Les consommateurs contre les maisons de disques

Le changement de support, du vinyle au CD, a en effet été une aubaine financière pour l’industrie. Non seulement celle-ci continuait à récolter les bénéfices habituels avec ses productions contemporaines, mais en plus elle percevait une manne non négligeable en rééditant en CD les produits phares de son catalogue : les achats effectués n’étaient alors plus ceux des seuls néophytes désireux de découvrir un disque d’un groupe mythique, mais aussi et surtout ceux d’amateurs possédant déjà tous les enregistrements disponibles en vinyle de leurs groupes fétiches et cédant à la perspective de les posséder sous un support présenté comme définitif. Le début de l’ère du CD est ainsi à l’euphorie : le marché de la réédition est des plus fructueux. Un problème finit quand même par se poser : une fois que tous les disques de qualité sont réédités, le marché est clos et retrouve la stagnation qui était sienne avant le CD : seules les jeunes générations qui n’en possèdent pas un exemplaire peuvent s’intéresser au catalogue. Et ce n’est pas avec une politique de réédition exhaustive du catalogue, qui doit se tourner vers les albums volontairement oubliés des séries de réédition précédentes parce que de qualité trop limitée 1083 , que le marché de la réédition reprend de la vigueur.

L’industrie discographique veut reproduire indéfiniment les résultats créés par l’arrivée du CD, même si le tour du catalogue est effectué. Avant d’avoir le réflexe de s’influencer du modèle des bootlegs, les maisons de disques demandent encore une fois aux consommateurs de racheter les mêmes références discographiques en prétextant d’une amélioration du son, la technique de la remastérisation étant censée reproduire toutes les subtilités que les premières éditions CD avaient effacées. Le phénomène éditorial dure deux trois ans, puis les mêmes maisons de disques ressortent les mêmes références en y ajoutant des Bonus Tracks (singles auparavant non disponible sur l’album, chansons inédites et prises alternatives de morceaux déjà connus mis à la suite des chansons originales). Une autre campagne promotionnelle est encore inventée quelques temps après : les disques sont cette fois remixés, ou alors sortent dans une version alternative à la version la plus connue (généralement un mix mono au lieu d’un mix stéréo pour les disques des années 60 coutumiers des deux possibilités).

Si les chroniqueurs soutiennent dans un premier temps ces politiques éditoriales en les concevant comme des efforts d’amélioration (le son est effectivement meilleur lors de la seconde génération de CD, les Bonus Tracks sont des ajouts bienvenus pour le fanatique qui sommeille en tout passionné de rock 1084 ), ils en viennent rapidement à devenir plus critiques sur l’intérêt réel de ces opérations (les rééditions mono sont certes intéressantes mais font sentir que les maisons de disques recherchent tous les arguments possibles pour revendre sensiblement le même produit). Ce d’autant plus que ces pratiques commerciales ont tendance à être appliquées à l’ensemble de la production discographique, même contemporaine : une nouveauté discographique peut connaître une réédition six mois après sa sortie originelle avec l’ajout de titres supplémentaires ou de parties multimédia 1085 , ce qui suscite l’indignation des consommateurs 1086 . Conséquence de cette politique éditoriale : l’image publique des maisons de disques se détériore encore. Déjà, dans la mythologie issue de la contre-culture, celles-ci sont représentées par des hommes d’affaire pour qui le rock n’est qu’un moyen de gagner de l’argent et les artistes sont exploitables à merci. S’ajoute maintenant l’image de chefs d’entreprises considérant avec mépris non seulement la musique mais aussi son public. Les maisons de disques deviennent responsables à elles seules de la transformation du rock en simple produit de consommation 1087 , et sont accusées d’ourdir les machinations les plus viles pour extirper l’argent de l’amateur. En corrélation avec les plaintes du lectorat, les articles consacrés aux rééditions se font donc plus acerbes, qui en appellent même à la résistance aux manœuvres économiques des maisons de disques déguisées en prétextes artistiques 1088 .

Ce déficit d’image n’est pas seulement dommageable en terme de notoriété publique. Il crée une situation de conflit et a fort probablement une part de responsabilité dans le piratage généralisé dont les maisons de disques sont par la suite victimes. Preuves en sont les lettres de lecteurs expliquant leur piratage comme une réponse au mauvais comportement de ces maisons d’édition 1089 , ou encore les procès qui leurs sont intentés aux Etats-Unis 1090 . Par les abus dont elle s’est rendue coupable aux yeux du public rock, l’industrie du disque offre aux consommateurs le sentiment d’être dans leur bon droit lorsqu’ils utilisent tous les moyens mis à leurs disposition pour contourner ses règles.

