b. Les problèmes de format

Le CD n’a aucune identité

Dans son Figure de l’amateur, 1063 Antoine Hennion nous précise quels doivent être les paramètres à prendre en compte si nous désirons appréhender pleinement l’amateur de musique : il insiste sur la nécessité de relever les médiations techniques qui existent entre l’auditeur et la musique, notamment ses réseaux de production, de circulation et de distribution. Il constate ainsi que le vingtième siècle a pour particularité de placer l’amateur au centre de la production musicale : c’est en sa direction que convergent et s’articulent les objets intermédiaires de la musique. Cette évolution a pris forme avec le disque, qui a remplacé tous les autres objets (partition, orchestres vivants) en tant que médium de la musique le mieux partagé. Le disque est devenu au cours de ce siècle, grâce à la reproduction industrielle, le premier support de la mélomanie, ce qui conduit à une nouvelle historisation de la musique : jusque-là la mémoire musicale était assurée par les partitions ou les apprentissages sociaux, elle parvient avec le disque à une incarnation concrète et immuable plus facile d’accès. Hennion appelle cette évolution la « ‘discomorphose’ » de la musique.

L’existence du support CD a encore plus ajouté à ce phénomène de discomorphose dans le rock : le passé et ses références sont devenus plus aisément disponibles, au point de se mettre en concurrence avec le présent et ses nouveautés. L’amateur qui veut connaître des enregistrements historiques peut obtenir satisfaction grâce aux politiques de réédition et de diffusion qui ont accompagné le développement du format CD. Mais des bouleversements techniques vont mettre à mal ce bel ordonnancement. Dès 1998-1999, les copieurs de CD deviennent accessibles au grand public : les amateurs se mettent à investir dans le matériel nécessaire (souvent un simple graveur à ajouter à l’ordinateur domestique), ce qui commence à créer une inquiétude dans le milieu du rock, les copies ainsi produites étant des clones ‘«’ ‘ de qualité parfaitement équivalente à l'original, ce que les cassettes ne permettaient pas ’ ‘»’.

Le public rock semble en effet être un des premiers utilisateurs de cette technologie 1064 , arguant du prix trop élevé des CD pour pouvoir acheter tout ce qui lui semble intéressant 1065 . Personne ne relève au passage la faute qui peut être imputée à l’ensemble du milieu rock (presse et maisons de disques) qui inonde le public d’une offre discographique de plus en plus importante et présentée comme incontournable ; le budget des amateurs étant limité, le besoin ainsi créé peut chercher à être satisfait par des moyens illégaux et créer une habitude de gratuité de la consommation discographique. Les journaux rock se retrouvent alors dans une ambivalence étrange : alors qu’ils ont passé des décennies à critiquer les manœuvres financières de l’industrie discographique, l’effondrement du marché que semble entraîner ce piratage généralisé les inquiète quant aux conséquences sur la création musicale. Si plus personne n’achète de disques, les maisons de productions ne pourront plus offrir de contrats aux artistes, et ceux-ci ne pourront plus se consacrer à leur art. C’est la fin annoncée du milieu musical tel qu’il est connu – et tel qu’il a permis l’existence et la survie de la presse spécialisée – qui est ici redoutée.

Les chroniqueurs se mettent alors à rendre publiques les inquiétudes de l’industrie du disque. Même s’ils relèvent les incohérences de l’industrie du disque, allant même jusqu’à l’accuser d’être en partie responsable de cette situation – les maisons de disques font souvent partie de conglomérats commerciaux qui vendent via une autre branche des graveurs de CD ou des CD enregistrables (CD-R) nécessaires à la copie 1066 –, les journaux spécialisés deviennent des tribunes pour ses arguments. Sont ainsi rappelés au cours d’articles les lois et risques encourus vis-à-vis du piratage et de la copie 1067 , les conséquences sur la création artistique 1068 , les solutions proposées 1069 .

Antoine Hennion considère qu’avant la discomorphose, la musique était une pratique qui présentait un caractère social ; le goût esthétique qui s’exprimait à travers son choix permettait aux individus de se situer culturellement mais aussi socialement, notamment dans la fréquentation des concerts. Le disque, lui, est généralement consommé de façon individuelle : dès lors, le caractère cérémoniel de la musique, tel qu’il a pu s’incarner dans sa représentation scénique et les exigences sociales de celle-ci, disparaît au profit d’une pratique familière de la mélomanie. Si nous pouvons ainsi considérer que la discomorphose a rendu profane l’écoute musicale, nous pouvons parallèlement avancer que le CD, de par la préséance technique qu’il a instaurée (un CD tire sa qualité de ses seules compétences techniques 1070  - amélioration du son, facilité d’utilisation - ce qui permet de se satisfaire d’un simple clone 1071 ) a désacralisé l’objet disque. La copie du CD rencontre un tel succès en partie en raison du manque de charisme de l’objet, supposition confirmée par les raisons invoquées des copieurs de CD 1072 et les solutions proposées par les maisons de disques 1073  . Face aux manques du présent, la réaction de l’amateur fétichiste est classique : il se retourne vers le passé, vers l’âge d’or du rock et son insouciance anté-technologique, vers l’âge du vinyle.

Notes
1063.

Hennion (2000), p130 et suivantes.

1064.

La SACEM, lors de sa conférence de presse du 4 mai 2004, fait part d’une baisse de 16 % des ventes de la variété internationale – catégorie où sont comptabilisés toutes les musiques rock anglo-saxonnes – alors que la variété française ne baisse que de 13 % et que le jazz augmente lui de 4 %.

1065.

