Presse et industrie du disque

En février 2001, le numéro 276 des Inrockuptibles crée l’émoi dans le petit monde de la presse rock et de ses lecteurs : celui-ci est troué de la couverture à l’avant-dernière page par une publicité pour un produit de la marque de sport Nike. La question du rapport de ces journaux à la publicité se pose au grand jour alors qu’elle semblait jusque-là définitivement établie : les seules maisons de disques achètent des encarts publicitaires publiés entre des articles et des chroniques (sans que cela influe sur leurs appréciations). Même si ce système semble parfois incohérent aux lecteurs 1008 , il ne les gène pas tant que la séparation entre publicité et critique est nette. La liberté de critique doit avoir la priorité, même si cela se fait au détriment d’un accord entre les choix éditoriaux et les annonces publicitaires 1009 .

Le problème se pose plus précisément lorsqu’un journal concède à un artiste qu’il critique négativement une place de choix (la couverture). Les lecteurs relèvent alors cette contradiction et demandent des explications. 1010 Celles-ci sont au nombre de deux, l’une assumée, l’autre moins : les maisons de disques imposent aux rédactions la présence en couverture de leurs artistes si celles-ci veulent obtenir un entretien avec eux (ce qui n’entraîne pas obligatoirement une chronique positive, au contraire celle-ci devient souvent une tribune contre ce genre de pratique 1011 ) ; la mise en avant d’un artiste fédérateur en couverture peut attirer un lectorat plus large, même si l’artiste en question n’est pas apprécié par les chroniqueurs  De tels exemples jettent le discrédit sur les autres articles dithyrambiques accompagnés d’une couverture mais dénués de références aux conditions rédactionnelles – sont-elles tues parce que sans influence ou parce qu’elles n’osent avouer leur soumission aux exigences économiques ? En effet, les conditions d’écriture des articles et chroniques ne sont révélées que lorsque le journaliste se glorifie d’avoir refusé un compromis avec l’industrie, tandis que ne sont jamais décrites les opérations où tout se passe bien entre lui et le service marketing.

Le magazine Technikart relève toutefois dans un de ses articles que, ‘«’ ‘ aujourd'hui, la presse musicale vit principalement grâce à l'argent des maisons de disques. Et ces dernières ne se gênent pas pour fonctionner au chantage : ’ ‘"’ ‘Je te prends pas de pub si tu dis pas que le CD de mon artiste est superextragénial.’ ‘"’ ‘ (Technikart a émis des réserves au sujet de l'album de Benjamin Diamond. Epic, grosse filiale de Sony, refuse désormais de nous prendre des encarts). ’ ‘»’ ‘ 1012Une étude spécifique a été menée sur ce sujet 1013  : celle-ci nuance les accusations de cooptation du milieu journalistique avec l’industrie discographique. Les accords passés entre tel journaliste et tel soutien financier de l’artiste prennent souvent pour origine une croyance réelle du premier en la qualité de ce dernier. Les maisons de disques n’imposent pas leur choix dans les chroniques, mais peuvent favoriser la rédaction d’articles positifs – par l’attribution d’exclusivités vis-à-vis des concurrents ou l’achat de pages de publicités. Ceci jusqu’à ce que l’artiste en question soit suffisamment connu pour que ce soit lui qui devienne source de publicité pour le journal, en lui attirant une part de son public : c’est alors que la maison de disques fait généralement preuve de plus d’exigences.

