L’accusation de « Disneylandisation » du rock

Le passé du rock est devenue une tendance sûre du rock : exhumations, reformations sont devenus le lot de son actualité. 1049 Cette manne entraîne les maisons de disques à imposer à leurs artistes ayant trait au passé de célébrer celui-ci, qu’ils soient encore en activité ou non 1050 . Une figure historique comme Eric Clapton se désole ainsi ouvertement de la propension de l’industrie musicale à concurrencer son actualité avec des coffrets ou des compilations consacrés à ses heures de gloire des années 60 : ‘«’ ‘ Nous, les artistes, on nous demande sans cesse de revisiter le passé alors qu'on aime à penser qu'on va de l'avant… ’ ‘»’ ‘ 1051 ’. D’autres comme les Rolling Stones se satisfont de recréer ad vitam eternam la magie qui fut la leur dans les années 60. 1052 Certains en profitent pour corriger ce qu’ils jugent être des erreurs de carrière, comme Iggy Pop qui remixe vingt-cinq ans après son disque Raw Power, et, marque que le CD et sa remise à flot du passé devient l’un des derniers enjeux du présent, des conflits se font jour quant à savoir s’il faut préférer la version originale ou la récente 1053 .

Ce phénomène devient si important qu’il forme une part non négligeable de l’identité rock actuelle. 1054 Ce d’autant plus qu’il semble mû plus par une recherche du profit que d’une quelconque qualité artistique. Le trentième anniversaire du festival de Woodstock est ainsi dénoncé comme « ‘une nouvelle édition marketing du festival’ », dont le seul but est de capitaliser sur la marque qu’est devenu en trente le nom du festival mythique 1055 . Toute réapparition d’une figure du passé est suspectée de n’avoir pour origine qu’un désir financier de profiter de la vague nostalgique qui engloutie le rock : certains groupes n’hésitent d’ailleurs pas à assumer cet argument économique, comme par exemple les chefs de file punks Sex Pistols qui déclarent sans ambages que leur reformation est « ‘purement commerciale’ » 1056 .

Mais même ces aveux publics ne freinent pas l’envie du public de se frotter directement à un bout de mythologie rock. Les amateurs rêvent de connaître, ne serait-ce que virtuellement, l’excitation d’une culture en train de se construire. Les spectateurs vont ainsi en masse applaudir les représentants mythiques du rock en espérant ressentir une part des sentiments qu’ils imaginent être ceux des premiers témoins. Ou s’ils ne peuvent assister à ce type de reconstitution historique ils se satisfont d’une confrontation avec les documents et objets qui ont fait l’histoire du rock. Prenons pour preuve le succès des livres ou des supports vidéo qui documentent l’histoire du rock : cette réussite sur divers médias démontre que le rock n’est plus attirant en fonction de la seule musique, mais que son aspect historique, documentaire, devient de plus en plus important. Des musées apparaissent ainsi au cours de cette décennie, réunissant des reliques de gloires passées, ce qui provoque le désespoir des critiques musicaux. 1057

Ces derniers sont tributaires de la tradition contre-culturelle qui conçoit le rock comme une musique à vivre plus qu’à écouter. Voir ce dernier enfermé dans une sorte de Panthéon, voire de Musée Grévin, apparaît comme le signe définitif du décès de cette idée. Selon les préceptes rock qui mettent en valeur rébellion et mouvement, se retrouver ‘«’ ‘ derrière un Plexiglas ’ ‘»’ ‘ équivaut à un ’ ‘«’ ‘ baiser de la mort ’ ‘»’ ‘ 1058 ’ : une fois statufié, l’artiste et son art ne peuvent plus rien dire qui ait une chance d’accéder à la postérité ; cela signifie que leur accord avec le présent s’est arrêtée depuis suffisamment longtemps pour être jugé fini. Pire à leurs yeux, le rock devient partie intégrante du patrimoine touristique de certains pays 1059  : cela revient à reconnaître qu’il ne se vit plus, mais qu’il se visite. Certains critiques vont jusqu’à parler d’une « ‘Disneylandisation’ » du monde rock 1060  : le spectateur privilégie une reproduction factice d’un glorieux passé (au détriment de la réalité des produits actuels), avec plein de détails qui veulent faire comme, comme s’il existait encore un quelconque interdit, un quelconque danger à écouter ou à faire du rock. Ni les concepteurs de ces reproductions, ni le public qui trouve ça bien fait et accepte de se laisser berner, ne sont dupes de l’inoffensivité de l’affaire 1061 . Seuls les puristes que sont les chroniqueurs spécialisés pleurent sur la perte d’identité qui en découle.

