9. Nouvelles technologies et nouvelle consommation

a. Capitaliser sur le passé

Le CD change la forme du rock

L’arrivée du format CD dans les années 80 a amorcé une évolution de la consommation du rock qui s’est confirmée lors de la décennie suivante. Les garanties offertes au consommateur (meilleure reproduction sonore, inaltérabilité du support, facilité d’utilisation) ont poussé celui-ci à racheter les bases de sa discothèque : les grands classiques du rock (Beatles, Rolling Stones, Pink Floyd, etc.) ont alors tous été réédités. Le problème de ces discographies issues du passé est qu’elles ne peuvent être extensibles : autant le catalogue d’un groupe comme Radiohead peut être augmenté par la sortie d’un nouvel album, autant celui des Beatles semble clos. L’industrie a beau contourner le problème en proposant des rééditions de disques obscurs qui sont fêtées comme autant de mise à jour de trésors cachés et enfin disponibles au plus grand nombre – parce qu’à l’époque de leur sortie mal ou pas du tout distribués en France, ou alors passés sous silence par les médias concernés –, elle sait que ses meilleures ventes se font sur ces quelques grands noms qu’elle a en catalogue 1019 .

Elle décide alors de poursuivre la carrière discographique des héros disparus du rock. Le phénomène n’est pas nouveau et existe depuis les années 70, notamment dans le cas du guitariste Jimi Hendrix. Qualifié de génie musical, sa mort précoce en 1970 laisse son public avec quatre disques officiels. Dès 1971, un nouvel opus est ajouté grâce aux chutes de studio qu’il n’a pas eu le temps de réunir en album. Le succès est tel que de nombreuses productions similaires voient le jour par la suite, de sorte qu’en 1997 on recense 22 disques disponibles dans sa discographie officielle. 1020 Le public et les critiques découvrent ainsi que la mort ne signifie pas nécessairement l’arrêt d’une carrière dans le milieu rock, voire le contraire si le chanteur décède au sommet de sa gloire : il peut alors devenir un mythe et voir en contrepartie ses ventes grossir 1021 , ce d’autant plus que la réactivité éditoriale de l’industrie face à ces événements semble de plus en plus rapide 1022 . Si l’on résumait l’affaire à ses seuls tenants commerciaux, on pourrait considérer que la mort est un plus-produit efficace dans le marketing rock, de ceux qui peuvent faire une différence entre une carrière et une autre 1023 .

L’industrie discographique cherche donc un moyen de ressusciter ses artistes mythiques – et surtout leur succès discographique. Il faut toutefois l’aval des ayants droit pour qu’une telle opération puisse avoir lieu. Dans les années 80, un disque censé regrouper les inédits des Beatles avait été annulé en raison d’un désaccord avec les survivants et la veuve de Lennon, Yoko Ono. En 1995, le projet prend enfin forme avec la sortie de trois doubles CD de raretés (les Anthology), une rétrospective vidéo de leur carrière et même une reformation du groupe à l’occasion de l’enregistrement d’une composition inédite de Lennon. 1024 La couverture médiatique est totale, bien supérieure à n’importe quelle sortie d’une nouvelle création (Libération notamment en fait sa une 1025 ). C’est que tout amateur de rock a vécu cette légende, soit directement dans les années 60, soit en ayant été soumis dans sa recherche passionnelle de musique à l’entité Beatles planant au-dessus de toute création 1026 . Le matraquage marketing aidant, ce peut même être des profanes à l’œuvre du groupe qui se retrouvent à acheter du matériel à l’origine destiné aux amateurs, croyant à tort posséder le must de leur discographie. 1027 La mythologie rock devient un business qui peut se révéler plus lucratif que celui de la seule nouveauté, voire de la musique (l’essentiel des revenus de l’opération étant assuré non pas par la mise sur le marché de nouveaux disques, mais par les droits de diffusion des documentaires vidéo sur les chaînes de télévision).

Même si ces manœuvres commerciales posent des problèmes éthiques aux chroniqueurs et au milieu du rock en général 1028 , voire des questionnements artistiques (les morceaux inédits ne l’étant généralement pas sans raison 1029 ), cette pratique éditoriale devient courante au cours de la seconde décennie de l’âge du Compact Disc (la première ayant été consacrée, rappelons-le, à un simple effort de réédition du catalogue déjà existant). Les maisons de disques, confrontées à l’épuisement de leurs catalogues officiels, y réagissent en entreprenant la publication de sommes discographiques, sous forme de coffrets anthologiques comprenant morceaux connus et inédits 1030 . Ces opérations sont généralement plutôt appréciés de la part des chroniqueurs, qui y voient une occasion de rappeler à leurs jeunes lecteurs l’histoire de leur musique, voire de procéder à des réévaluations artistiques 1031 .

