Napster et les droits d'auteurs

A l’origine, le MP3 apparaît comme un phénomène à la portée limitée : les sites en proposant au téléchargement sont principalement le fait de particuliers souvent inconscients d’agir dans l’illégalité. Les rares amateurs capables de pirater (ceux qui possèdent « ‘une certaine maîtrise technique, du temps et de l'argent’ », soit un « ‘quarteron’ » parmi les millions d’utilisateurs) ne trouvent d’ailleurs la plupart du temps que des bootlegs (les enregistrements non officiels déjà évoqués), quelques singles « ‘mais rarement les albums complets de [leurs] artistes préfér’ és ». Les conséquences sur les chiffres d’affaire de l’industrie du disque apparaissent ainsi originellement limités (les copies pirates, issues de la gravure d'un disque sur un autre vierge, semblent alors bien plus inquiétantes que les téléchargements illégaux) 1113 . L’affaire prend une autre envergure avec l’arrivée de Napster et des systèmes Peer To Peer. Les enjeux de ce nouveau moyen de diffusion qui échappe à la maîtrise de l’industrie du disque s’incarnent dans le procès qui est intenté à cette société 1114 . Cette dernière permet à l’internaute qui se connecte à son service d'accéder à des milliers de fichiers de format MP3, disponibles sur le disque dur d'un autre utilisateur de Napster, et de copier numériquement les CD de son choix. La RIAA (Recording Industry Association of America, représentant les plus grands noms de l'industrie de la musique : Sony, EMI, Seagram...) accuse Napster d'« ‘offrir un service qui facilite le piratage de la musique à une échelle sans précédent’ ». Pour asseoir son accusation lors de la bataille juridique qui commence en décembre 1999, l'association prétend que 90 % de ceux qui se connectent à Napster revendent les CD copiés à des tiers, ce qui est illégal selon la loi américaine. La défense utilisée par le site consiste alors à avancer que les clients de Napster ne sont pas engagés dans une activité commerciale ou illégale 1115 , car la législation sur le droit d'auteur ne s'applique pas à une utilisation « ‘non commerciale ’ ‘»’ de la musique. 1116

Les débats font d’autant plus rage que les études menées sont contradictoires. Une d’entre elle publiée le 25 mai 2000 montre qu'à proximité des campus américains (les étudiants étant les principaux adeptes de Napster), les ventes de CD ont chuté de 4 % entre 1998 et 1999 1117 , la perte ainsi subie pouvant s’élever à hauteur de 300 millions de dollars. Mais parallèlement à ces chiffres, une autre étude menée par une société de recherche spécialisée dans les nouvelles technologies, Jupiter Communications, souligne elle que les utilisateurs de Napster achètent « ‘45 % de CD en plus en magasin après s'être connectés’ » et conclue que Napster «bénéficie pleinement » à la RIAA. 1118

Devant le risque encouru de l’acceptation judiciaire de la demande de la RIAA (une suspension du site le temps du procès – ce qui équivaudrait à sa mort), les propriétaires de Naptser et d’autres services similaires, assurés d’être les prochaines victimes de procès, envisagent des sorties négociées du conflit. Certains proposent simplement de devenir payants et passent des contrats avec des maisons de disques pour avoir le droit d’utiliser leur catalogue (MusicBank, MP3.com 1119 ), mais d’autres déclarent rester attachés au principe de gratuité. Une solution envisagée pour Napster est de ne pas imposer un service payant mais de laisser la possibilité à l’utilisateur s’il le désire de laisser une somme d’argent au bénéfice des « auteurs » (compris ici dans le sens large d’ayants droit : artistes mais aussi éditeurs) : la RIAA rejette ce principe de « ‘pourboire’ » laissé aux disques téléchargés 1120 . Napster finit par capituler lorsqu’en mars 2001, un jugement fédéral lui spécifie qu’il ne peut plus laisser s’échanger sur son réseau des œuvres protégées par le droit d’auteur 1121 . La difficulté technique de filtrer les fichiers disponibles lui impose de négocier avec les maisons de disques leurs droits de diffusion (il a déjà passé un accord avec la major Bertelsmann (BMG) en novembre 2000 1122 ) ou d’arrêter ses activités. Le site doit alors se ranger à l’idée de n’être qu’un service de distribution de musique sécurisé et sur abonnement soumis aux maisons de disques.

L’ampleur du phénomène (de 25 à 50 millions d’utilisateurs du service au moment du procès) enclenche toutefois une controverse sur les droits d’auteur. Celle-ci prend la forme médiatique d’une guerre ouverte entre propriété intellectuelle et liberté sur le Web 1123 , et plus généralement entre maisons de disques et internautes. Les artistes sont eux partagés, certains comme Metallica ou Dr Dre soutenant l’action en justice de la RIAA, d’autres prenant la défense de la « ‘musique libre sur l'Internet’ ». L’affaire prend des allures, aux yeux du public rock qui a une image négative de l’industrie du disque pour toutes les raisons déjà évoquées, d’un nouveau combat de David (le PDG de Napster, Hank Barry, aimant à se représenter ainsi) contre les Goliath de l’industrie refusant le progrès et les innovations technologiques. 1124 Le consommateur a l’impression que pour une fois c’est lui qui décide au sein d’un marché discographique où il a souvent eu le sentiment de s’être fait piéger par des opérations commerciales.

