Les supputations de la presse spécialisée quant aux possibilités d’Internet sont généralement des plus positives, les considérant comme nécessairement bénéfiques pour la musique et la culture en général. Même s’ils n’oublient pas les inégalités économiques qui peuvent en limiter la portée – mais qu’ils espèrent provisoires –, les journalistes rock attendent du web qu’il offre à tous un « ‘accès plus facile aux œuvres ou produits culturels’ », à même de satisfaire les désirs des internautes ‘«’ ‘ d'informations (discographies, biographies, etc.), de contenu (écouter de la musique, sans passer par la case achat : tel était en tout cas l'idéal politique de Napster à sa naissance) et d'artefacts (des disques rares, qui font la manne des sites de vente aux enchères). ’ ‘»’ Certains arguent même que le Net a pour principale conséquence de redonner sa place première à la musique, et tout du moins de rééquilibrer ses rapports de force avec les logiques financières, et appellent à ‘«’ ‘ ne pas laisser Internet aux seules mains des marchands et [à] permettre aux citoyens désintéressés et aux friands de culture de participer pleinement à cette aventure ’ ‘»’ ‘’ ‘ 1130 ’
Internet fait resurgir le vieux mythe contre-culturel de la musique gratuite, tel qu’il pouvait être défendu à la fin des années 60 par des groupuscules gauchistes demandant la gratuité des concerts pop et de la culture en général. Le phénomène que connaissent les années 90 est toutefois différent : là où la contre-culture remettait en cause le fait que l’amateur doive payer pour pouvoir jouir de la culture, la nouvelle génération d’amateurs met en pratique l’idée qu’une non-possession des objets culturels n’en interdit pas la jouissance. La critique de la société de consommation a fait place à la reconnaissance d’une nouvelle « ‘société de conversation’ » 1131 : il n’est plus nécessaire d’acheter les objets culturels pour marquer son appartenance à une classe culturelle, il suffit de pouvoir en parler en société, action favorisée par la liberté de consultation qu’offrent les nouvelles technologies. Le rock est reconnu depuis les années 50-60 comme une culture du fait qu’il permet à une classe sociale – les jeunes – de se reconnaître en tant que telle : cette appartenance se traduisait par un mode de consommation spécifique (place importante de la culture dans les dépenses), elle prend aujourd’hui la forme d’un sujet de discussion commun, l’actualité culturelle qu’il faut connaître (par lecture des journaux, bouche-à-oreille, consultation gratuite) mais pas nécessairement acheter 1132 .
La dématérialisation de la musique remet en cause tous les schémas établis. Les logiques économiques préexistantes au Web peuvent-elles être encore valables une fois la pratique de celui-ci généralisé ? L’industrie musicale était centrée autour de la consommation du disque, il lui faut désormais réfléchir à sa subsistance sans cet objet : en reprenant à son compte la technologie du MP3 en la rendant payante, mais aussi en développant l’économie autour de son utilisation (vente de lecteurs, diffusion par abonnement) 1133 . Des projets se montent ainsi autour d’une disparition totale du disque en tant que support nécessaire de la musique. 1134 De tels bouleversements s’ils venaient à se confirmer imposeraient alors de retravailler la nature de la passion musicale telle qu’elle a été définie par Hennion.
Selon le chercheur, ‘«’ ‘ on choisit deux fois un disque, une fois pour l’acheter, une fois pour le passer, selon deux modalités analytiquement très contrastées, qui renvoient bien à l’ambivalence de la passion : petites listes maniaques, revues et critiques cochées, rituels d’approche et parcours méthodiques des rayons, on fait d’abord ce qu’il faut d’un point de vue pratique pour acquérir un enregistrement et avoir ensuite, à un autre moment, dans un autre lieu, la possibilité de l’écouter, si l’on veut. ’ ‘»’ ‘ 1135 ’. C’est en effet tout ‘«’ ‘ le mode d’accumulation et de construction d’une discothèque personnelle, lent et méticuleux, soigneusement élaboré ’ ‘»’, qu’il faudrait redéfinir si les pratiques du téléchargement et de la copie pirate venaient à se généraliser – car le retrait du facteur économique dans l’acte de choix remet en cause le principe d’« ‘élaboration’ » d’une discothèque (l’amateur peut récupérer des disques qu’il n’aurait pas cherchés à posséder s’il avait fallu les payer). Il est toutefois encore un peu tôt pour pouvoir prétendre constituer un modèle explicatif sur la nouvelle consommation musicale, surtout si l’on prend en compte l’avis qui s’exprime dans les pages de la presse spécialisée.
