L’exemple des bootlegs

Rappelons une fois encore le rôle des évolutions techniques dans la consommation et l’identité du rock. Pour les maisons de disques, l’apport du nouveau format de support est primordial : présenté comme définitif et inaltérable (contrairement au vinyle qui connaissait une dégradation au cours de son utilisation), le Compact Disc incite les amateurs à racheter les disques appréciés. Se retournant vers ses amour de jeunesses tel un paléontologiste, le consommateur a vite fait de reconstituer l’intégrale des enregistrements discographiques de ses artistes préférés, dont la disponibilité est rendue plus aisée.

Une fois cette acquisition effectuée, le mélomane peut vouloir en connaître plus et se tourner vers toute autre source de matériel inédit. Il se trouve alors face à la possibilité de prospecter le marché du disque pirate – qu’il ne faut pas confondre avec son synonyme qui se contente de vendre des contrefaçons des disques disponibles dans le commerce. Le bootleg, autre nom du bon disque pirate, est souvent le résultat de maisons d’éditions indépendantes tenues par des fans, qui éditent en petite quantité des disques manufacturés. Il propose des documents qui ne sont pas disponibles sur le marché officiel, souvent des enregistrements en public ou des répétitions. Les bootlegs font d’ailleurs partie de l’histoire du rock depuis la fin des années 60 (il arrive même que la presse rock fasse écho de l’existence de ces disques, lorsque ceux-ci font partie de l’histoire 1038 ou qu’ils compensent une insuffisance de la discographie officielle d’un artiste 1039 ), et tout amateur du genre se félicite de l’existence de ce type de production qui peut satisfaire ses penchants fétichistes. Ils s’adressent donc en priorité aux fans des groupes piratés, qui possèdent déjà l’intégralité de leur discographie officielle, et à qui cette dernière ne suffit pas. Il n’y a donc a priori pas de manque à gagner pour l’industrie officielle du disque puisque les bootlegs n’entrent pas en concurrence directe avec elle – contrairement aux disques pirates/contrefaçons. Certes, la donne change quelque peu avec le CD dont la production est plus aisée : un marché se développe dès la fin des années 80 avec des maisons d’édition plus importantes situées dans des pays à la législation sur la propriété intellectuelle laxiste 1040 , mais qui ne font finalement que répondre à la demande de consommateurs ayant déjà fait le tour du marché officiel.

L’existence de ce second marché va pourtant pousser les maisons de à mettre en œuvre diverses manœuvres pour le réguler. Dans un premier temps en le réprimant : la réaction des amateurs telle qu’elle s’exprime dans le courrier des lecteurs est unanime. L’industrie du disque se trompe d’ennemi 1041  : en s’attaquant aux pourvoyeurs de bootlegs, elles s’attaquent aux fans demandeurs d’enregistrements inédits, alors qu’elle devrait concentrer ses efforts contre les simples contrefaçons. Le propos des journalistes est lui plus nuancé : s’il déplore que les maisons de disques fassent l’amalgame entre les deux sortes de disques pirates, contrefaçons (reproduction à l’identique d’un produit déjà existant comme peut le connaître l’industrie du luxe) et bootlegs (ajout à l’intention d’un public de passionnés d’appendices à la discographie officielle) 1042 , il n’est pas aussi véhément que celui des lecteurs qui l’accusent en réaction de subir une censure économique de la part de l’industrie discographique (qui possèdent effectivement comme nous l’avons vu précédemment une influence via l’achat de pages de publicités). 1043

Cette attaque des disques pirates prend en fait son sens lors du second temps de la réaction de l’industrie officielle. Aux vues de l’enthousiasme provoqués par ces disques, les maisons de disques prennent conscience du potentiel commercial de ce type d’enregistrement : si des amateurs sont prêts à payer, souvent plus cher que des disques officiels, des enregistrements de moins bonne qualité, pourquoi ne pas les proposer légalement. C’est ainsi que vingt-cinq ans après leur dissolution les Beatles ont vu leur discographie augmenter des trois albums d’inédits déjà cités. Mais si le premier exemple évident est celui des Anthology, le plus important demeure celui du Royal Albert Hall de Bob Dylan. La notoriété de cet enregistrement pirate est tel qu’il est cité dans chaque biographie consacré à l’artiste. 1044 CBS finit par reconnaître à son tour son existence en lui offrant une existence légale, tout en signifiant l’importance de sa notoriété pirate en le nommant The Royal Albert Hall, du nom de la salle de concert londonienne d’où les bootleggers croyaient que l’enregistrement provenait – alors que la maison de disque sait que le concert fut en fait enregistré à Manchester. 1045

Les maisons de disques, conscientes du nouveau marché rock que représente le fétichisme de son histoire, se mettent ainsi à se tourner vers les demandes des fanatiques telles qu’elles sont satisfaites dans les bootlegs : les sessions enregistrées à la radio sont celles qui rencontrent le plus de succès par leur qualité sonore ; la BBC projette d’éditer ses archives contenant des bandes inédites des grandes figures du rock 1046 . Les bootleggers sortent des coffrets réunissant toutes les prises d’enregistrement d’un album mythique, des éditeurs officiels reprennent le concept à leur compte (les Funhouse Sessions de l’album du même nom des Stooges). 1047 L’industrie discographique trouve un second souffle dans la gestion de son catalogue en se tournant vers les demandes du public spécialisé – incarnées par les disques pirates, plus aptes à les comprendre du fait de son origine fanatique. 1048

Notes
1038.