Les dispositifs techniques anticopie 1125 qu’instaurent par la suite les maisons de disques, comportant des limitations d’usage (incompatibilité avec certaines lecteurs CD) qui peuvent indisposer le client respectueux du droit d’auteur, renforcent encore ce sentiment d’exploitation du consommateur 1126 et en poussent certains à excuser le piratage comme pratique défensive 1127 . Sous le coup de l’énervement à l’encontre d’une industrie qu’ils souhaitent punir, les pirates musicaux semblent oublier les conséquences financières de leurs actions sur les artistes qu’ils apprécient 1128 . Ce sont ces derniers qui se retrouvent alors dans la nécessité de réinstaller eux-mêmes la confiance entre l’amateur et la production discographique, par exemple en remerciant l’amateur/client (et non en le réprimant pour sa potentialité à pirater) en redonnant à l’achat musical sa dimension symbolique : celle d’une entrée dans une communauté culturelle 1129 .

Internet est tout d’abord un sujet d’interrogation pour la presse, l’occasion de nombreuses spéculations souvent utopiques. Le cyberespace ressemble à un nouvel espace de liberté que tout un chacun (industrie, artistes, amateurs) rêve de s’approprier. Mais les réalités économiques rattrapent rapidement ce discours libertaire : les procès entre maisons de disques et utilisateurs poussent la presse à mettre au premier plan la dimension économique de la musique, alors que jusque-là le sujet était peu abordé : il faut expliquer au lecteur que le développement d’un artiste, que la production d’un morceau sont le résultat d’un investissement financier de la part des maisons de disques, qu’il est donc juste que celles-ci soient rétribuées. Un argument qui fait pâle figure face au souvenir des remontrances faites à l’encontre de l’industrie jusque-là. Les journalistes rappellent alors qu’à travers les maisons de disques ce sont aussi les artistes que l’on rétribue, et qu’à défaut de système alternatif où le lien économique entre le musicien et l’amateur est plus direct, il faut en passer par là. Le lecteur est ainsi mis au courant du fonctionnement de la production de la musique, et prend encore un peu plus conscience de la détermination économique de sa musique.

Notes
1113.

Selon les estimations du SNEP, porte-parole entre autres des majors, il se serait vendu en 1998 en France plus de 30 millions de CD enregistrables dont 3 à 5 millions auraient été utilisés pour le piratage musical. Cf. Gatel, Philippe, "Corsaires et affairistes", Technikart 31, avril 1999, p65.

1114.

A l’origine de ce système, l’idée simple d’un adolescent, Shawn Fanning : créer un service qui permette à tous les internautes fans de musique de se connecter et de copier entre eux tous les CD de leur choix, au format MP3, sur leurs disques durs. Et tout cela gratuitement. Ce qui fait crier au «piratage illégal» la RIAA. Cf. Rousselot, Fabrice, "La petite musique de Napster pour assurer sa défense", Libération, 27 juillet 2000, p25.

1115.

Rousselot, Fabrice, "Napster retient son souffle face aux juges", Libération, 3 octobre 2000, p36.

1116.

Rousselot, Fabrice, "La petite musique de Napster pour assurer sa défense", Libération, 27 juillet 2000, p25.

1117.

Rousselot, Fabrice, "Grâce à Napster, toute la musique devient gratuite", Libération, 3 juin 2000, p2.

1118.

Rousselot, Fabrice, "La petite musique de Napster pour assurer sa défense", Libération, 27 juillet 2000, p25. Une telle estimation semble contredite par les chiffres avancés par la SACEM (conférence de presse du 4 mai 2004, disponible sur http://www.disqueenfrance.com/pdf/chiffres.pdf ) présentant une comparaison de l’évolution du nombre annuel de fichiers téléchargés et du marché mondial du disque. Le premier monte en flèche tandis que le second s’effondre : pour 2003, on estime à 150 milliards de titres musicaux téléchargés gratuitement sur les réseaux peer-to-peer, pour 7, 3 % de ventes de musique en moins dans le monde. Mais une étude tout aussi récente (présentée plus en détail en annexe, document 12) vient nuancer l’apparent lien de cause à effet en rappelant que nombres de titres téléchargés n’auraient de toute façon pas acheté par l’internaute. Ainsi ces chercheurs estiment qu’il faut 5000 téléchargements d’un album pour annuler une seule vente de CD.

1119.

Michael Robertson, patron du site, l’explique ainsi : « ‘MP3.com est en train de connaître, en un temps très court, la même évolution que la télévision. Cette dernière a commencé après-guerre par être gratuite, puis elle a eu besoin de la publicité pour survivre, avant que les câblo-opérateurs ne la rendent payante’. » Abdi, Nidam, "Le modèle Napster n’est pas viable", Libération, 2 février 2001, p29.

