Un espace de liberté pour les artistes ?

L’enthousiasme de la presse spécialisé repose en effet sur une espérance de liberté accrue pour les artistes, qui pourront passer outre les exigences de l’industrie du disque et ‘«’ ‘ proposer directement leur musique sur le Net, via des sites perso ou des sites de téléchargement du type MP3.com ’ ‘»’ ‘ 1100 ’. L’Internet est ainsi généralement attendu avec beaucoup d’espoir par les amateurs – il est prédit un nouveau rapport des artistes aux auditeurs 1101 –, espoir certes parfois teinté d’un idéalisme naïf – il est aussi annoncé que les groupes locaux vont grâce au net à un rayonnement global 1102 , ce qui est techniquement possible mais dans les faits plus compliqué : devant la pluralité d’offres d’apparences identiques (un simple nom de fichier audio), il est peu probable que l’on distingue une chanson des autres sans promotion médiatique (laquelle est souvent déclenchée grâce aux efforts des services marketing des maisons de disques) 1103 .

S’il faut ainsi rester mesuré sur les opportunités offertes à la création musicale par l’Internet, certaines n’en demeurent pas moins concrètes. Le réseau mondial peut devenir un support important pour les artistes dont la couverture médiatique traditionnelle est peu importante : il offre un support aux propos des fans du monde entier, un relais efficace du bouche-à-oreille traditionnel 1104 . Le Web devient ainsi un indice de la popularité des groupes, ceci même si les marques de cet engouement ne sont pas inscrites dans la légalité 1105 . Les artistes ont en général conscience des possibilités promotionnelles d’Internet, et usent de celles-ci (extraits sonores, vidéos et informations récentes) pour resserrer les liens avec leur public. Certains vont même jusqu’à proposer à leurs fans des téléchargements gratuits de musique 1106 , en complète opposition avec la politique adoptée par les maisons de disques – qui sont en contrepartie affublées du mauvais rôle, celui d’une industrie qui perd le contrôle et qui ne cherche qu’à sévir 1107 pour rétablir un schéma commercial dépassé « ‘quand elle devrait adopter une politique différente’ ».

Puisque l’actualité du marché discographique s’est en grande partie déportée vers Internet, les journaux spécialisés se mettent développer des rubriques consacrées aux possibilités légales offertes par les sites Web pour l’amateur de rock : ce dernier peut ainsi aisément obtenir les informations qu’il désire sur ses groupes favoris, consulter des archives (interviews), discuter avec d’autres passionnés… Les meilleures adresses du Net sont répertoriées (à l’exception des sites de téléchargement de musique, illégaux) : elles sont présentées comme complémentaires, et non concurrentielles du rôle des journaux spécialisés (les sites de critiques généralistes ne sont pas référencés, seuls le sont les sites officiels des maisons de disques ou ceux hyperspécialisés de fans). 1108 C’est qu’une telle ouverture au cyberespace est devenue nécessaire aux chroniqueurs s’ils veulent rester exhaustifs sur l’actualité discographique : la diffusion de disques uniquement via Internet tend à se développer, et la qualité grandissante de ceux-ci les rend incontournables 1109 . Un phénomène qui s’explique par deux raisons : la première est la volonté des artistes de s’émanciper des diktats des maisons de disques en proposant directement à leur public les disques qu’il souhaite publier 1110  (notons aussi que les contrats de diffusion sur le net sont bien plus avantageux pour les artistes 1111 ) ; la deuxième trouve son origine dans le désir de certains groupes au public de fans déjà constitué de proposer des disques sans avoir à passer par le jugement critique 1112 . Cette thématique de la diffusion de disques sur Internet sans passer par les majors reste toutefois secondaire par rapport à la principale problématique du web pour le milieu musical : le téléchargement gratuit de MP3.

Notes
1100.

Conte, Christophe, "Un mirage brumeux", Les Inrockuptibles 267, 28 novembre 2000, p44-45.

1101.

Qui consiste principalement à se promouvoir sans passer par les maisons de disques : informations, ventes de CD.

1102.

Deschamps, Stéphane, "Star Tek", Les Inrockuptibles 220, 10 novembre 1999, p30.

1103.

‘« L’argument de la promotion et du marketing [est] avancé par les maisons de disques. Jusqu'à présent, la plupart des artistes investis sur le Web sont des personnalités en vue, drainant déjà un large public, des Beastie Boys’ ‘ à Frank Black’ ‘ et de Prince’ ‘ à Public Enemy’ ‘. Facile donc d'ameuter les fans sur leur site Web. Mais qu'en sera-t-il pour les groupes inconnus ? Qui viendra voir leur site si personne n'a entendu parler d'eux ? ’"‘Il faudra être plus fin que les autres, trouver le moyen de faire parler de soi, raisonne Chuck D. A l'heure actuelle, je constate que la majorité des artistes n’a aucune chance de signer un contrat avec une maison de disques. Pourtant, je pense qu’il y a de la place pour tout le monde. Sauf que beaucoup devront désormais se contenter de vendre 80o exemplaires au lieu de 80 000 et qu'ils pourront difficilement en vivre.’"‘ » Narlian’ ‘, Laure, ’"MP3 ami public ? ", Les Inrockuptibles 215, 6 octobre 1999, p28-29.