Il en est explicitement accusé au cours d’un débat de Rock&Folk consacré au piratage par un représentant de maison de disques : « ‘La copie n'agit pas que sur les artistes très vendeurs [Madonna’ ‘, Michael Jackson’ ‘, et autres figures de la musique populaire]. La population acheteuse de copies est principalement jeune, lycéenne, et forte consommatrice d'artistes en développement. Je pense à des artistes du répertoire de V2, dans le rap, ou la dance, ou à des groupes comme Mercury Rev’ ‘, premiers pénalisés.’ » Ces propos semblent d’ailleurs confirmés par un lecteur qui explique : « ‘Mince qui achète Supergrass’ ‘ et Underworld’ ‘ ? Ce n'est pas Mémé, ce sont les étudiants qui n'ont pas un radis. Un CD devrait coûter le prix d'une BD, c'est aussi de l'art, ça doit durer aussi une vie (sûr ?), 80 balles maxi... Je suis un peu maniaque au niveau de l'esthétique du produit, alors j'achète les disques normaux mais c’est un choix personnel et je dois me torturer l'esprit pour savoir si je veux le CD ou alors bouffer correctement et bien boire pendant la semaine. Donc, à cause du pognon (voilà le mot clé, explication du trafic), je ne peux, le n'ose critiquer les petits malins qui ont recours aux CD vierges. Pur réalisme. Et les patrons de compagnies qui se plaignent... Non mais, sans blague, devrions-nous pleurer ?’ » Chelley, Isabelle, "Les copieurs", Rock&Folk 380 (avril 1999), p54-56 et Courrier des lecteurs, "Trop cher", Rock&Folk 382, juin 1999, p6.

1066.

« Parce que toute une partie du public prend la tangente et se met à dupliquer les CD, on assiste à cette surréaliste réaction du business en haut lieu on aimerait continuer à vendre machines à dupliquer et CD vierges, mais que surtout personne ne s'en serve. » Manœuvre, Philippe et Guilbaud, Marion, "Edito", Rock&Folk 380, avril 1999, p3. Les manœuvres financières sont ainsi des plus perverses : le groupe Philips vend sa filiale disque, Polygram, en 1998. Un mois plus tard, il commercialise des graveurs de CD de salon.

1067.

Un membre de la SACEM (la société gérant les droits d’auteurs en France) invité à s’exprimer sur le sujet rappelle dans Rock&Folk : « ‘Le Code de la propriété intellectuelle contient des dispositions claires à ce sujet. L'article L-122-5 stipule que l'auteur d'une œuvre divulguée ne peut interdire les reproductions strictement réservées à l'usage privé. La notion de copiste a été définie dans le cadre de boutiques de photocopie. Les tribunaux ont statué, définissant la boutique, en tant que personne morale, comme copiste. Vendre les copies n'entrait plus dans le domaine de l'usage privé. Ce raisonnement s'applique aux magasins de CD pirates.’ » Ce qui revient à dire que dans les faits, ne peut être poursuivie qu’une personne vendant une copie : les copies gratuites, effectuées entre amis et qui représentent une large part du phénomène, n’entrent ainsi pas sous le coup de la loi. (et suivants) Chelley, Isabelle, "Les copieurs", Rock&Folk 380, avril 1999, p54-56.

1068.

Un représentant de la maison de disques V2 explique : « ‘Produire des artistes coûte cher, l'artiste touche des royautés pour son travail. Aujourd'hui, le CDR [CD vierge sur lequel on grave les copies] représente environ 10 % du marché, soit 10 % de moins pour les auteurs et producteurs.’ »

1069.

Poursuivre pénalement les contrevenants, interdire la copie privée, taxer les supports vierges au bénéfice de la SACEM, souhait qui devient effectif quelques années plus tard, baisser le prix du CD, rendre ce dernier plus attractif, etc.

1070.

Ainsi que le confirme la SACEM qui défend le format CD en précisant que « ‘le rapport qualité/prix du CD n’a jamais été meilleur qu’aujourd’hui. Il y a en moyenne 13 chansons sur un album (10 autrefois), une qualité de son inaltérable (…) ’». Propos diffusés dans le document "Chiffres-clés" de la conférences de presse du 4 mai 2004 de la SACEM, disponible sur http://www.disqueenfrance.com/pdf/chiffres.pdf

1071.

Ajoutons à cela le désir annoncé de l’industrie discographique de créer un nouveau support (DVD audio, SACD, etc.), ce qui crée chez le consommateur l’impression que son investissement dans une discothèque CD ne sera pas plus définitif qu’il ne l’a été avec les disques vinyles – et peut le conduire à limiter ses frais dans l’achat d’un support déjà condamné. D’autant plus que ces progrès techniques se font souvent au détriment des technologies précédentes (de même que les platines de salon permettant de lire les vieux vinyles deviennent difficiles à se procurer, l’inquiétude se crée quant à la possibilité de pouvoir lire des compact-discs dans les années à venir). Cf. Rivoire, Annick, "Stocker la mémoire", Libération, 22 juillet 2000, p36-37.

1072.

Un ancien bootleger explique les raisons du succès de la copie CD : « ‘Le CD n'a jamais été un objet magique. Le vinyle avait un meilleur son, les pochettes étaient superbes et l'objet était induplicable. Le CD est un objet dénué de toute magie, qu'on peut cloner, consommer et jeter après usage.’ » Manœuvre, Philippe, Soligny, Jérôme et Pittion, Florian Del Ysid, "Interview d’un ex-bootlegger", Rock&Folk 380, avril 1999, p56.

1073.

Un représentant de Sony propose de « ‘concevoir des CD plus attrayants, accompagnés de livres ou de pistes CD-Rom.’ », bref de rendre l’objet CD unique, et non pas de s’en contenter comme simple support. Chelley, Isabelle, "Les copieurs", Rock&Folk 380, avril 1999, p54-56.