Un mastodonte du rock comme U2 peut ainsi exiger d’être sur la couverture de tous les magazines rock internationaux : ceux-ci répondent en règle générale présents parce qu’une telle couverture est garante d’un minimum de vente, voire d’un affichage public cofinancé par la maison de disques (une publicité pour le magazine l’est aussi pour l’artiste en couverture). Mais ce type d’opération est plutôt mal vécu par les journalistes, qui dévoilent ainsi leur soumission à une industrie où ils n’ont que peu de poids. 1014 Les articles consacrés aux entrevues avec des grandes stars laissent ainsi souvent une large place à la description du contexte dans lequel celles-ci se sont déroulées : entretiens donnés à la chaîne par la star, surveillance et pression de l’attachée de presse 1015 , etc. Car dans ce type de configuration, la presse rock est renvoyée au rôle de simple média publicitaire que veut lui faire tenir l’industrie 1016 . Ce qui l’amène à se poser des questions sur sa viabilité, en tant que descendante de la contre-culture, à une époque où tout discours critique est transformé en outil promotionnel. Les journaux rock suffisent-ils à l’âge du tout technologique, de l’accès direct à la musique via les chaînes et radios spécialisées et l’Internet ? Si avant l’écrit seul suffisait, peut-être que le lecteur d’aujourd’hui en veut plus ? De nouveaux magazines (Rock Sound et autres titres issus du même groupe de presse) proposent ainsi des extraits des albums chroniqués dans leurs pages, voire des CD-ROM avec clips vidéos, pour concurrencer ces médias qui à défaut de fournir une approche critique permettent au consommateur d’essayer avant d’acheter. Mais la démarche est critiquée par les grands titres de la presse rock, qui y voient une dégénérescence de son statut 1017 et de celui du rock en général – qui devient alors simple objet de consommation sans signification explicitée par ces journaux.

Face à ces impératifs commerciaux réclamés par l’industrie discographique, l’option envisagée par les Inrockuptibles n’est pas aussi honteuse que ce qu’elle est dénoncée. Il apparaît plus sain que les magazines spécialisés ouvrent leur pages et fassent des concessions aux grandes entreprises non musicales ; à moins que celles-ci ne fassent partie d’un consortium ou qu’elles ne partagent une campagne publicitaire avec une maison de disque, elles risquent moins d’influer sur le contenu d’articles qui ne les concernent pas que les publicités musicales plus attendues en ces pages. Elles peuvent même ainsi devenir garantes d’une certaine liberté éditoriale. Cet événement est aussi la marque d’une évolution remarquable : le rock est désormais un produit de consommation comme les autres, capable de connaître la concurrence (dans le budget des amateurs) d’objets non-musicaux. Le disque a perdu la sacralisation culturelle qui le séparait des autres achats, et la presse rock est devenue une presse culturelle au sens large (donc capable de s’intéresser à et d’intéresser des produits autres que musicaux) 1018 .

A une époque où le rock est définitivement inscrit dans l’industrie culturelle, la rébellion à la logique commerciale apparaît pour les artistes le seul lieu d’une authentique identité rock. Même si elle sait ces épiphénomènes sans grandes conséquences et contrôlés par l’industrie, la presse spécialisée les relate avec respect, de même qu’elle fait souvent part à ses lecteurs des pressions qu’elle subit de la part des maisons de disques, parfois avec l’orgueil du résistant, parfois avec le dépit du résigné. Cette médiatisation de l’entière soumission de toutes les strates du monde rock conclue la démonstration faite au lecteur que le rock n’est plus qu’un produit commercial, que la médiation originelle de la rébellion de la jeunesse relève du passé, voire du fantasme pur et simple.

Notes
1008.

Un lecteur demande ainsi au journal pourquoi est-ce qu’il sponsorise un disque sur ses pages de publicité alors qu’il le déconseille dans ses pages critiques. Courrier des lecteurs, "Pub", Rock&Folk 363, novembre 1997, p104.

1009.

Rock&Folk excuse ainsi la présence en ses pages d’une publicité pour le girls band ultra populaire Spice Girls en expliquant que l’argent que cette page a amené a permis à la rédaction de financer un reportage sur un groupe qui ne possède pas de riche service marketing. Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 372, août 1998, p7.

1010.

Un lecteur attaque le journal sur la publicité qu’a pu lui a offrir la présence en couverture du groupe Cranberries alors qu’il est violemment critiqué dans l’article qui lui est dédié. Courrier des lecteurs, "Erreur et hypocrisie", Rock&Folk 348, août 1996, p86.

