b. Nouveaux territoires de l'industrie musicale

Télévision et publicités

Le rock défendu dans les pages de la presse spécialisée bénéficie rarement du soutien des grands médias populaires, sinon une fois son succès reconnu. Qu’en est-il plus spécifiquement du média dominant de cette période, la télévision ? Le rapport du rock à la télévision française a toujours été mitigé : les quelques tentatives fructueuses des années 60-70 (Bouton Rouge, Pop 2) ont été écartées au profit d’émissions consacrées à la variété française ; à la suite de l’émission Les Enfants du Rock (de 1982 à 1988) celles des années 80-90 se trouvent confrontées aux règles de l’audimat, dont l’une semble être ‘«’ ‘ les émissions pop [rock] n’ont pas d’audience ’ ‘»’ ‘ 972 ’. Les années 90 connaissent une difficulté supplémentaire : l’existence au sein des offres du câble et des bouquets numériques de chaînes spécialisées (MCM, Canal Jimmy...) qui permettent aux chaînes généralistes de se dédouaner de l’absence de rock dans leur programmes. 973

Le rock n’a ainsi pas sa place dans l’offre généraliste de la télévision française : si la musique populaire, surtout la variété francophone, reste une source de contenu importante avec les émissions de variété 974 , le rock paraît avoir un effet répulsif sur les téléspectateurs. Un prime-time sur une des grandes chaînes hertzienne concernées (TF1, France 2) vise en moyenne un public de 5 à 7 millions de téléspectateurs. 975 Les programmateurs de ces émissions recherchent en conséquence des artistes susceptibles d’attirer un tel public. Or les gros vendeurs de disques que sont Céline Dion ou Francis Cabrel vendent deux à trois millions de disques 976 , un score très éloigné de celui des artistes rock en France (pour qui 80 000 disques vendus suffisent à faire parler de succès). Conséquence, les musiques rock sont reléguées sur le réseau hertzien à des plages horaires condamnées – en général après 1H00 du matin certaines soirées sur M6.

Il ne reste ainsi aux amateurs de musique rock plus qu’à se retourner vers les chaînes spécialisées disponibles sur abonnement. Si l’on excepte le cas de Canal Jimmy dont l’antenne était à l’origine consacrée aux possibles passions des quarantenaires (la voiture, la télévision des années 60, et le rock donc, mais limité aux années 60-70), toutes ces chaînes (MCM, M6 Music...) sont construites sur le modèle de l’américaine MTV, à savoir une succession de clips vidéos entrecoupés d’émissions consacrées à l’actualité culturelle jeune : musique (dont les concerts acoustiques enregistrés spécialement pour la chaîne, les fameux Unplugged), mais aussi cinéma, X-Games (skateboard, surf et autres sports de glisse ou extrême) et séries télévisées. Il est significatif que MTV ait attendu l’année 2000 pour proposer une traduction française de ses programmes : le processus d’uniformisation de la musique qui est en œuvre sur ce type de télévision est ainsi révélé 977 . Ce n’est en effet qu’à partir de cette date que le contrôle éditorial devient local, et ce dans une proportion limitée : les mêmes programmes – donc les mêmes artistes, d’ailleurs souvent peu crédités par les amateurs de rock car les plus populaires – sont diffusés à travers l’Europe, avec une part infime réservée aux artistes rock et encore moins aux nationaux – lesquels sont souvent proches des exemples anglo-saxons présents le reste du temps. 978

Ainsi, l’amateur français de rock peut difficilement assouvir sa passion via la télévision. Il a le choix entre soit le particularisme musical français fermé des émissions de variété hertziennes, soit l’uniformisation populaire et anglo-saxonne des chaînes musicales. Renoncement ou globalisation, il peut croire qu’il n’existe pas d’entre-deux. La présence du rock défendu dans les pages de la presse spécialisée relève ainsi pratiquement de l’exceptionnel à la télévision française : il faut qu’un événement particulier ait lieu pour qu’une plage de programmation accessible au plus grand nombre soit consacrée à ce sujet. 979

