c. Vendre des unités

Refuser les projets des maisons de disques

L’histoire du rock regorge d’anecdotes sur des œuvres sacrifiées aux exigences des directeurs artistiques, de carrières mises à mal par une mauvaise politique éditoriale 1000 . Les maisons de disques apparaissent assez souvent dans le rôle désavantageux d’entrave à la liberté créatrice de ses artistes. Les années 90 n’échappent pas à la règle : des groupes sont mal perçus en raison d’une pression imposée par la maison de disque 1001 , des artistes sont obligés de freiner leur créativité pour satisfaire aux impératifs commerciaux 1002 .

Cette décennie voit ses stars se rebeller de plus en plus fréquemment contre leur maisons de disques 1003 , encouragées en cela par les précédents des années 60. A cette époque, il était commun que les artistes soient exploités par leurs maisons de disques, qui leur faisaient signer des contrats leur ôtant tout droit sur leurs créations. Le chanteur David Bowie, par exemple, utilise l’escroquerie dont il a été victime pendant les années 70 pour expliquer les conditions financières exigées lors de la signature d’un nouveau contrat discographique avec EMI. 1004 La logique marchande a pris une telle place dans le milieu du rock au cours des années 90 que les artistes n’hésitent plus à affronter ouvertement les maisons de disques sur ce sujet – alors qu’auparavant le sujet était tabou sous peine d’exclusion critique.

Cet affrontement devient même source de crédibilité pour la presse spécialisée. A l’heure où tout discours politique, esthétique ou éthique se découvre être absorbable dans le système marketing des maisons de disques et ainsi nié dès son énonciation, la seule position encore rebelle à l’autorité apparaît être de refuser de se soumettre aux impératifs de l’industrie discographique. Radiohead est ainsi loué pour ne pas avoir laisser grossir son album OK Computer en le promouvant jusqu’à l’épuisement comme il lui était demandé. Rock&Folk reconnaît alors cela le groupe comme l’incarnation de « ‘l’esprit rock’ ‘ ’». 1005 Nous pouvons nuancer cet enthousiasme : si l’esprit rock ne peut plus s’exprimer que dans un refus de céder aux exigences commerciales c’est que le rock ne prétend plus qu’à la seule reconnaissance économique (et non plus culturelle ou sociale). Ensuite la possibilité de faire entendre sa voix ne semble offerte qu’aux groupes qui ont accédé à un succès commercial suffisant pour imposer son point de vue. Si l’insoumission aux diktats des maisons de disques apparaît comme la dernière preuve d’une identité rock, elle traduit aussi la réduction de son champ d’action.

D’ailleurs, même une telle position anticommerciale est récupérable en tant qu’argument marketing. L’exemple de la notion de culte est là pour nous le rappeler. Par définition, une œuvre culte est vénérée par une petite poignée d’aficionados qui en jalouse la connaissance. Alors qu’une telle notion semblait ontologiquement inconciliable avec celle de succès 1006 , l’industrie culturelle récupère pourtant l’appellation pour en faire un argument commercial 1007 Qu’une notion aussi apparemment irréductible que le culte devienne signifiante commercialement laisse à penser que pareillement une attitude revendiquée anticommerciale peut être à son tour transformée en argument publicitaire.

Notes
1000.

En 1967 par exemple, le groupe prometteur Moby Grape a vu ses chances de toucher un large public mises à néant par le choix de sa maison de disques de sortir simultanément cinq singles extraits du même album.

1001.

H.M., "Aston Villa, la belle équipe", Rock&Folk 382, juin 1999, p24.

1002.

Le chanteur Prince entre ainsi en conflit avec sa maison de disque, Warner, pour avoir le droit de sortir le nombre de disques qu’il veut, au rythme qu’il entend, ce qui lui est refusé pour des raisons de marketing – un album ne peut être suivi d’un autre tant que tous les singles potentiels n’ont pas été sortis pour relancer ses ventes. Il entame alors une campagne médiatique sur ce thème en se produisant sous un nom différent et en affichant le tatouage Slave – esclave (de sa maison de disques) – lors de ses apparitions. Dès qu’il est libéré de son contrat, il publie d’ailleurs un triple CD. Cf. Dordor, Francis, "Le chant du signe", Les Inrockuptibles 5, 12 avril 1995, p20-22.

1003.

George Michael attaque sa maison de disque en prétendant que celle-ci l’a « enfermé » dans une image de sex-symbol. Cf. Laudier, Benoît, Dictionnaire du rock, première éd., s.v. "Michael, George," p1154-1155 et Bigot, Yves, "George Michael : Sony afternoon", Rock&Folk 324, août 1994, p7-8.

1004.

Santucci, Françoise-Marie, "Bowie à tout prix", Libération, 13 juin 1997, p28-29.

1005.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 364, décembre 1997, p7.

1006.

Le réalisateur Quentin Tarantino disant à propos de son film Reservoir Dogs, culte en Angleterre en raison de son interdiction, que « ‘la meilleure façon de tuer un culte, c'est de rendre le film accessible’ ». Colmant, Marie, "« Le Film Me Fait L’effet D’être Drogué »", Libération, 26 Octobre 1994, p40-41.

1007.

Comme le relève l’anecdote suivante :« ‘au dernier Salon de Francfort, des éditeurs américains cédaient les droits de certains de leurs ouvrages en les définissant comme "potentially cult novels". Le roman culte, parce qu'il se transforme parfois en best-seller, voire en "long-seller", constituerait une véritable manne financière pour celui qui l'édite.’  » In Rémy, Matthieu, "Bouquins de culte", Rolling Stone 3, décembre 2002, p110-112.