Face aux possibilités technique, l’appel au sens éthique

L’Internet n’a pas nécessairement que des conséquences négatives pour l’industrie du disque. Pour Antoine Hennion, la fragilité de l’industrie du disque reposait depuis l’époque du vinyle sur la ‘«’ ‘ superposition des métiers de l’édition, de la production et de la distribution’ ». L’Internet et ‘«’ ‘ la pluralité des supports simplifiés’ » va permettre de clarifier le fait que

‘l'édition d'une chanson, sa fabrication puis sa distribution, ne sont pas la même chose. Jusqu'à maintenant, l’éditeur et le producteur pouvaient être une même entité; l'Internet va positionner tout le monde en éditeur. Un éditeur est celui qui présente un catalogue, qui donne l’autorité, le passé, les droits, et les garanties d'une œuvre. L’Internet va redéfinir sa tâche. Le disque est en train de basculer d'une industrie de biens à une industrie de flux. 1139

Mais cette adaptation à un nouveau contexte, que la plupart des acteurs du milieu musical considère comme inéluctable, semble avoir du mal à être acceptée par les maisons de disques. Elles la négocient du moins assez mal médiatiquement, en ne laissant paraître qu’une politique de répression du piratage interprétée comme une marque de leur perte de contrôle de la situation 1140 , ce qui conduit la presse spécialisée à émettre un avis généralement aussi réservé que celui de Technikart : ‘«’ ‘ pour l'instant, les majors tentent de rétablir le schéma commercial qui a fait leur puissance quand elles devraient adopter une politique différente. Bonne chance. ’ ‘»’ ‘ 1141

Face aux risques du piratage, les maisons de disques sombrent dans une « paranoïa » qui fait de tous les individus ayant accès à la musique des copieurs en puissance : celle-ci peut prendre la forme des dispositifs techniques anticopie déjà évoqués qui pénalisent les consommateurs honnêtes en leur imposant des limitations d’utilisation, comme elle peut prendre celle d’une suspicion à l’égard des journalistes (qui profiteraient de leurs exemplaires d’évaluation pour diffuser illégalement le contenu des nouveaux disques) se traduisant par une restriction de leur possibilité d’exercer sereinement leur métier de critique (en remettant en cause le principe de l’envoi personnalisé des dernières productions) 1142 . Résultat le plus envisageable de cette politique : ‘«’ ‘ exaspérer toute une profession (les journalistes) pourtant acquise aux revendications des artistes, à leurs choix stratégiques, à leur art. ’ ‘»’

En effet, le sentiment des chroniqueurs face au MP3 est plutôt mitigé : s’ils en reconnaissent le potentiel technique, ils ne le conçoivent que comme support provisoire de la musique. Il permet à l’amateur de se faire une idée de la musique ainsi téléchargée, qui le conduit avec plus de sûreté vers l’acte d’achat discographique, mais le disque officiellement édité doit rester le support unique. Un objet dupliqué, malgré tous les efforts que l’on peut consacrer à l’obtention d’une copie parfaite, n’équivaudra jamais à son original, dont l’obtention légale reste la solution la plus simple 1143 . En ce sens, les chroniqueurs considèrent que cette problématique de la disparition du disque ne devrait guère toucher le public rock, mais ‘«’ ‘ principalement le public des ados ou des auditeurs oisifs n'ayant pas le moindre intérêt pour la musique en tant que champ passionnel ’ ‘»’ ‘’ ‘ 1144 ’. Est pris en référence le cas du disque vinyle ‘«’ ‘ qui, malgré la révolution du CD, poursuit sa carrière dans le premier cercle des aficionados ’ ‘»’ ‘’ ‘ 1145 ’. L’amateur rock est ainsi présenté comme profondément attaché à l’objet disque 1146 , parce qu’attaché à la notion de propriété privée fondatrice de la société de consommation 1147 (mais il est reconnu aussi que cet attachement est peut-être générationnel et qu’il risque de disparaître avec ses représentants et la généralisation des nouvelles pratiques de consommation 1148 ). La révolution Internet ne semble toutefois pas dans l’immédiat remettre en cause les fondements pratiques de la passion rock : ‘«’ ‘ Le disque restera toujours la plus belle carte de visite des artistes ’ ‘»’ ‘ 1149 ’. Par contre, les journalistes spécialisés prédisent que cette ‘«’ ‘ mutation pourrait assez tôt faire reculer les ventes des CD 2 titres de Britney Spears [populaire au sens péjoratif] (...) et beaucoup moins vite celle des albums [certifiés rock] de Bill Evans ou de Big Star. ’ ‘»’ ‘’ ‘ 1150

