Le retour du vinyle

Les années 90 pensaient pourtant en avoir fini avec le vinyle. Depuis l’arrivée du CD dans la première moitié des années 80, les ventes de vinyles n’ont fait que baisser jusqu’à quasiment disparaître des rayonnages. En mai 1993, le vinyle 45 tours est officiellement abandonné au profit du CD single 1074 . On suppose alors que le 33 tours suivra assez rapidement. En attendant cette fin programmée, la presse célèbre l’objet devenu culte, car synonyme de l’époque glorieuse du rock (des fifties aux seventies). Même si les données techniques sont toutes en faveur du format CD, le vinyle garde une certaine valeur aux yeux des amateurs en raison, plus que d’une « ‘chaleur’ » du son perdue dans les premiers temps du compact 1075 , de la part d’histoire qu’il contient : histoire commune bien sûr (les grands classiques du genre étaient à l’origine édités en vinyle), mais aussi individuelle (le vinyle a surtout comme qualité d’incarner pour l’amateur ‘«’ ‘ une partie du chemin musical parcouru et donc une partie de soi-même ’ ‘»’ ‘ 1076 ’). Toutefois, le sentiment général est que le vinyle ne représente plus un élément du présent, qu’il n’est plus qu’une relique du passé, un objet dédié à la fétichisation du rock des origines. 1077

C’est pourtant ce support condamné que la techno va privilégier pour se diffuser. Comme le relève François Debruyne 1078 dans son étude des médiations des musiques électroniques, les musiques électroniques connaissent une discomorphose particulière. Alors que le reste de la production discographique a choisi le CD face au vinyle, la techno fait l’inverse : ses productions sont en priorité disponibles sous le format vinyle. Ce choix s’explique par la nature de l’écriture électronique : la pratique du mix et du set DJ, fort courante chez les musiciens électroniques, se fait essentiellement à base de disques vinyles, principalement pour des raisons techniques. 1079 Ce qui impose aux maisons d’éditions techno de privilégier le support vinyle. Le marché est tellement restreint – les DJs et le public hyperspécialisé – que les éditions CD de ces productions n’existent souvent qu’une fois leur réussite établie sous le format vinyle (elles sont d’ailleurs souvent le fruit d’une association avec les grandes maisons de disques, alors que les éditions vinyles sont elles produites par les seules petites maisons indépendantes). Le vinyle redevient ainsi un objet du présent ; les artistes techno les plus appréciés du public (Chemical Brothers, Prodigy, Air, Daft Punk) rendent ainsi commune la sortie simultanée de leurs productions en CD et en vinyle. Sur leur exemple, des groupes non affiliés à la scène électronique se mettent à leur tour à ressortir des exemplaires vinyles de leurs derniers disques. De dépassé, le vinyle redevient objet d’intérêt, voire objet de luxe avec une maison d’édition, Simply Vinyl, qui se met en 1997 à rééditer avec soin (vinyle de 180 grammes, attention portée aux reproductions des pochettes, mais prix assez élevé) les grands classiques du rock. 1080

Ce culte grandissant autour du vinyle traduit surtout un rejet du CD : si le premier est paré de toutes les qualités (meilleur esthétisme, chaleur de la pochette en carton, voire meilleur son) c’est parce que le second est accusé de tous les maux (livrets minuscules, froideur du boîtier en plastique, perdition du son original, mais aussi exploitation des artistes 1081 ), dont le principal est d’être perçu comme simple produit commercial, puisque dès son origine il imposait à l’amateur de racheter les disques qu’il possédait déjà (à un prix d’achat multiplié par deux en moyenne) 1082 . L’amour du vinyle qui se fait jour à la fin des années 90 est surtout le fruit de la haine du CD et de ce qu’il représente : les abus à visée financière de la politique éditoriale des grandes maisons de disques.

Notes
1074.

De Filippis, Vittorio et Douroux, Philippe, "Disque : 45 petits tours et puis s’en vont", Libération, 17 avril 1993, p8.

1075.

Des remasterisations et rééditions successives parviendront à retrouver toutes les subtilités de ce son original.

1076.

(et suivants) Courrier des lecteurs, "Philosophe", Rock&Folk 313, septembre 1993, p77.

1077.

Ou, comme l’écrit le même lecteur, il est entré dans une nouvelle ère, ‘« celle du souvenir que perpétueront les mordus et autres collectionneurs à travers les foires aux disques de France et de Navarre. Et paradoxalement, pour quelques heures, il ravira la vedette au CD car l'objet deviendra rare et tout comme le bon vin, sa valeur grandira au fil des années’. »

1078.

Debruyne (2001), p.201 et suivantes : « (R)Evolution coaxiale du disque microsillon ».

1079.

Un set DJ se compose d’enchaînements, de mixes entre différents disques dont il faut pouvoir modifier la vitesse, choses que les platines vinyles permettent plus facilement que les platines CD (nécessitant une technique plus complexe). De plus, le milieu techno est influencé par le rap, lequel pratique samples et scratchs effectués eux aussi à base de vinyles.

1080.

(et suivant) Acin, Nikola, "Le retour du vinyle", Rock&Folk 400, décembre 2000, p80-83.

1081.

Joe strummer du groupe punk Clash relate ainsi : « ‘Avec le Clash, on avait exigé un contrôle drastique sur les prix des albums. Je me rappelle la formule qu'on avait érigée en règle : il n'y aura jamais d'album du Clash à cinq livres. Ça nous a coûté pas mal de blé, cette histoire, parce qu'on a dû abandonner toutes nos royautés sur les cent mille premiers exemplaires vendus de ’ ‘Sandinista’ ‘. Autant dire à tout jamais. On était idéalistes et c'est une vraie victoire qu'on a emportée de haute lutte. Mais avec le CD, la maison de disques a pu faire ce qu'elle a voulu puisque notre contrat ne comportait pas de clause concernant les futurs formats. Donc aucun contrôle ni sur les prix ni sur mes royautés, qui sont bien inférieures à celles du format vinyle. Sans parler du fait que le CD est un support détestable. (…) [Ce qu’il démontre ainsi :] J'ai lu un article récemment sur un fermier qui élève des vaches à lait et qui leur faisait écouter du Mozart toute la journée. Ce type-là racontait que depuis qu'il est passé au CD, les vaches produisent vingt pour cent de moins de lait. C’est dingue. Même les vaches se rendent compte que le CD est un format pourri.’ »

1082.

« ‘Le CD, c'est une immense arnaque qui ne pouvait marcher que dans notre société de surconsommation ! Demain "Technips" vous fera avaler que le DCC, le DXB, le YK3 Turbo Plus est vraiment supérieur, chiffres à l'appui. (…) Non, le coup du CD, on ne me le fait plus. Avec cet engin, l'art recule devant le fric.’ » Courrier des lecteurs, "Compact", Rock&Folk 313, septembre 1993, p77.