1104.

L’exemple en est donné avec le petit succès de Ben Harper aux Etats-Unis où il n’est pourtant jamais diffusé sur les médias traditionnels. Des sites de fans s’occupent de recueillir les témoignages des amateurs et de les diffuser sur d’autres sites musicaux. Cf. Rigoulet, Laurent, "Bienvenue sur benharper.com", Libération, 20 septembre 1999, p38.

1105.

Le groupe Smash Mouth éveille ainsi l’intérêt de la presse spécialisé en étant l’auteur de All Star, la chanson la plus téléchargée (illicitement) de l’été 1999. Cf. Ungemuth, Nicolas, "Smash Mouth, ma gueule", Rock&Folk 387, novembre 1999, p42-43.

1106.

Souvent « ‘des compositions qui ne trouveraient pas forcément leur place dans une discographie officielle. Les Beastie Boys’ ‘ et Garbage’ ‘, par exemple, ont ainsi ’ ‘offert’ ‘ des morceaux live ou des inédits sur leur site, malgré l'hostilité de leurs labels’ » (et suivants) Gatel, Philippe et Essindi, Ivan, "La grande peur des majors", Technikart 31, avril 1999, p62-63.

1107.

« ‘Face à ces provocations, l'industrie du disque multiplie les gestes de défense. fermeture de sites, actions en justice, lobbying auprès des pouvoirs publics, [mise en place d’un] format sécurisé permettant de faire payer chaque téléchargement’ ».

1108.

Robert, Olivier, "La défonce du rocker", Rock&Folk 348, août 1996, p92-93.

1109.

Un témoignage de la collaboration entre l’ex-Led zeppelin Jimmy Page et les jeunes Black Crowes n’est ainsi disponible en vente que sur le Net, mais est célébrée par les journalistes comme incontournable : « ‘Pour la deuxième fois en trois mois, un album de pur rock' roll est uniquement disponible sur la toile (www.musicmaker.com). Le très officiel double CD Jimmy Page/ Black Crowes est une quadruple tuerie. Rich Robinson : "Nous sommes des vieux de la vieille. Mais ce plan Internet est tout sauf conventionnel. Donc il intéresse les Corbeaux", Jimmy Page, pour sa part, a publié ce décret "Nous réintroduisons l'imagination. Grâce à Internet, le type, là, chez lui, peut redonner vie à notre musique".’ ». Il devient un tel must pour les amateurs de ces deux groupes qu’une diffusion dans les réseaux classiques de distribution finit par être mise en place. Cf. Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 393, mai 2000, p3.

1110.

« ‘Avec Internet, la tentation est grande pour les artistes de se passer de tout intermédiaire en procédant directement du concepteur au consommateur. Pour Chuck D [de Public Enemy’ ‘, un des premiers groupes à tenter l’expérience d’une diffusion de ses disques sur le net], il ne s'agit pourtant pas de rayer l’industrie de la carte. Juste de la forcer enfin à partager. "Avant, l'artiste dépendait des maisons de disques pour accéder au public. Il y avait toujours quelqu'un pour faire la sélection, pour décider de faon arbitraire quel artiste aurait sa chance ou non. C'est terminé. Désormais, les artistes peuvent exposer et vendre leur musique sur le Web à moindres frais et bénéfices maximaux."’ » Narlian, Laure, "MP3 ami public ? ", Les Inrockuptibles 215, 6 octobre 1999, p28-29.

1111.

MP3.Com, alors la plus célèbre société de promotion d’artistes sur le réseau, proposait des contrats avec au minimum 50% du prix de vente d'un CD pour l'artiste contre 10% accordés en moyenne par les majors, et un contrôle total sur le contenu et la possibilité de rompre le contrat à tout moment. Soit « ‘une liberté qui donne des cheveux blancs aux big boss du disque’ ». Gatel, Philippe et Essindi, Ivan, "La grande peur des majors", Technikart 31, avril 1999, p62-63.

1112.

Les Who proposent ainsi via des sites de vente sur Internet divers enregistrements live récents à propos desquels il est fort probable que les chroniqueurs émettraient des réserves (l’un d’entre eux est chroniqué et obtient un ‘« Rien de passionnant, rien de nécessaire, rien de mauvais non plus. Juste un disque de plus pour les fans.’ ». Cuesta, Stan, "The Who, The Blues To The Bush/ 1999", Rock&Folk 395, juillet 2000, p82.