urgence et la nécessité qu'il y a à financer les salles de concert. ’ ‘»’ ‘ 959 ’ Même si les chroniqueurs ne sont pas enthousiasmés par la musique proposée, ils ne peuvent que reconnaître l’intégrité de la démarche et la saluer 960 . Le « ‘triomphe juste’ » 961 de ce type de groupe permet à la critique de savourer la victoire de ses idéaux (partagés par les membres du groupe) sur les logiques financières : l’artiste peut faire plier l’industrie et les médias généralistes sur son discours esthétique, en fournissant la preuve que l’uniformisation musicale ne suffit pas à satisfaire le public et qu’ainsi il existe une morale dans le milieu du rock au-delà des opérations commerciales. 962

Notes
951.

A propos du groupe techno Prodigy annoncé partout comme allant faire l’événement rock de l’année 1997, Patrick Eudeline délivre : « ‘Bon, ils ont une énorme maison de disques qui met le turbo, mais c'est un truc qui va durer six mois, et dans six mois, tout le monde va s'en foutre, c'est évident.’ » La Rédaction, "Prodigy, Le grand débat Techno", Rock&Folk 360, août 1997, p62-67.

952.

Dahan, Eric, "Michael Jackson fait des histoires", Libération, 16 juin 1995, p28-29.

953.

Il faut préciser que ces grosses opérations marketing sont souvent responsables de cet oubli de la musique, n’hésitant pas elles-mêmes à argumenter sur d’autres éléments. Pour reprendre l’exemple de Prodigy, Philippe Manœuvre dénonce : « ‘Pour la première fois dans l'histoire de la musique, la publicité d'un groupe consiste en cet aspect aussi vil que marketing : "On va en mettre deux millions et demi en place dans le monde." Mais qu'est-ce qu'on en a à foutre ? C'est pathétique.’ » La Rédaction, "Prodigy, Le grand débat Techno", Rock&Folk 360, août 1997, p62-67.

954.

Voir par exemple l’entretien de Technikart avec Mel C, ex-membre du girls band Spice Girls, dont la carrière solo est vendue comme « punk ». Il y est très peu fait part de musique, mais beaucoup de changement d’image publicitaire. Rappelant que les Sex Pistols, les modèles du genre, peuvent être assimilés à un boys-band (le groupe fut selon la légende la création machiavélique du manager Malcom McLaren), le journaliste veut bien lui reconnaître cette étiquette, à condition de remarquer que les Sex Pistols possédaient une qualité artistique, alors qu’elle ne vend que de la représentation, qu’elle n’est que « marketing spectaculaire ». Sabatier, Benoît, "Rebelle clé en mains", Technikart 38, décembre 1999, p84-85.

955.

Rigoulet, Laurent, "Louise Attaque, Parfums de femmes", Libération, 1er août 1997, p26.

956.

H.M., "Louise Attaque, Dolly, L’une chante, l’autre pas", Rock&Folk 366, février 1998, p52-57.

957.

Rigoulet, Laurent, "Louise Attaque par surprise", Libération, 6 avril 1998, p32-33.

958.

Les Inrockuptibles parlent d’un succès « ‘miraculeux’ » qui a fait d’un « ‘groupe un peu plouc’ » le « ‘plus gros vendeur de l’histoire du rock français’ ». Beauvallet, JD, "Autour de Louise", Les Inrockuptibles 226, 18 janvier 2000, p20-23.

959.

Beauvallet, JD, "Le krash et les cracks", Les Inrockuptibles 132, 24 décembre 1997, p58-60.

960.

« ‘0n va dire, comment détester les Louise Attaque’ ‘ ? Pourquoi leur en vouloir ? Après tout, ces gars-là vendent des millions de disques sans faire de la variété, refusent certainement de passer chez Nagui ou son modèle Lagaf, aiment des groupes américains de talent, et font preuve d'une humilité rare dans nos contrées. Soit. Tout cela est très juste, le point le plus important étant que ce groupe, effectivement, ne fait pas de variété. Son succès est miraculeux. Comme celui de Noir Désir’ ‘, avec qui les Louise partagent plus d'une chose. (…) Hélas, pour beaucoup, la comparaison s'arrête là. Chez Louise Attaque, l'écorchement vif tourne à la torture auditive. ’» Ungemuth, Nicolas, "Louise Attaque, Comme on a dit", Rock&Folk 390, février 2000, p67.

961.

Beauvallet, JD, "Le krash et les cracks", Les Inrockuptibles 132, 24 décembre 1997, p58-60.

962.

Des faits similaires se produisent d’ailleurs dans d’autres pays : en Grande-Bretagne pare exemple un groupe comme les Stereophonics obtiennent un large succès populaire sans l’aide des maisons de disques mais en promouvant leur musique par des séries de concerts de proximité (c’est-à-dire ne se limitant pas aux grandes villes disposant d’un public et de salles spécifiques au rock). Acin, Nikola, "Stereophonics, fantasia chez les ploucs", Rock&Folk 367, mars 1998, p28-29.