c. Les cyber-angoisses du disque

Les possibilités techniques d’Internet

Alors que le débat sur le piratage par copie de CD fait encore rage, apparaît une nouvelle menace à l’encontre de l’industrie du disque : le téléchargement gratuit de musique sur Internet. Ce nouveau conflit semble chasser le précédent au sein des rédactions (en partie réglé il est vrai par une taxation des supports vierges et le développement de dispositifs techniques limitant les possibilités de clonage des CD récents). Qu’en est-il objectivement du rapport entre l’Internet et la musique ? Le travail de recherche de Debruyne en propose un résumé des plus intéressants. Etudiant plus particulièrement l’organisation d’un site consacré aux musiques électroniques, hypertunez.com, il dresse un portrait généraliste des enjeux du Net pour la musique. Celui-ci n’est pas réductible à un intermédiaire de plus dans le monde musical, mais est un espace pluriel où cohabitent tous les médiateurs qui lui préexistaient (musiciens, journalistes, producteurs, distributeurs, organisateurs de spectacle, auditeurs professionnels ou amateurs…) : s’il est vrai qu’Internet n’est pas à l’origine de tous les contenus qu’il propose, il a le mérite de réunir des éléments disparates en une nouvelle temporalité (laissée au choix de l’utilisateur) et d’instaurer ainsi un rapport différent aux objets. Sur un même site peuvent cohabiter points de vue critiques (avec des espaces rubriques semblables à ceux de la presse écrite), commerciaux (mise en vente de disques produits industriellement), et communautaires (échange de musique en format MP3). Avec ce format de compression audio MP3 – qui permet un téléchargement rapide de chansons complètes –, l’Internet instaure une mise en pratique de la dématérialisation de la musique (qui peut toutefois être suivie de sa reproduction individualisée). Le rapport de l’amateur à sa passion s’en trouve modifié, allant dans le sens d’un « ‘mouvement de privatisation du rapport à la culture’ » : le fait de ne plus devoir passer par le disque pour pouvoir jouir de son écoute renforce encore un peu plus la projection de cette pratique dans la sphère privé, phénomène d’ailleurs amorcé par l’apparition du support discographique 1092 .

Le problème principal qui se pose à l’industrie musicale est non pas le simple fait de cette dématérialisation de la musique (cela aurait au pire comme conséquence de transformer les maisons de disques en « ‘maisons de musique’ », au rôle sensiblement équivalent sans que n’intervienne le support disque : assurer les coûts d’enregistrement et de développement des créations en récupérant les bénéfices en cas de succès 1093 ) mais la nature non marchande de l’échange ainsi favorisé, effectué sans leur intermédiaire et donc sans conséquence financière à leur égard. L’intérêt accru de l’industrie discographique pour Internet conduit ce dernier à devoir prendre en compte les injonctions normatives des industries et des institutions. Les échanges déterritorialisés sur Internet ne devraient plus théoriquement pouvoir s’opérer en dehors des législations nationales protégeant le droit d’auteur. Dans les faits, ces téléchargements continuent de façon illicite, notamment dans les réseaux communautaires d’échanges du Peer To Peer 1094 .

Cette évolution de l’Internet ne cesse d’inquiéter les maisons de disques, qui assimile cette gratuité à du « pillage ». La nécessité de mener une contre-offensive est rapidement évoquée, ce d’autant plus que ce détournement par les utilisateurs des ressources du Net contrecarrent les plans prévus vis-à-vis de ce nouveau média. Une fois ce problème du piratage réglé, l’industrie musicale a en effet bon espoir de pouvoir utiliser à son profit les ressources du réseau mondial, ‘«’ ‘ une opportunité exceptionnelle pour consommer et mondialiser des musiques diverses, sans limite. Enfin on pourra acheter la musique à moindre prix car toutes sortes de frais n'existent pas sur le Net. Internet est aussi révolutionnaire que l'arrivée du Compact Disc il y a vingt ans. ’ ‘»’ ‘’ ‘ 1095