L’actualité musicale se focalise alors de plus en plus souvent sur ces objets hors âge : en 1994 le coffret rétrospectif consacré aux Who est présenté comme disque du mois dans Rock&Folk, distinction habituellement réservée aux productions censées représenter l’état actuel du rock. 1032 Deux ans plus tard, un autre disque issu du passé, certes totalement inédit 1033 , obtient cette distinction. Ce faisant, le milieu du rock (les maisons de disques qui élaborent ces sorties événementielles, mais aussi les magazines spécialisés qui les sacrent comme telles) encourt le risque de voir la préférence du consommateur se diriger vers un passé sûr, au détriment d’un présent incertain – ce qui est une impasse, puisque le passé ne peut fournir un nombre illimité de créations inédites. Ce réflexe, le consommateur l’explique par le fait que le prix du CD représente un investissement tel qu’il impose de restreindre au maximum le risque d’inadéquation de goût : en achetant une musique qu’il connaît déjà, il court moins le risque d’être déçu que par une nouveauté discographique, déception d’autant plus grande que son coût lui interdit d’effectuer une nouvelle tentative 1034 .

La présence de blocs d’histoire dans l’actualité culturelle se fait ainsi souvent au détriment des productions récentes. Et pas seulement en terme de résultats financiers. Lorsque réapparaissent en tant que concurrents les modèles définis comme indépassables du rock, les œuvres actuelles perdent de leur importance : elles n’innovent que rarement, alors que les premières inventaient tout. Jimi Hendrix mort depuis 1970 sort un nouveau disque tous les mois : la critique dénonce le procédé, mais l’applaudit dans le même temps parce que ces disques ‘«’ ‘ restent supérieurs aux vraies nouveautés ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 1035 ’ Un concert des Who de 1970 fait surface : la critique déclare que ‘«’ ‘ les Who sont le plus grand groupe de rock’n’roll du monde, à tout jamais. ’ ‘»’ ‘ 1036Que peuvent valoir les dernières nouveautés face à des monstres sacrés redécouverts dans toute la force de leur jeunesse ? Le format inusable qu’est le disque impose à toute jeunesse rock de se comparer aux jeunesses qui l’ont précédées : au même âge qu’eux, des individus établissaient les tables de la loi à partir desquelles tout s’écrit. Le poids est des plus lourds (d’autant qu’il est omniprésent matériellement via le CD), et peut écraser les jeunes artistes en les emprisonnant dans une compétition perdue d’avance avec le passé – le but étant de dépasser un modèle qui fonde son autorité sur une capacité d’innovation aujourd’hui impossible.

Même si certains lecteurs clament préférer les vivants plutôt que les morts, les futilités du présent à la valeur historique du passé (car ils ne peuvent se contenter de souvenirs d’une grande époque qu’ils n’ont pas connue), les faits sont là : la fétichisation du passé qui se met en place avec la diffusion de ces reliques entraîne le rock vers une nouvelle consommation et donc une nouvelle identité, assez proche de celle dont était accusé le jazz par le milieu rock : une musique de philatéliste qui aime à collectionner toutes les prises existantes des compositions appréciées 1037 .

Notes
1019.

En 1994, la maison de disques EMI compte encore sur les Beatles et Pink Floyd pour « ‘équilibrer son budget’ ». Dahan, Eric, "Radiographie des Beatles", Libération, 26 novembre 1994, p35.

1020.

Manœuvre, Philippe, "Canal Jimi", Rock&Folk 356, avril 1997, p16.

1021.

Ainsi sur le succès du groupe Queen au début des années 90 : « ‘L’œuvre génère des bénéfices sonnants et trébuchants, surtout depuis la culbute définitive du mercuriel au milieu des étoiles [la mort du chanteur Freddy Mercury]. En France, le ’ ‘Greatest Hits Vol I’ ‘ est à 500 000 exemplaires, le ’ ‘Vol II’ ‘ à 1,4 millions d'exemplaires, sans parler du ’ ‘Live’ ‘ datant de 86. Queen, c'est aujourd'hui l'une des trois meilleures ventes d'EMI. (…) Alors pas question de débrancher la machine, ’ ‘Show Must Go On’ ‘, comme on dit sur NRJ: Doit-on rappeler le squat interminable de la première place des charts anglais par ’ ‘Bohemian Rhapsody’ ‘ lors de la ressortie posthume, sans parler du second boom récent des compilations susmentionnées, écrasant à ce jour la ressortie CD des Beatles’ ‘ "rouge" et "bleu" remastérisés dans nos terres ?’ » Dahan, Eric, "La reine morte", Rock&Folk 316, décembre 1993, p36-38.

1022.

Moins d’un an après leurs morts respectives, une nouvelle référence discographique est ajouté au catalogue de Jeff Buckley et Kurt Cobain de Nirvana. Cf. (non signé), "Sketches of pain", Les Inrockuptibles 150, 6 mai 1998, p16.

1023.

Les Inrockuptibles considèrent ainsi que le chanteur Townes Van Zandt aurait pu connaître une notoriété égale à celle de Nick Drake... s’il était lui aussi mort dans sa phase créative. Beauvallet, JD, "Le vieil homme et l’amertume", Les Inrockuptibles 53, mars 1994, p66-69.

1024.

Bensahel, Nathalie, "L’Anthology chiffrée", Libération, 18 novembre 1995, p9.

1025.

Edition du samedi 18 novembre 1995

1026.