Il est ainsi souvent rappelé que le disque live (enregistré en concert) officiel de la tournée 1969 des Rolling Stones ne doit son existence qu’à la réussite commerciale d’un disque pirate (qui avait même eu les honneurs d’une chronique dans le magazine américain Rolling Stone).

1039.

Un article consacré aux prestations scénique de Nirvana se réfère explicitement aux CD pirates existants, puisque la maison de disques du groupe n’a alors pas encore sorti de témoignage en concert. Ducayron, Philippe, "Nouveau testament : le legs des bootlegs", Rock&Folk 336, août 1995, p32-36.

1040.

En Europe de l’Ouest, ce furent longtemps l’Italie et le Luxembourg qui permettaient d’éditer tout enregistrement public sous réserve de laisser la possibilité aux artistes de demander une part des droits.

1041.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 345, mai 1996, p7.

1042.

Roy, Frank, "Pirates coulés", Rock&Folk 320, avril 1994,p58-62.

1043.

Courrier des lecteurs, "Boot is good", Rock&Folk 321, mai 1994, p90.

1044.

Pour les amateurs, c’est le fameux concert où Dylan passant d’un set folk acoustique à une set rock électrique se fait traiter de Judas par un membre du public.

1045.

« ‘Ce concert publié pour la première fois illégalement en CD par les Hollandais de Swingin' Pig il y a 15 ans a une histoire des plus curieuses. C'est non seulement un moment musical fort qui dégénère en bataille de chiffonnier lorsque le public rejette la partie électrique du concert mais une erreur historique a longtemps laissé croire que ce show provenait du Royal Albert Hall de Londres. Que non : le disque fut de fait enregistré à Manchester, le 17 mai 1966. Sony Music, dont le respect vis à vis des pirates n'est plus à prouver, a néanmoins décidé de l'intituler Bob Dylan’ ‘ Live 1966 ("’ ‘The Royal Albert Hall Concert’ ‘"). Admirables guillemets. Décision marketing qui ravira tous ceux qui restent peu ou prou persuadés que l'histoire du rock s'écrit autant souterrainement qu'officiellement et ouvre des perspectives infinies. A quand les bandes stoniennes de Fort Worth produites par Ahmet Ertegun ? A quand les démos du ’ ‘Double Blanc’ ‘ ? A quand le concert de Led Zep au Texas Pop Festival ? A quand ces trésors traqués, chassés, confisqués qui redonneraient un semblant de tonus et une intense perspective à cette vieille histoire ?’ » Manœuvre, Philippe, "Sony pirate les bootleggers", Rock&Folk 374, octobre 1998, p9.

1046.

Manœuvre, Philippe, "BBC Records", Rock&Folk 355, mars 1997, p11.

1047.

« ‘Donc encore une fois, ce sont les bootleggers qui montrent à l'industrie la voie d'un possible futur : il y a deux ans, la compagnie Midnight Béat publiait les masters des séances ’ ‘Satanic Majesties Request’ ‘ (en huit CD !) (…) Soudain, grande première, l’auditeur avait l'impression vertigineuse d'être la proverbiale petite souris, celle qui se glisse dans l’ombre du grand piano des studios Olympic pour écouter les dieux tutoyer l'électricité. (…) Ce qui est formidable c'est que cette excellente idée n’a pas été perdue pour tout le monde. Rhino Records (la dernière maison de disques ?) a réagi avec une diabolique rapidité et propose ce mois-ci ce qui risque de devenir la clef de voûte de toute discothèque rock n roll qui se respecte. Un coffret des séances ’ ‘Fun House’ ‘ donc.’ » Manœuvre, Philippe, "The Stooges, The complete Funhouse sessions", Rock&Folk 391, mars 2000, p64-68.

1048.

Notons que l’Internet fait encore évoluer la situation, puisqu’il propose gratuitement aux internautes des téléchargements de ces titres indisponibles ailleurs - et donc non susceptibles d’ôter des bénéfices au marché officiel (ce qui n’empêche pas les maisons de disques de veiller à limiter ce phénomène dans un mouvement similaire à celui décrit plus haut) Ceci permet d’éviter à l’amateur d’enrichir des intermédiaires parfois peu scrupuleux et de redonner la parole aux fans qui s’échangent entre eux, et sans intervention financière, ces précieux ajouts à leur œuvre favorite. Remarquons enfin que cet exemple tend à démontrer que l’industrie du disque ne veut souffrir d’aucune concurrence, ceci au point d’écraser toute activité même non-génératrice de profits.