Les nouvelles formes de marketing

Ce n’est pas l’efficacité commerciale du marketing classique qui est remise en cause, mais seulement son efficacité médiatique. Pour les chroniqueurs, celui-ci a fait date en raison de son évidence et de la dénonciation qui en découle. Plus intéressantes leur semblent les nouvelles techniques divergentes des méthodes industrielles des maisons de disques. La presse spécialisée relève par exemple que le business du rap a su imaginer une forme de promotion originale, le street marketing, se déroulant directement dans la rue et très ciblée : il engage des membres de son public (généralement rémunérés avec des disques ou des invitations) pour qu’ils distribuent des tracts et des flyers (petites plaquettes publicitaires) annonçant la sortie d’un disque aux seuls individus susceptibles d’être intéressés par l’objet (ciblés comme appartenant à « ‘la jeunesse urbaine de 12 à 25 ans’ » et catégorisés selon leur apparence vestimentaire 963 ). Il axe ses campagnes d’affichage dans les endroits où le même public se rend (salles de concerts), et joue aussi sur le phénomène des leaders d’opinion : dans un milieu où « ‘tout passe par le bouche à oreille’ », le rôle des prescripteurs, des adolescents fameux dans leur quartier pour leur sens des modes, peut se révéler important pour lancer la rumeur, « ‘créer le buzz’ », sur la qualité d’un prochain disque 964 .

La rumeur devient en effet un des points stratégiques du nouveau marketing musical. Face à l’augmentation du nombre de sorties discographiques, il devient primordial pour la survie médiatique d’une œuvre que celle-ci fasse parler d’elle, et ce même avant d’être mise sur le marché. La rumeur est ainsi considérée comme une force de vente par les nouveaux procédés marketing. Son principe, connu sous le nom de buzz (bourdonnement en anglais), est le suivant : il fonctionne sur le même modèle que la hype (anciennement la branchitude, soit l’effet de mode limité aux milieux branchés 965 ), qui valorise un objet comme incontournable aux yeux d’un cercle d’amateurs au courant de ce qui se passe. En suit la nécessité pour les membres de ce groupe de posséder l’objet pour pouvoir parader avec et signifier son appartenance à ce cercle. La hype est relayée par les médias, puis plus ou moins suivie par les lecteurs qui ont ainsi eux aussi l’impression d’appartenir au même cercle d’initiés. Le buzz suit ce modèle, sauf qu’il précède la hype : une rumeur est introduite dans le cercle d’amateurs (l’origine en est généralement floue, certains y voient une manœuvre industrielle, mais elle peut être aussi d’origine journalistique) comme quoi un objet pas encore disponible va être incontournable. 966 A défaut de pouvoir l’acheter, les individus se mettent à parler de cet objet dans l’attente de plus en plus fébrile de sa sortie commerciale. Si le buzz a bien fonctionné, l’objet en question est acheté les yeux fermés par ceux qui ont participé à ce bouche-à-oreille ; alors que tous ne pourront savoir qu’après acquisition si la rumeur sur sa qualité était fondée ou non, ses ventes auront été assurées.

Cette technique du buzz 967 tend à remplacer les techniques classiques de marketing (qui ne sont plus vraiment efficaces face au consommateur culturel spécialisé du fait qu’elles envoient un message global à l’ensemble des consommateurs, au sein duquel le public rock se présente comme réfractaire). Il refuse de suivre les mouvements de masse, mais par contre aime suivre les recommandations amicales. Les grandes campagnes de publicité sont donc moins efficaces sur ce public précis que la rumeur, portée par les leaders d’opinion que sont les journalistes entre les membres d’une même communauté culturelle. 968 Le buzz permet ainsi aux groupes socioculturels de se retrouver autour d’un objet commun, de marquer leur unité, alors que l’offre culturelle globale entraîne vers une dislocation du public. Il fonctionne selon le principe du mimétisme de groupe caractéristique de la jeunesse, principe transformé en marketing adolescent (je consomme ce que consomme mon ami ou un leader d’opinion dans lequel je me reconnais), qui permet à chaque individu de se reconnaître dans la possession de l’objet (ici la seule information) comme appartenant à un cercle. L’individu se trouve des semblables (le cercle des amateurs éclairés, autrefois les branchés) et en même temps se sépare de la masse (ceux qui ne sont pas encore au courant) 969 . Pour la presse spécialisée, le buzz permet à l’ensemble des journalistes de se retrouver autour d’un sujet commun. L’actualité culturelle ainsi n’est pas noyée sous une pluralité de référence, mais recentrée sur quelques objets lancés par la rumeur. 970