1011.

Courrier des lecteurs et la rédaction, "Memorex & Réponse", Rock&Folk 361, septembre 1997, p104.

1012.

Sabatier, Benoît, "Comme un ouragan", Technikart 47, novembre 2000, p36.

1013.

Grunfeld (2001).

1014.

« ‘Voilà, c'est ce moment. Tous les quatre ans, avec une régularité proprement bissextile, la bande à Bono s'invite en couverture de ce journal. Normal. Le plus gros groupe de rock du monde a envie de s'afficher à la une du plus gros journal rock de chaque pays. Notre avis ne compte pas, la qualité de la musique non plus. Dans le merveilleux film ’ ‘All About Eve’ ‘ (1950) de Joseph L Mankiewicz, George Sanders, dans le rôle du critique théâtral Addison de Witt, explique l'intérêt de sa fonction à la troublante Anne Baxter "Je suis un critique, je donne mon avis, je fais partie de cette industrie." Qu'il nous soit ici permis de constater que notre avis, avec les années, s'est réduit comme la proverbiale peau de chagrin. "On vous envoie la photo de couv, coco, l'interview c'est demain, à onze heures à Dublin." Elle est pas belle, la vie ? U2’ ‘ est une puissance industrielle. Son nouvel album représente des parts de marché pour les actionnaires d'un groupe réputé. La machine tourne et, pour ceux qui chercheraient un supplément d'âme, n'a-t-on pas nommé Bono "fils spirituel de John Lennon’ ‘" dans le journal ’ ‘Libération’ ‘ ? Ici le bât blessera. (…) Leur prochain disque, pour nous rendre compte, nous aurions aimé l'écouter. ’» Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 399, novembre 2000, p3.

1015.

L’attachée de presse devient ainsi une héroïne maléfique récurrente de la presse rock, bien que la plupart du temps son existence (lorsque son action est bénéfique ?) soit niée, ainsi que s’amuse à le relever Technikart : « ‘Interview de star, chronique de disque, visite d'un député en banlieue : derrière chaque info publiée se cache une attachée de presse qui l'a communiquée au journaliste. Entre ces deux professions se joue une guerre quotidienne à base de sourires, de pressions et de voyages promo. Au péril de sa vie, notre reporter a décidé de briser la loi du silence’ » Williams, Patrick, "Dans les coulisses de la communication", Technikart 34, juillet 1999, p80-85.Vous trouverez en annexe un exemple de la médiatisation du rôle de l’attachée de presse dans les articles rock (document 11).

1016.

Le rédacteur chargé de la rubrique rééditions se plaint de ne pas avoir reçu les dernières nouveautés en la matière : « ‘Il se trouve que dans le domaine des rééditions et des compilations, les maisons de disques préfèrent très souvent financer des campagnes de pub à coups de millions de francs plutôt que d'envoyer les albums aux journalistes qui, c'est un comble, osent parfois les critiquer. Or on ne critique pas un produit, on l'achète (et on ferme sa gueule). ’» Cuesta, Stan, "Rééditions", Rock&Folk 378, février 1999, p92.

1017.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 355, mars 1997, p9.

Le risque étant que le magazine devienne le supplément du CD offert, le discours une illustration de la musique présentée, et non plus l’inverse. Notons d’ailleurs que le lectorat de ces magazines semble partager cette opinion, réagissant par exemple à l’offre d’un poster dans les pages de Rock&Folk comme à une insulte faite à leur intelligence : « ‘Cher Philippe manœuvre, répétez après moi : Je ne rabaisserai plus mon journal en y mettant des posters de Nirvana’ ‘ ou d’Oasis’ ‘ pour en vendre un max auprès d’une clientèle qui, elle, est déjà abonnée à ’ ‘OK Podium’  » Courrier des lecteurs, "Punition", Rock&Folk 352, décembre 1996, p88.

1018.

Alors que la presse spécialisée des années 70 ne connaissait de publicité que musicale : ventes d’instruments et promotions de disques remplissaient ses pages