Des points positifs, Internet en propose effectivement plusieurs pour la musique, et pas tous nécessairement à l’encontre des intérêts de l’industrie du disque. Nous pouvons ainsi en répertorier plusieurs : les bases de données diffusées sur le net (notamment le site AllMusic.Com) permettent à l’amateur d’en savoir plus sur les artistes qui l’intéressent et d’être envoyé vers les sites d’achats susceptibles de lui vendre les nouvelles références ainsi découvertes ; les systèmes d’échanges entre internautes peuvent aussi servir à se procurer non pas les disques disponibles dans le commerce mais les enregistrements qui sont restés inédits et qui n’intéressent que les fanatiques, ce qui peut mettre un terme au marché parallèle des bootlegs ; la frustration de l’amateur pourrait être soignée en donnant à tout individu où qu’il se trouve géographiquement la possibilité de se procurer n’importe quel disque par téléchargement, commande à un magasin en ligne, ou achat à un particulier ; les maisons de disques pourraient proposer en téléchargement payant des morceaux intéressant un public trop limité pour assurer la rentabilité d’une édition CD classique (ce serait ainsi tout une part d’histoire musicale tombée dans l’oubli pour des raisons financières qui pourraient revoir le jour) ; concept approchant : les mêmes maisons de disques pourraient aussi proposer des disques à la demande 1096 … Les plus enthousiastes face aux possibilités d’Internet, comme Les Inrockuptibles, attendent ainsi avec le réseau mondial ‘«’ ‘ un meilleur flux de la musique, une véritable communauté d'échange entre particuliers et professionnels - les seconds considérant de moins en moins les premiers comme des pigeons à plumer mais, au contraire, comme des gourmets à satisfaire. ’ ‘»’

Si l’industrie du disque reste encore frileuse face aux possibilités d’Internet, les journaux spécialisés sont ainsi plus optimistes et vont tous (à l’exception de Rock&Folk) développer une déclinaison de leur édition papier sur la toile. Les Inrockuptibles par exemple lancent pour les cinq ans de leur passage au rythme hebdomadaire un site basé sur le concept de guide culturel plus réactif et surtout « ‘plus en phase avec les pratiques de demain’ ». 1097 Par rapport à la version papier, sont mis en avant les avantages du multimédia (possibilité de visionner des bandes annonces, de télécharger des extraits musicaux, mais aussi de naviguer dans les archives du journal), la création d’une communauté virtuelle (ouverture de forums de discussions et possibilité pour le visiteur de discuter avec les journalistes ou de laisser son avis su les objets critiqués) et, conformément au modèle relevé par Debruyne, la possibilité de consommer directement (via des liens vers des entreprises partenaires). 1098 L’amateur de rock est ainsi de plus en plus invité 1099 à se rendre sur le net pour pouvoir partager sa passion, que ce soit par l’industrie (qui espère qu’il y effectuera une acte d’achat), la presse (qui y a créé une excroissance de ses activités) et les artistes (qui profitent eux aussi des opportunités du Net comme nous allons le voir).

Notes
1092.

Alors qu’auparavant, comme nous l’expliquions plus haut, l’écoute musicale se pratiquait nécessairement dans une sphère publique – il fallait un interprète et un auditeur au minimum.

1093.

D’après le mot du représentant de V2. (et suivants) Chelley, Isabelle, "Les copieurs", Rock&Folk 380, avril 1999, p54-56.

1094.

Technique permettant à un internaute de télécharger gratuitement sur l’ordinateur d’un autre utilisateur (qu’il ne connaît pas nécessairement) les fichiers (musicaux ou autres, libres de droits ou non) qui l’intéressent, avec pour seule contrepartie d’offrir lui aussi des fichiers en téléchargement.

1095.

Cette dernière précision pouvant être relevée négativement si l’on s’en réfère à l’impression mitigée qu’a laissé la révolution du CD dans l’esprit du public et de la presse spécialisés (encore une opération où le consommateur sera le grand perdant).

1096.

« ‘Le label américain Rhino, spécialisé dans les rééditions haut de gamme, propose depuis quelques mois certains disques vendus uniquement sur son site Rhino Handmade et pressés en nombre très limités. Ainsi, tout le monde s'y retrouve : l'acheteur, qui met la main sur de vrais trésors rares (les premières démos de Tim Buckley, toutes les sessions du ’ ‘Funhouse ’ ‘des Stooges’ ‘ en sept CD) ; l'éditeur, qui n'engage pas de frais de fabrication disproportionnés pour des disques n'intéressant que les spécialistes ; le vendeur enfin, qui, grâce au système de la souscription, peut connaître à l'avance les bénéfices d'une telle opération.’ » (et suivants) Conte, Christophe, "Un mirage brumeux", Les Inrockuptibles 267, 28 novembre 2000, p44-45.

1097.

La rédaction, "Edito", Les Inrockuptibles 226, 18 janvier 2000, p3.

1098.

(non signé), " www.lesinrocks.com ", Les Inrockuptibles 234 (14 mars 2000), p43.

1099.

Les éditions papiers des journaux spécialisés regorgent de renvois vers leurs sites officiels.