Le buzz est ainsi symbolique d’une vie sociale de plus en plus dévolue à la consommation culturelle : il fournit une des dernières possibilités d’effectuer des distinctions de classe au sein du public rock (qui sociologiquement peut intégrer des individus de diverses origines). Pour maintenir son rang au sein de cette nouvelle hiérarchie culturelle, il faut non pas posséder les objets culturels importants - on se promène rarement avec l’intégralité de sa bibliothèque ou de sa discothèque avec soi 971 - , mais être au courant des nouveautés, pouvoir en parler avec autrui pour signifier sa position, participer au buzz.

La presse reconnaît que la survivance de la médiation originelle est surtout le fait d’une volonté commerciale. La récupération publicitaire de tous les éléments qui symbolisaient la résistance du rock à la société de consommation finit d’imposer l’ironie d’avoir si longtemps cherché à se définir par rapport à eux. Le marketing se retrouve ainsi derrière tous les événements qui font l’actualité rock, délaissant les formes trop connues par le public rock pour leur préférer de nouvelles techniques plus ciblées, plus subtiles (le buzz, le street marketing).

Notes
963.

« Un mec qui porte un 501 serré et des Lacoste écoute du rap français, celui qui a des pantalons larges sera plus rap américain, et celui qui est looké Carhartt préférera le hardcore. »

964.

Santucci, Françoise-Marie, "Publicité dans la cité", Libération, 26 janvier 1999, cahier spécial « Puissance Rap » pVI-VII.

965.

Le branché est celui qui est vite à la mode et qui s’en détache dès qu’elle commence à devenir trop répandue. C’est le cycle de la branchitude et la ringardise. Le branché n’invente rien, il s’approprie les modes tant qu’elles sont encore confidentielles et ensuite change de look avant qu’elles ne soit récupérées par la masse. Olivier Cathus décompose ainsi le processus :

1er temps : création nouvelle ou détournement d’une forme existante par un micro-milieu culturel.

2e temps : extension au sein de ce milieu.

3e temps : sortie hors de ce milieu d’origine ; les branchés adoptent ces formes.

4e temps : le phénomène prend de l’ampleur et devient un phénomène de masse : les branchés s’en détachent.

Le branché ne s’intègre ainsi dans le cycle qu’entre le moment où le noyau dur expérimente la nouveauté et où la masse la récupère. Il passe alors à un autre cycle de même nature, mais de sujet différent : il peut passer ainsi du rock alternatif au rap puis à la techno. In Cathus, p146-147.

966.

Exemples de buzz discographique : le groupe électronique français Cassius possédait déjà une réputation flatteuse des mois avant que quiconque n’ait pu écouter l’album. Cf. Sabatier, Benoît, "Le cas sius", Technikart 29, janvier 1999, p50-52.

967.

Nassif, Philippe, "Buzz, bienvenue dans un monde inutile", Technikart 50, mars 2001, p78-84.

968.

Même si le buzz n’est pas une garantie de la réussite commerciale de l’objet marketé, contrairement aux techniques traditionnelles.

969.

Williams, Patrick, "Buzz city", Technikart 50, mars 2001, p86-88.

970.

Ce qui apporte une preuve de l’arbitraire du choix critique : les chroniqueurs, qui avouent ne pouvoir prêter toute l’attention demandée pour chaque disque reçu, peuvent passer à côté de grandes œuvres si celles-ci n’ont pas su se faire remarquer dans le flot de l’actualité - soit par le buzz ; soit par l’avis d’un collègue plus attentif.

971.

Chose qui peut changer en 2004, avec le développement technologique des outils de compression audio (le i-Pod) qui permettent de rentrer 10 000 chansons sur un appareil de la taille d’un paquet de cigarettes et surtout de le connecter à un autre appareil – et ainsi de pouvoir comparer sur preuve l’étendue de sa discothèque.