Si le rock n’a pas accès en tant que tel au grand public télévisé, il sait se présenter à lui indirectement. Notamment lorsque celui-ci survit sous la forme des musiques électroniques : la french touchse présente aussi sous une identité vidéo 980 , les artistes qui composent ces mouvements faisant partie de la première génération à avoir découvert la musique sous la forme des clips. Un artiste comme Quentin Dupieux est autant un vidéaste qu’un musicien : il est à l’origine découvert par Laurent Garnier qui lui confie la réalisation d’un court-métrage illustrant plusieurs de ses chansons. En 1999 le même sous le nom de Mr Oizo obtient un succès international avec son Flat Beat, notamment grâce à l’exposition médiatique que lui a fournie son sens de l’image et surtout son association avec la marque de jeans Levi’s 981 . Il crée pour celle-ci une campagne de publicités télévisées assez hermétiques : mise en scène par Quentin Dupieux une peluche-gant de toilette jaune bouge sa tête au rythme de la musique électronique de Mr Oizo. Sa musique profite de la force économique des services de promotion du groupe international sans qu’il n’ait eu à faire de concessions – il n’a pas eu à se soumettre à des campagnes marketing autour de sa musique, mais l’a au contraire imposé au marketing –, tandis que l’équipementier en retour jouit d’un rajeunissement de son image. 982 Cette réussite est exemplaire des nouveaux liens qui se créent entre rock et télévision : cette dernière refuse de lui laisser une place entière mais s’enthousiasme pour lui lorsqu’il illustre des publicités ou des génériques d’émissions.

Jusqu’à la fin de la décennie, la publicité ne conçoit le rock que comme réservoir à souvenirs : elle n’utilise que des standards appartenant au passé, ceci au grand dam des fans de rock qui hurlent au sacrilège dès qu’une de leurs chansons préférées sert à promouvoir des voitures ou des vêtements. 983 L’arrivée de la musique électronique change la donne : cette dernière, par sa structure que certains résument à de l’abstraction musicale (son principe de répétition « ‘sied bien à l’image’ » 984 , et l’absence de parole permet de ne pas y reconnaître un message occultant le discours promotionnel), se prête facilement à toute mise en image, notamment publicitaire. Les annonceurs découvrent le côté positif de s’associer avec un jeune artiste : les droits d’utilisation du catalogue d’un artiste rock classique sont chers tandis qu’une négociation avec les jeunes auteurs est plus facile 985 . L’image novatrice de la musique utilisée rebondit sur celle de la marque qui l’utilise - comme Levi’s avec Mr Oizo - qui peut alors espérer toucher le public « jeune et urbain ». Les artistes sont eux gagnants du fait que la campagne de promotion de la marque peut aussi devenir celle de la musique qui l’illustre, laquelle gagne une reconnaissance publique accrue 986 comme en attestent les autocollants que rajoutent les maisons de disques (« ‘musique de la publicité pour Levi’s’», ce qui permet aussi à la marque d’être présente dans les rayons des disquaires). En conséquence, les maisons de disques créent en leur sein des services « synchronisation », qui répondent au attentes précises des publicitaires en proposant des musiques adaptées aux synopsis de leurs films. Même si le succès n’est pas assuré à chaque coup, l’alliance maison de disques/annonceurs apparaît comme très bénéfique aux deux parties.

Le mouvement électronique parvient en partie grâce à cette association à toucher le grand public. La réussite crossover de Moby est ainsi grandement redevable de l’utilisation de ses compositions par de multiples publicités. La jungle, variation accélérée et déstructurée de la techno a priori peu susceptible de séduire le grand public, réussit pourtant à se faire entendre du plus grand nombre grâce à un style « ‘dynamique et hachuré’ » qui offre à toute publicité, générique télévisé ou film qui l’utilise, de bénéficier d’une image de modernité (« ‘vitesse, branchitude, contraste...’ ») immédiate. Ce type de musique fédère les annonceurs parce qu’il permet au film - et donc au produit - de « ‘coller à l’esprit de l’époque’ » 987 (qui serait donc rapide, déstructurée et recycleuse de la culture pop).

Notes
972.

Bigot, Yves, Dictionnaire du rock, 2000, s.v. "Télévision," p1931-1938.

973.

Seul Canal + proposera une plage musicale au sein de son émission quotidienne Nulle Part Ailleurs. Mais cette émission avait la particularité de ne pas être soumise à des critères d’audience mais d’exister pour une question d’image : elle devait suffisamment intéresser un public, même limité, pour que celui-ci ait envie de s’abonner à l’ensemble des offres de la chaîne. Notons d’ailleurs que cette politique n’inverse pas la tendance générale: la plage musicale en question fait chuter la courbe d’audience de l’émission. Tellier, Emmanuel, "Les attrape-coeurs, Philippe Vecchi, journaliste", Les Inrockuptibles 218, 27 octobre 1999, p82.

974.