La presse condamne la forme moderne, le symbole même de la suprématie des logiques industrielles sur la musique : le CD. Elle prétend lui préférer, non sans une mauvaise foi technique, les charmes du vinyle, qui a surtout l’avantage d’être le support original des œuvres fondatrices du genre. Les journalistes répandent ainsi l’idée qu’à l’époque du vinyle, on était un amateur de disques, et qu’aujourd’hui, à l’ère du CD, on est surtout un consommateur, que l’industrie du disque n’envisage plus la passion musicale que sous une forme mercantile. Or remplacer une approche d’amateur par celle du consommateur n’est pas sans risque pour les maisons de disques, qui voient émerger de nouvelles exigences 1091 .

Notes
1083.

« ‘Puisque tous les bons disques ont déjà été réédité cinquante fois, on va maintenant subir les mauvais’. » Cuesta, Stan, "Rééditions", The Firm, Rock&Folk 373, septembre 1998, p91-92.

1084.

Palmer, Vincent, "Rock Ola, The Who Sell Out", Rock&Folk 338, octobre 1995, p78.

1085.

Ceci afin d’influencer l’acte d’achat du public jusque-là encore indécis, mais aussi de pousser le fan à racheter une seconde fois le même album pour posséder les titres inédits. Une fois encore, l’Internet va aider à clarifier la situation, les morceaux inédits en question s’y trouvant assez rapidement disponibles gratuitement – par l’intermédiaire de particuliers en règle générale – pour que l’amateur ne soit pas obligé de reproduire l’acte d’achat.

1086.

‘« [S’adressant à l’industrie du disque] Votre (…) technique qui consiste à créer artificiellement une différenciation des produits en lançant des éditions limitées, voire très limitées (cf. ’ ‘Fin de siècle’ ‘ de notre ami Neil Hannon, un spécialiste, le seul à ma connaissance qui soit capable de sortir quatre fois le même single avec des inédits différents), est un peu plus embarrassante : pour le passionné que je suis, il faut se décider vite, avant d'avoir évalué, grâce à mon magazine favori, les chances qu'ont les albums de figurer dans les classement annuels, voire de la décennie, dont je raffole tout particulièrement. Mais c'est finalement l'objectif : accélérer le processus de décision pour vendre très vite en peu de temps et figurer ainsi dans les charts (indépendants bien sûr), ce qui augmente encore les perspectives de ventes... Bon, cela a quand même des aspects agréables : ’ ‘Alankomaat ’ ‘des Nits, livret cartonné, picture-disc, bel objet. Tous les responsables marketing savent que, pour réussir sur les marchés hyper-concurrentiels, il faut constamment innover. C'est ce que vous faites bien évidemment mais votre dernière trouvaille est de loin la plus agaçante. Pour éviter la phase de stagnation du cycle de vie, il est nécessaire de relifter périodiquement le produit. Les fabricants de lessive utilisent cette technique depuis longtemps et vous l'appliquez désormais. Je voudrais ainsi remercier successivement, au nom de tous les fans qui mesurent la chance qu'ils ont d'être les premiers à acheter les disques de leurs artistes favoris, PJ Harvey’ ‘ pour sa version de ’ ‘To bring you my love ’ ‘avec un CD de faces B ; Spain pour son exemplaire de ’ ‘The Blue moods of Spain’ ‘ incluant des titres supplémentaires ; Pulp pour le CD live disponible avec ’ ‘This is hardcore’ ‘ et enfin Elliott Smith’ ‘ qui a prévu de (re)sortir ’ ‘XO’ ‘ agrémenté de trois titres inédits. Vous l'avez déjà le disque ? Eh bien, vous avez gagné le droit de l'acheter à nouveau ! »’. Ce à quoi répond un autre lecteur : ‘« Gare à la riposte ! J'aime beaucoup Ben Harper’ ‘, mais après avoir acheté trois fois son dernier CD (12 titres, 15 titres dont 3 live, 12 titres + 30 mn live EP.), j'ai décidé que c'était fini, et voici le plan de bataille : 1) approvisionnement via la médiathèque du quartier. 2) copie sur cassettes. 3) attendre la sortie d'un nouvel album pour acheter le précédent (ce qui présente parfois un triple avantage : résiste-t-il à l'épreuve du temps ? Quelle est la meilleure version sur le marché ? Est-il passé en série éco?). » ’Courrier des lecteurs, "Chers amis de l’industrie du disque", Les Inrockuptibles 172, 4 novembre 1998, p10 et Courrier des lecteurs, "Cher abonné qui fait des études de marketing", Les Inrockuptibles 173, 10 novembre 1998, p8.

1087.

Un lecteur assimile ainsi les vendeurs du Virgin Megastore, office spécialisée dans la culture, à des vendeurs de McDonald – soit des personnes qui ne sont pas intéressées par leurs produits, qui n’éprouvent pas de passion particulière pour la musique. Un autre lecteur explicite ce sentiment ‘« l'industrie musicale nous fourgue le produit avant même que le journaliste ait eu le temps de faire le paquet cadeau. C'est navrant, cela tue la vision rock, l'attitude rock, le glamour, en un mot le complément indispensable à l'écoute de cette musique. Pour l'industrie, le passionné de musique s'appelle dorénavant un consommateur. Grande et inquiétante différence ! »’ Courrier des lecteurs, "Merci", Rock&Folk 378, février 1999, p6-7 et Courrier des lecteurs, "Maverick", Rock&Folk 315, novembre 1993, p90.

