Le rock n’est plus qu'illustratif

Le fait qu’un plus large public accède par l’intermédiaire de la publicité ou du cinéma à la musique rock pourrait être considéré a priori comme quelque chose de positif. Il n’en est rien pour certains commentateurs, et ce même en dehors du sempiternel débat sur l’élitisme du rock et son rapport à la culture populaire. Ce qui apparaît gênant dans cette opération de rapprochement avec d’autres médias, c’est que ce qui faisait la pertinence du cette musique se retrouve désormais incarné par d’autres supports. Le rock choquait et portait à débat dans les années 60-70, c’est désormais la publicité ou le cinéma qui tiennent ce rôle. Avec une nuance : la puissance économique qui se trouve derrière les opérations publicitaires permet aux messages d’être réceptionnés de nombreuses fois par l’ensemble du public – alors qu’une chanson rock qui faisait débat n’était souvent connue du grand public qu’indirectement, via les commentaires qui en étaient faits. La publicité s’est emparée de ce qui choquait, notamment dans le rock, et l’a rendu commun au grand public, lui ôtant du même coup son caractère intrinsèquement dérangeant. 993 Conséquence, le rock a perdu une part de sa capacité à se différencier dans la culture populaire : il était un signe de ralliement pour une frange de la société, qui le reconnaissait comme leur appartenant et étranger au monde extérieur. Sa banalisation via la publicité et le cinéma le rend commun à l’ensemble de la population, ne dérangeant personne et ne pouvant plus, de ce fait, prétendre attirer à lui les individus souhaitant se différencier de la norme sociale – les jeunes tels qu’ils constituaient le public privilégié du rock des années 60-70.

Les Rolling Stones eux-mêmes le reconnaissent : la musique rock tend à devenir un simple élément de la vie quotidienne, que l’on peut écouter en se rendant à son travail 994 , sans que ne soit remis en cause la société ou que ne soit interpellé l’auditeur sur ses conditions de vie (alors que la contre-culture l’investissait de cette fonction). Le rock banalisé perd de son intérêt, de son identité telle qu’elle est fantasmée par la presse spécialisée (non pas un loisir, mais un style de vie). Des endroits branchés, restaurants ou bars, proposent des compilations de musique atmosphérique (Café Del Mar, Buddha Bar…), qui accompagnent mais surtout ne gênent pas la consommation. Seules comptent les notions d’ambiance, de satisfaction éphémère 995 . L’essor des compilations aux concepts fumeux semble confirmer ce verdict : la musique n’est là que pour améliorer le quotidien, et non plus pour le changer (ou alors de la même manière qu’une tapisserie de couleur peut changer une pièce).

La musique en elle-même n’est plus importante : elle est engloutie dans un processus global de consommation de la culture comme simple élément de positionnement social (et non plus comme jouissance individuelle). Même la scène techno connaît cette évolution : les jeunes artistes se rendent compte que les gens ne sortent plus dans tel ou tel lieu en fonction du son qui y est proposé, mais seulement en raison de la notoriété de l’endroit 996 – ce qui se traduit par le fait que les compilations de bar branchés mettent plus en exergue le nom du lieu que celui du DJ. La musique tend à ne plus être le centre d’attention, mais au contraire à se diluer dans un quotidien qui lui ôte toute reconnaissance spécifique. En réponse à l’article de Thierry Jousse célébrant la mort du rock et l’arrivée de la techno (une ère nouvelle qu’il nomme technosphère), Michka Assayas parle ainsi de ‘«’ ‘ décosphère, comme ces grandes surfaces qu'on voit à la riante entrée de nos villes. La musique ressemble à un gigantesque palais de la décoration, où l'on choisit de quoi habiller provisoirement son intérieur. On peut mélanger, on peut combiner, c'est pas cher et on peut changer quand on veut. ’ ‘»’ Pour l’auteur du Dictionnaire du Rock, le fait que la musique soit devenue la « ‘bande-son de notre époque’ » est une « ‘régression’ », parce que celle-ci perd alors de sa substance, et devient une simple « ‘ambiance’ »« ‘volatile, absente à elle-même’ » qui ne peut conduire qu’à sa disparition 997 . Ce n’est pas l’existence effective de la musique qui est en danger, mais l’ensemble des valeurs qui lui a été conféré depuis l’origine de la contre-culture qui est en train de disparaître. De moteur culturel et social se suffisant à lui-même, le rock devient simple objet d’accompagnement, simple illustration, au point de ne quasiment plus pouvoir prétendre être un média (de la contestation, de la jeunesse) mais un simple signe - ou plutôt un sigle publicitaire conférant à l’objet l’utilisant une plus-value commerciale héritée de la mythologie close qui fut sienne.