C’est selon la même logique qu’il va être demandé à la presse musicale de se transformer : les lecteurs vont exiger des chroniqueurs que leurs choix soient sûrs, car eux payent leurs disques. Une « Disneylandisation » est à l’œuvre ici aussi : le client veut éprouver les sensations que procure le rock, mais avec la certitude que le prix payé à l’entrée (l’achat du disque) sera rentabilisé. L’amateur ne veut plus de risques, plus de déceptions, mais du même coup écarte les possibilités de découvertes, de vie. La presse rock risque ainsi de se retrouver dans une impasse imposée par le consumérisme culturel de l’époque, si elle répond aux demandes de certains de ses lecteurs de n’être plus qu’un guide d’achats aux critères objectivement établis (comme on peut en trouver au rayon hi-fi et équipement vidéo du kiosque 1062 ).

La gestion par l’industrie du disque de l’historicisation du rock enferme celui-ci dans un marché de la nostalgie. La presse, qui joue pourtant un rôle non négligeable dans cette célébration du passé, rejette cette approche stérilisante. Elle va même jusqu’à célébrer les économies parallèles (les bootlegs) qui elles auraient compris l’approche passionnelle du rock, que l’industrie culturelle voudrait réduire à une infantilisation/muséification. La presse crée ainsi l’image auprès des lecteurs d’une industrie peu respectueuse du rock et de ses amateurs, mue par la seule perspective de bénéfices.

Notes
1049.

Cf. Ungemuth, Nicolas, "Arnaque blues", Rock&Folk 389, janvier 2000, p48-51.

1050.

« ‘ze fabulous Rolling Stones’ ‘ s’affirment comme un groupe de musiciens musicologues dont la vision en marche arrière tient dans le rétroviseur obligeamment tendu par sa nouvelle maison de disques’ »Spencer, Neil, "Keith Richards", Rock&Folk 340, décembre 1995, p56-59.

1051.

Manœuvre, Philippe, "Bob & Eric", Rock&Folk 292, décembre 1991, p60-63.

1052.

Loupien, Serge, "Meilleurs vieux des Rolling Stones", Libération, 4 novembre 1997, p35. A noter qu’il reprendra ces propos quasiment au mot près dans son article du samedi 25 juillet 1998 publié à l’occasion du passage à Paris du groupe.

1053.

« ‘Dès la sortie de l'album original, les fans des Stooges’ ‘, qui avaient fait du gang d'Iggy le groupe de leur génération (speed, sexe, dérives blanches), s'agglutinaient en masse incrédule autour de ’ ‘Raw Power’ ‘. Les mots "mixed by David Bowie’ ‘" avaient réussi à provoquer en eux de terribles crises paranoïaques. Première théorie : Bowie avait émasculé la rage stoogienne. (…) Puis advint le CD. Et la rumeur d'une version remixée de ’ ‘Raw Power’ ‘ (possiblement par Henry Rollins’ ‘) fut lancée par l'ex-chanteur de Black Flag en personne. De fait, c'est Iggy qui est monté au créneau. Tout est-il enfin pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Bien sûr. Que non. L'Iguane a suramplifié le volume. (…) inutile d'en dire plus : si vous êtes fan de l'Iguane, vous allez acheter cette version à paraître courant avril (moi aussi, je la veux dans mon bunker) mais gardez tout de même l'autre (et le vinyle aussi, qui reste encore la référence absolue)’ ». Manœuvre, Philippe, "Rééditions, Iggy and the Stooges, Raw Power", Rock&Folk 356, avril 1997, p88.

1054.