1088.

« ‘On a déjà racheté deux fois (au moins) les albums qu'on possédait en vinyle: à l'arrivée du CD - super, on n'entend plus les rayures - puis une deuxième fois, quand on a compris que la première on s'était fait avoir, que le son était pourri, etc., et que là, cette fois, c'était remasterisé et tiens en plus, avec des bonus tracks, on ne va tout de même pas faire la fine bouche ? Le client est roi (des cons, dans cette affaire). Mais ce coup-ci, ils ont tout épuisé, les bonus et les masters de tout le monde, et ils sont bien embêtés : comment revendre une quatrième fois la même chose, à ces cons (-sommateurs) ? Le DVD ? Non, ça c'est pour le coup d'après (bientôt). Alors, un type s'est levé, en plein milieu de la réunion et a asséné : "Moi, je sais. On va tout remixer !" Fallait y penser. Et c'est parti : on annonce ’ ‘Yellow Submarine’ ‘ [des Beatles’ ‘] (le meilleur album de George Martin ?) remixé pour la rentrée. C'est vrai qu'on n'attendait que ça ! Et pour l'instant, c'est Dylan’ ‘ qui s'y colle, avec cet album de 1978, sous-estimé, certes. L'artiste a lui-même mis la main à la pâte: il n'aurait, paraît-il, jamais aimé le mixage de cet album. (…) Alors, le résultat ? Pas révolutionnaire. Un peu plus clair (pas toujours), un peu plus fort, plus de batterie, plus de voix. C'est tout. Pas de quoi s'énerver. Sinon, l'album (…) est très bon. (…) On l'a déjà ? Ne pas le racheter. La résistance commence ici.’ » Cuesta, Stan, "Bob Dylan, Street Legal", Rock&Folk 383, juillet 1999, p84.

1089.

« ‘A vot' bon coeur, m'sieurs-dames ! L'industrie du disque, cette merveilleuse branche de la grande famille du showbiz se meurt. C'est ce qu'on entend un peu partout. En tout cas, elle va très mal. Les ventes chutent de façon vertigineuse. Tout ça à cause des vilains internautes qui n'arrêtent pas de télécharger gratuitement la musique que ces industriels ont tant de mal à produire. (…) pourquoi tant de haine ? Petit récapitulatif historique : depuis l'invention du vinyle en 1948 et jusqu'à la fin des années 70, le petit marché du disque ne cesse de progresser. Mais au début des années 80, une crise importante se fait ressentir, et les ventes fléchissent de manière inquiétante. C'est alors que se produisent en 1982 deux événements majeurs qui vont redresser la barre au-delà de toute espérance : sort cette année-là ’ ‘Thriller’ ‘ de Michael Jackson’ ‘, et apparaît sur le marché le compact-disc. Les ventes s'envolent, et la musique commence à intéresser de plus en plus les grands groupes industriels. Les Mégastores font leur apparition et font mourir petit à petit les disquaires indépendants. Qui s'en inquiète ? Personne. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les industriels réussissent même à faire baisser en 1987 la TVA de 33,6 % à 19,6 % en promettant d'abaisser d'autant le prix du CD. La promesse ne sera pas tenue, et les maisons de disques en profiteront pour s'engraisser davantage et étendre leur pouvoir. Les responsables de majors deviennent responsables de magasins de grande distribution, et inversement. On s'accorde implicitement sur les prix de vente au public qui grimpent petit à petit, alors que pendant ce temps les coûts de production, grâce aux nouvelles technologies, baissent de façon considérable. Et aujourd'hui, cette bande de voleurs voudraient nous faire pleurer sur leur sort ? C'est depuis que les grands groupes ont investi le marché du disque que la qualité artistique des productions a décliné, en raison principalement d'une vision à court terme (profit immédiat oblige) qui fuit au maximum la prise de risques et donc n'incite pas à la nouveauté. Ces grands groupes ont épuisé le filon musical ? Qu'ils partent ailleurs. Loin. Que la musique revienne aux passionnés, aux mélomanes, aux musiciens. Que les albums retrouvent leurs qualités perdues, et ressortent à des prix décents.’ » Courrier des lecteurs, "Bande de voleurs", Rock&Folk 443, juillet 2004, p6.

1090.

Pour les raisons invoquées plus haut d’éditions successives mais censées être chacune définitive des mêmes références en CD. Cf. Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 355, mars 1997, p9.

1091.

« ‘Personnellement, je n’ai strictement rien contre l’achat d’un disque mais, pour douze ou seize euros, j’aimerais être certain de pouvoir écouter quelque chose de bien. (…) Je télécharge quelques albums mais, en général je jette la moitié du disque (voire les trois quarts) pour ne conserver que le hit.’ » Courrier des lecteurs, "Un tueur vous parle", Rock&Folk 439, mars 2004, p6.