Le fait que le rock se retrouve en association avec la publicité ou le cinéma concourt ainsi à lui enlever une partie de son identité. Depuis que la contre-culture l’a investi à la fin des années 60 du rôle de média privilégié de ses valeurs, le rock est considéré comme l’expression de la marge, de l’opposition à la société de consommation. Or dans les années 90 il se retrouve dans le rôle de « ‘langue officielle de la publicité’ » 998  : il ne peut plus de ce fait prétendre incarner une certaine rébellion face à l’ordre marchand, et perd l’identité qui lui a été conférée par le milieu contre-culturel (dont les journaux spécialisés sont les héritiers). Les chroniqueurs sont obligés de reconnaître que le contexte qui était celui de l’éclosion de la contre-culture rock – les années 60 – n’est plus : alors qu’existait une censure réelle, politique et économique, contre ce qui remettait en cause l’autorité, les années 90 connaissent une mainmise absolue des logiques financières sur le milieu culturel. Celui-ci ne connaît qu’une seule censure, celle de l’échec commercial : toute position esthétique est acceptée, qu’elle soit volontairement populaire ou résolument contestataire, du moment qu’elle entraîne un chiffre d’affaire minimum. Le rock qui traduisait un refus (de l’autorité, de la société de consommation) était censuré dans les grands médias ; il est aujourd’hui libre de s’y exprimer, à condition qu’il soit identifiable comme produit consommable. Il n’existe plus de réelle possibilité de s’opposer au système, car la logique de ce dernier (vendre ou ne pas exister, quel que soit importe le contenu) est désormais indépassable. Désormais, la position artistique viable semble donc être de négocier avec cette logique économique, l’opposition frontale ne pouvant relever d’une réalité tangible, tant la moindre activité culturelle professionnelle lui est soumise. 999

L’industrie intègre le rock à ses plans multimédiatiques de communication. Cette utilisation au sein d’opérations commerciales d’une musique jusque-là considérée comme médiation de la rébellion est le symbole pour la presse (qui s’en désole auprès de ses lecteurs mais surtout les en informe) de sa perte de toute valeur autre que commerciale. La médiation rock/rébellion de la jeunesse apparaît définitivement d’un autre âge, puisque cette musique n’est plus qu’un produit d’appel à l’égard d’un public naïf croyant encore à cette définition.

Notes
993.

Dahan, Eric, "Steely Dan", Rock&Folk 341, janvier 1996, p22-23.

994.

Renault, Gilles, "Les souvenirs de Keith Richards", Libération, 17 novembre 1995, p31.

995.

Ce qui a pour effet d’indisposer les chroniqueurs qui n’y voient qu’une exhortation aux « cadres dynamiques de la Défense (…) de dilapider intelligemment leurs économies ». Mikanowski, David, "Tokyo 2001, by Asian", Rock&Folk 397, septembre 2000, p92.

On retrouve les critiques adressées au Pink Floyd des années 70 : ses disques contestataires et expérimentaux des années 60 avaient alors laissé place à des succès au rôle bien moins gratifiant, celui de servir de test pour chaîne hi-fi high tech pour jeunes cadres dynamiques (l’incarnation de la dérive existentielle pour la presse contre-culturelle d’alors : jeune mais pactisant avec la société marchande).

996.

Braunstein, Jacques, "Dax la menace", Technikart 30, mars 1999, p28-31.

997.

Assayas, Michka, "Décosphère 2000", Les Inrockuptibles 126, 12 novembre 1997, p10.

998.

(et suivants) La Rédaction, "Prodigy, Le grand débat Techno", Rock&Folk 360, août 1997, p62-67.

999.

Eric Dahan fait ainsi remarquer à Patrick Eudeline qui objecte de l’existence d’un Marylin Manson dans le monde normé de l’industrie discographique : « ‘Ce n'est pas le problème, Patrick. Tu vis dans un monde où tout peut se vendre, y compris la rébellion. Tout est disponible. Et les choses qui ne peuvent pas se vendre disparaissent des catalogues.’ ».