Il arrive souvent que telle production récente soit qualifiée de Sergent Peppers – album considéré comme une étape importante dans la carrière des Beatles - du groupe par la critique, quand ce ne sont pas les artistes eux-mêmes qui usent de cette référence.

1027.

Un collectionneur avance dans Libération : « ‘je connais des gens qui ont acheté le double album ’ ‘Rouge’ ‘, le double ’ ‘Bleu’ ‘ [deux compilations posthumes de leurs succès] et les ’ ‘BBC Tapes’ ‘ [compilations de passages radio pour fans], et qui vont penser que cette ’ ‘Anthology’ ‘ est le quatrième disque des Beatles’ ». Colmant, Marie, "Anthology, le catalogue raisonné", Libération, 18 novembre 1995, p8.

1028.

Des proches de Lennon considèrent par exemple que cette réunion des Beatles lui aurait déplu et parlent même de trahison. Loupien, Serge, "La dernière chose que John aurait souhaitée", Libération, 21 novembre 1995, p39.

1029.

C’est parce que les artistes ont jugé que leur qualité n’était pas suffisante qu’ils n’ont pas été publiés au sein de leur œuvre. Il est ainsi reconnu à ces recueils d’inédits une valeur plus documentaire que musicale. Kent, Nick, "Le coffre de Lennon, les clés du Boss", Libération, 20 novembre 1998, p32.

1030.

Rigoulet, Laurent, "Coffrets maniaques et chanteurs dépressifs", Libération, 22 décembre 1997, p27.

1031.

Le coffret consacré aux Doors a ainsi permis à de nombreux critiques de réévaluer le groupe en disgrâce depuis l’effet de mode qui l’avait condamnée au début des années 90 (avec la sortie du film d’Oliver Stone). Rigoulet, Laurent, "Sur la piste des Doors", Libération, 22 décembre 1997, p26-27.

Notons au passage que l’amateur éclairé peut retrouver au sein de cette politique éditoriale une sorte de hiérarchie des artistes rock : là où les grands noms (Beatles, Rolling Stones) ne sortiront de nouvelles références que de façon parcimonieuse et événementielle – des inédits soigneusement choisis, à la qualité d’enregistrement professionnelle, diffusés sur leur label officiel –, des groupes d’importance moindre (MC5, Soft Machine) pourront connaître une excroissance discographique plus anarchique – des enregistrements en public à la qualité sonore bien plus amateur, proposés par des petites maisons d’édition Cf. Palmer, Vincent, "Rock-Ola, Soft Machine, Spaced", Rock&Folk 352, décembre 1996, p72.

1032.

« ‘What ? Les grands méchants Who’ ‘, Disque du Mois, en 94 ? Leur cas ne relève-t-il pas du bureau des affaires classées depuis belle lurette ? Eh bien non! Le luxueux coffret-monument (4 CD's superiativement remasterisés avec livret pléthorique) dont il est ici question n'incite pas, mais alors pas du tout, à la nostalgie confite (ah, c'était le bon temps) »’ Châtain, Thierry, "The Who, 30 years of maximum R&B", Rock&Folk 323, juillet 1994, p57.

1033.

Le Rock&Roll Circus, show télévisé mythique des Rolling Stones effectivement demeuré inédit jusqu’à cette date, qui fait dire au rédacteur en chef de Rock&Folk : « ‘Ce n'est pas le disque du mois, non, non, c'est celui de la décennie. Dix piges que l'oncle Mick et Allen Klein, l'avocat rusé, se tirent des bourres médiatico-légales sur cette BO d'émission BBC tournée en deux jours à Londres devant force presse et 255 fans. Un show télé qui jamais ne vit l'ombre d'un tube cathodique. Très vaguement piraté, ce disque est la baleine blanche du rock, la kolossale surprise nineties, l'irruption de ce que les Américains appellent une time capsule, une énorme tranche d'histoire qu'on se prend d'abord de plein fouet’ » Manœuvre, Philippe, "The Rolling Stones, Rock and Roll Circus", Rock&Folk 351, novembre 1996, p55.

1034.

Budchinski, Stanislas, "Big bam boom, Culture rock (my ass)", Rock&Folk 320, avril 1994, p98.

1035.

Cuesta, Stan, "Rééditions, Jimi Hendrix, Experience", Rock&Folk 335, juin 1995, p71.

1036.

Acin, Nicolas, "The Who Isle of Wight ma vénération", Rock & Folk 351, novembre 1996, p31.

1037.

Ici encore le nom de Jimi Hendrix revient, tant il est vrai que la profusion de concerts disponibles aux set-lits similaires peut amener à s’interroger sur l’attrait qu’ils provoquent sur les amateurs. Un chroniqueur l’explique ainsi : « ‘il est normal que Jimi Hendrix se voie réserver le même sort que John Coltrane’ ‘ ou Miles Davis’ ‘, à savoir la présentation en coffrets de la moindre de ses notes de musique. Seuls les plus grands peuvent supporter ce traitement car la densité et l’intensité de leur œuvre est tel que la moindre chute est une pépite.’ » Cuesta, Stan, "Rééditions, Jimi Hendrix, The Jimi Hendrix Experience", Rock&Folk 397, septembre 2000, p98.