Un bilan annuel des Inrockuptibles s’inquiétant explicitement de l’état d’une musique qui « ‘préfère les rétrospectives que les prévisions’ ». Beauvallet, JD, "Les nouveaux traditionnalistes", Les Inrockuptibles 178, 16 décembre 1998, p86-88.

1055.

Pour Libération, « ‘Woodstock’ ‘ III tient davantage du parc d’attractions musicales où tout est conçu et organisé pour le profit des organisateurs que du festival d’amour, de paix et de musique anarchique et crotté qu’avait été Woodstock.’ » Il cite pour étayer cela Fred Goodman, critique et historien du rock : « ‘Woodstock est devenu une marque commerciale déposée, l’écho d’un genre d’événement qui a disparu. (…) Woodstock a été ce qu’il a été parce que tout y avait été improvisé. Ce serait impossible aujourd’hui, à cause des assurances ou parce que les musiciens ne l’accepteraient plus…’ » Ce que confirme Alain Dister de Rock&Folk : « ‘Woodstock,’ ‘c’est de la légende dorée, du mythe américain, une page d’histoire pour un pays qui en compte encore peu. (...) Reste plus qu’à vous fabriquer une légende autour de tout ça, pour vous fourguer du CD, des vidéos, des fringues, etc. »’. Sabatier, Patrick, "Woodstock en toc", Libération, 24 juillet 1999, p23 et Dister, Alain, "Bons baisers de... Woodstock", Rock & Folk 326, octobre 1994, p34-39.

1056.

« ‘Le héros absolu de la saga punk, qui avait jusqu'à présent toujours refusé officiellement de réactiver les Pistols, défend "son droit à changer d'avis" et ajoute, sérieusement, "je me dois d'être honnête, l'argent en est la seule considération. OK, je n'en ai pas vraiment besoin, mais un peu plus de fric ne fait pas de mal. Mettons que ce soit un hold-up, n'empêche que je suis ici, et vous aussi. Toutes ces années, des tas de gens se sont arsouillés sur notre dos, maintenant le temps est venu de nous rembourser" ’». Barbarian, "Les Sex Pistols rechargés", Libération, 20 mars 1996, p35.

1057.

Rigoulet, Laurent, "Cleveland met le rock en conserve", Libération, 4 septembre 1995, p35-36.

1058.

Richard, Emmanuelle, "Seattle expédie le rock au musée", Libération, 6 juillet 2000, p40-41.

1059.

L’office de tourisme britannique a ainsi publié une carte répertoriant les principaux lieux liés à la pop-rock anglaise. Sergent, François, "L’office du tourisme britannique est rock’n’roll", Libération, 21 février 1998, p33.

1060.

Un journaliste emploie le terme à propos de l’artiste Ben Harper qui lui déclare avoir « ‘caressé un moment l'idée de produire [son disque] avec des effets genre le disque qui craque et tout ’». Beaumont, Scott, "Ben Harper", Rock&Folk 427, mars 2003, p42-45.

1061.

« ‘Les visiteurs [du musée EMP - Experience Music Project - de Seattle consacré au rock], eux, s'en donnent à cœur joie dans le secteur interactif du musée, surnommé «Disneyland du rock». (…) les familles peuvent s'imaginer ce que ça fait d'être une star du rock sur la scène karaoké «On stage». Les membres entrent sur scène et font semblant d'interpréter ’ ‘Wild Thing’ ‘ avec des instruments, alors qu'une foule déchaînée se matérialise sur un écran géant. «L'EMP n'est pas consacré au style de vie rock and roll. On ne cherche pas à préciser qui a étouffé dans son vomi, qui a succombé à une overdose dans sa baignoire», précise pourtant le conservateur. «Nous voulons simplement présenter le rock comme un art sérieux »’ Richard, Emmanuelle, "Seattle expédie le rock au musée", Libération, 6 juillet 2000, p40-41.

1062.

Courrier des lecteurs, "Retour vers le futur", Rock&Folk 319, mars 1994, p90-91. Mais cela ne suffit pas : des publications diverses ont essayé de centrer leur publication sur la compte-rendu seul des sorties discographiques, essais toujours conclus par un échec