Le spectre de la dématérialisation de la musique conduit ainsi le milieu rock à chanter les louanges de l’ancien système de diffusion. Face à l’accessibilité quasi complète de la production discographique qu’offrent par exemple les sites de ventes sur Internet (ils rendent de la même façon disponibles un import américain rare et le disque qui se trouve en vente dans tous les supermarchés), les journalistes regrettent par exemple le plaisir (constitutif de la passion rock) qu’était la difficulté de trouver des références pointues 1136 (il fallait alors faire l’effort de se rendre dans les rares magasins spécialisés ou dans les conventions de disques : l’achat du disque créait une histoire, imposait une « ‘méthode’ » évoquée par Hennion). Il entraîne aussi paradoxalement une amélioration du produit promis à disparaître (les professionnels du disque font alors le pari de lutter contre le désintérêt pour le disque en rendant ce dernier plus attractif 1137 ) mais aussi de sa diffusion classique (facilités accordées au consommateur avant l’achat, voire concurrence entre revendeurs 1138 ).
Durand, Jean-Marie et Ghosn, Joseph, "La culture à la merci d’Internet ?", Les Inrockuptibles 267, 28 novembre 2000, p40-43.
Williams, Patrick, "La société de conversation", Technikart 25, septembre 1998, p72-73.
Nassif, Philippe, "Buzz, Bienvenue dans un monde inutile", Technikart 50, mars 2001, p78-84.
Bouton, Rémi, "Ne jetons pas trop vite le disque aux oubliettes", Libération, 10 juin 2000, p54.
Le Ticket-Disc propose ainsi de se créer une véritable discothèque en ligne censée être plus pratique que celle constituée d’un amas de disques physiques, parce que consultable à partir de n’importe quel endroit (si l’on possède un ordinateur et une connexion Internet). Cf. Abdi, Nidam, "Le CD virtuel cherche preneur", Libération, 26 mars 2001, p26.
Hennion (2000), p233.
Maussion, Catherine, "Faut-il acheter en ligne ?", Libération, 29 août 2000, p4.
Invité à communiquer sur le sujet, Olivier Sinson, représentant du disquaire Gibert, propose : « ‘A l'époque de la dématérialisation, un objet doit être attractif par son conditionnement. Pour conserver des clients, il va falloir plus de coffrets, de formats longs comme avait fait PolyGram avec sa collection livres-CD, plus de digipaks, de séries inédites, etc. ’». Chelley, Isabelle, "Les copieurs", Rock&Folk 380, avril 1999, p54-56.
« ‘Un autre des effets bénéfiques du Net aura été la réapparition chez presque tous les disquaires de systèmes pour écouter les disques. Le fait de pouvoir tout écouter sur Internet aura fait, par un subtil effet boomerang, réagir les grandes surfaces comme les magasins spécialisés, qui avaient banni les écoutes au cours de la dernière décennie et qui, pour conserver encore quelques chances dans la compétition qui s'ouvre avec leurs concurrents virtuels, ont été contraints de les remettre en service. De même, on peut rêver à terme d'une guerre des étiquettes entre magasins en dur et vendeurs en ligne (à condition que ce ne soit pas les mêmes qui tirent les ficelles des deux côtés), qui pourrait aboutir à la chute du prix des disques en Europe - lequel demeure toujours scandaleusement élevé.’ » Conte, Christophe, "Un mirage brumeux", Les Inrockuptibles 267, 28 novembre 2000, p44-45.