Pour preuve le nombre d’émissions de télé-réalité qui se dissimulent sous un prétexte musical pour attirer le plus grand nombre (Star Academy, A la recherche de la nouvelle star...).

975.

Après une éclipse de quelques années, les émissions de variété recommencent à attirer les téléspectateurs (à peu près 30 % de part de marché en 2000) et à intéresser les programmateurs. Cf. Mallaval, Catherine, "Petit écran, de nouveau la même chanson", Libération, 23 septembre 2000, p34.

976.

Ce qui explique, selon Yves Bigot, directeur des programmes de divertissement de France 2, l’omniprésence des mêmes figures de la chanson souvent issues des années 60-70, les rares à pouvoir prétendre attirer un si large public sans se référer aux chiffres de ventes. Cf. Mallaval, Catherine, "« On n’innove pas, on améliore l’emballage »", Libération, 23 septembre 2000, p34-35.

977.

« ‘Qui rocke à la télé ? Est-ce MTV ? La fameuse chaîne musicale qui a tant fait pour la vidéo était censée créer l'Europe rock. On voit aujourd'hui le résultat: un morne robinet à clips techno de supermarché entrelardés d'apparitions de veejays teutons à qui on a recommandé de bien faire attention à ne pas avoir l'air trop professionnels. Une chaîne qui fait ressembler l'Ovomaltine à du Jack Daniel's. Ça va être ça l'Europe ?’ » Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 355, mars 1997, p9.

978.

Peigné-Giuly, Annick, "MTV, en français dans le sous-titre", Libération, 27 juin 2000, p29.

979.

Rock&Folk remarque ainsi que le documentaire qui lui est consacré pour ses trente ans d’existence est la seule émission rock programmée sur un certain laps de temps, ce qui fait s’exclamer son rédacteur « ‘à croire que le rock est mort’ » (sous-entendant que, hors des pages de la presse spécialisée, il ne connaît pas de reconnaissance médiatique). Cf. Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 351, novembre 1996, p7.

980.

Colard, Jean-Max, "Graphwerk", Les Inrockuptibles 212, 15 septembre 1999, p48-50.

981.

« ‘Dès mars dernier [1999], grâce à la diffusion du spot Levi's, la créature de Quentin Dupieux a viré phénomène de société. ’ ‘The Face’ ‘ a publié une interview de la peluche, le vénérable ’ ‘Guardian’ ‘ a étudié les trafics qu'elle engendrait, Chanel 4 a voulu en tirer une série, MTV a tenté de la débaucher comme présentateur ! Le magazine ’ ‘Têtu’ ‘ a décrété que Flat Eric était gay (puisqu'il fume des saucisses, et qu'un gant rempli de coquillettes, ça sert à se branler). Les magasins Levi's ont été pris d'assaut, les consommateurs en ressortant incroyablement frustrés : jusqu'à ce mois-ci, pas de peluche à acheter ! Il fallait se rabattre sur Internet, où des contrefaçons allemandes circulaient. Quant à la musique qui accompagnait le spot, également créée par Quentin Dupieux (sous le nom enfantin de Mr Oizo’ ‘), elle a tout simplement fait exploser les charts, s'écoulant à plus de trois millions d'exemplaires...’ » Sabatier, Benoît, "Oizozo", Technikart 35, septembre 1999, p88.

982.

Zerguine, Valérie, "Lebig dil, Le meilleur clip de cette année est … une pub", Technikart 38, décembre 1999, p86-87.

983.

En aidant à vendre quelque chose, elle perd automatiquement de son pouvoir de subversion (contre la société de consommation). Le pire étant atteint, si l’on en juge par les réactions provoquées, par les publicités vantant des services bancaires.

984.

Lindgaard, Jade, "Le médium, pas le message", Les Inrockuptibles 212, 15 septembre 1999, p47.

985.

« ‘Un tiers des musiques de pub sont des compositions originales. Contre 50000 francs pour une composition, il faut compter de 100 000 à 1 million de francs pour un titre sorti sur album, en fonction de la renommée de l'artiste.’ » (et suivant) Masi, Bruno, "Des tubes à coup de pub", Libération, 15 septembre 2000, p42-43.

986.

« ‘Les spots de publicité sont une valeur ajoutée à la promotion d'un artiste, remarque Valérie Albert, responsable du département synchronisation. Quand on sait qu'un titre marche bien s'il passe une quinzaine de fois par jour à la radio, on imagine ce que ça peut donner s'il passe autant à la télévision.»’

987.

PX, "Jungle fever", Technikart 17, novembre 1997, p44-47.