1120.

Richard, Emmanuelle, "Les gratuits gagnés par l’appât du gain", Libération, 22 août 2000, p21.

1121.

Riché, Pascal, "L’industrie du disque rattrape Napster", Libération, 7 mars 2001, p23.

1122.

Abdi, Nidam, "Napster, la rédemption ? ", Libération, 2 novembre 2000, p26.

1123.

Cette opposition entre nouvelles possibilités techniques et cadres normatifs va conduire les plaignants à reconnaître la nécessité d’une évolution du droit d’auteur appliquée aux technologies numériques. En février 2001, une directive européenne (devant être transposée dans les droits internes dans les dix-huit mois, ses équivalents américains et japonais existant depuis longtemps) prend en compte les inquiétudes des auteurs, producteurs, et interprètes confrontés au piratage potentiel de toute œuvre (livres, CD, DVD) accessible sur le Net et pouvant être recopiée à grande échelle sans qu'aucune rétribution ne leur soit versée en tant qu’ayants droit. Ceux-ci ont « ‘le droit exclusif d'autoriser ou d'interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sou quelque forme que ce soit, en tout ou en partie’» de leurs œuvres, droit reconnu pour la communication au public et la distribution. Une ombre demeure pourtant pour les « auteurs » : le droit aux « ‘reproductions effectuées sur tout support par une personne physique pour un usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales’ », soit le droit à la copie privée, demeure valide. Cette limitation du droit d’auteur implique toutefois la mise en place d’une «‘compensation équitable’», par exemple sous forme d'une taxe sur les CD ou les DVD enregistrables. Quatremer, Jean, "L’Europe protège la création en ligne", Libération, 15 février 2001, p28.

1124.

Rousselot, Fabrice, "La petite musique de Napster pour assurer sa défense", Libération, 27 juillet 2000, p25.

1125.

Face aux insuffisances avérées des dispositions légales, les tenants d’une solution technologique considèrent que seuls des dispositifs anticopies ou antidiffusion sur le net peuvent permettre de gérer efficacement (parce qu’individuellement) ce phénomène. Cf. Abdi, Nidam, "La technique rafle les droits d’auteurs", Libération, 10 août 2000, p19.

1126.

Une lectrice se plaint à un artiste, par l’intermédiaire des Inrockuptibles qu’au moment d’acheter son disque sur la foi des extraits entendus, « ‘vision d'horreur: je m'aperçois qu'un affreux logo défigure la pochette de ton album, un signe qui veut dire: "Eh non ! Tu ne pourras pas le lire dans ton ordinateur parce que, sinon, tu risquerais d'être très vilaine et de faire des copies et, alors là, l'artiste mourrait". Donc, je n'ai pas acheté ton disque parce que, franchement, un disque que je ne peux lire ni dans mon ordinateur, ni dans mon baladeur CD, ni dans l'autoradio de ma voiture quand j'en aurai une, ça me gonfle très très beaucoup. [Elle explique alors qu’elle pourrait très facilement contourner techniquement ce système de protection] Mais non. Je ne l'ai pas acheté. Et c'est ça, la mort de l'artiste. Alors je suis bien désolée pour toi mais dis-leur, à tes patrons, qu'il ne faut pas essayer de prendre le public pour des dindes de Noël, prêtes à farcir. En plus, je t'aime bien, vraiment. Maintenant, tu sais qui tue les artistes (…)’ ». Courrier des lecteurs, "Ping Pong, A propos du copy control", Les Inrockuptibles 421, 24 décembre 2003, p15.

1127.

« ‘J’achète le dernier Placebo’ ‘ pour m’apercevoir que par la suite, il sort avec un CD de reprises ! Qu’est-ce que je fais ? je le vole, je porte réclamation ou je le télécharge pensant que sur ce coup je me suis fait b… ? ’». Courrier des lecteurs, "Un tueur vous parle", Rock&Folk 439, mars 2004, p6.

1128.

La SACEM relève ainsi, lors de sa conférence de presse du 4 mai 2004, que pour l’année 2003 marquée par une chute des ventes en France de 14,6 %, l’évolution du solde des nouvelles signatures (c’est-à-dire du nombre de nouveaux contrats discographique auquel on soustrait celui des contrats rendus) est de 18, alors que les deux années précédentes il était de 95-96. Ces chiffres ne précisent pas si c’est le nombre de contrats rendus qui a augmenté ou celui des nouveaux contrats qui a diminué.

1129.

Le duo Daft Punk offre à tout acheteur de son dernier album un numéro de code personnel lui permettant d’accéder à des téléchargements gratuits mais limités aux seuls membres du "Daft Club". Ce n’est qu’une remise à jour numérique et marketing (nécessité d’acheter l’album pour avoir un code) du vieux principe du fan club, mais c’est aussi une opération considérant positivement un Internet de plus en plus décrié par les « auteurs ». Cf. Ghosn, Joseph, "Around the web", Les Inrockuptibles 278, 20 février 2001, p36.