La presse fait ainsi la promotion d’une pratique militante de la consommation culturelle 1151  : puisque le piratage est généralisé, ne doivent en être épargnés via l’acte d’achat que les artistes dignes d’être rémunérés pour leur art. Une telle proposition prend sa source dans la résurgence des normes critiques sur la séparation entre artistique et commercial : les chansons les plus piratées sont les chansons les plus vendues ; les chansons les plus vendues sont les chansons les plus marketées ; les chansons les plus marketées ne sauraient être des chansons de qualités ; donc les chansons populaires au sens péjoratif du terme ne se vendront plus mais seront piratées, tandis que les chansons rock, fort du soutien d’un public consciencieux, conserveront leurs chiffres de ventes. 1152 Le public rock est ainsi investi d’une mission : sauver le marché du disque par la reconnaissance de la qualité artistique. Quelle que soit la nature de ses conséquences, cette crise aura au moins eu un mérite aux yeux de la presse spécialisée, celui de remettre en cause la puissance intraitable (avec les artistes, avec les consommateurs, avec les journalistes) des maisons de disques – comme s’en font l’écho tous les journaux rock, parmi les articles précédemment cités des Inrockuptibles et de Technikart, les éditoriaux de Libération 1153 et de Rock&Folk 1154 par leur refus de la primauté de la question économique sur l’artistique.

Notes
1139.

Abdi, Nidam, "Le Net va clarifier le disque", Libération, 27 octobre 2000, p46.

1140.

« ‘Produit, amortissement, prix, consommer la musique. Frapper un coup et contrôler les droits. Le couperet va tomber. II ne faut pas négliger que ce sont des équipes d'avocats, expressément mandatés pour nettoyer le marché du piratage, qui vont se lancer là-dessus. Le business défend son sang : le profit. II ne lâchera que lorsqu'il aura conscience d'en avoir terminé et le poids du châtiment sera alourdi de celui de la vengeance et de la volonté de faire un exemple. Chaque ordinateur, chaque modem, chaque paquet d'étiquette de CDR seront-ils taxés, pour renflouer les caisses ? Comment punir un pirate de 13 ans ? Qui paiera les cent mille francs d'amende ? Ses parents ?’ » Manœuvre, Philippe, Soligny, Jérôme, et Pittion, Florian Del Ysid, "Interview d’un ex-bootlegger", Rock&Folk 380, avril 1999, p56.

1141.

Gatel, Philippe et Essindi, Ivan, "La grande peur des majors", Technikart 31, avril 1999, p62-63.

1142.

« ‘Les attachés de presse, sous la pression du puissant lobby des chefs de produits, ont mis sur pied tout un arsenal dissuasif pour prévenir les éventuelles fuites sonores : écoutes collectives où cinq ou six journalistes se regardent dans le blanc des yeux enfermés dans une même pièce (idéal pour se faire un avis) ; session en solitaire dans le bureau de l'attaché de presse, les yeux rivés sur la touche « avance rapide » de la chaîne hi-fi, tout en écoutant d'un air distrait les 'commentaires aiguisés de notre hôte : « Ouais, écoute ce morceau, il est génial. Ça va être un truc énooorme ! » (l'avis d'un attaché de presse sur son produit, c'est un peu comme celui que le boucher porte sur sa viande). Mieux. Chez un certain label, on s'est même enorgueilli d'avoir trouvé un système de protection des plus ingénieux : le disque-gruyère, une opération qui consiste à tronçonner chaque chanson en plaçant des blancs toutes les trente secondes. Il fallait y penser... ». De telles opérations n’étant pas assurées des résultats (les « fuites » pouvant très bien avoir lieu en interne des maisons de disques).’ » (et suivants) Essindi, Ivan, "Poubelloscope, Marketing chien de garde", Technikart 46, octobre 2000, p86.

1143.

« ‘J'ai passé des heures sur le ouaibe sauvage à pomper des chansons, compiler et graver un CD, faire une pochette et obtenir au final un magnifique objet disponible pour sensiblement le même prix chez tous les disquaires de mon bled ! Autant faire du macramé.’ » Géant Vert, "Qui a peur du grand méchant MP3", Rock&Folk 385, septembre 1999, p30-31.

1144.

Conte, Christophe, "Un mirage brumeux", Les Inrockuptibles 267, 28 novembre 2000, p44-45.

1145.

Bouton, Rémi, "Ne jetons pas trop vite le disque aux oubliettes", Libération, 10 juin 2000, p54.

1146.

« ‘On se trompe peut-être, mais le rapport affectif et/ou érudit à la musique, le goût de la collection, l'attrait pour les pochettes et pour l'imaginaire qui s'y rattache, le respect de l’œuvre telle que l'a conçue son auteur, tout ça fait encore partie (et sans doute pour longtemps) des plaisirs dont on ne souhaite pas se dispenser’ ». Conte, Christophe, "Un mirage brumeux", Les Inrockuptibles 267, 28 novembre 2000, p44-45.

1147.

« ‘On s’accordera tous à voir en l'exploitation d’Internet l’apparition d’un nouveau support d’information et de divertissement. Mais dans cet univers virtuel, y a-t-il encore de la place pour l’objet ? Aujourd’hui, tout le monde est à peu prés d’accord là-dessus : Internet ne peut pas, pour l’instant, remplacer le livre, l’œuvre d’art ou le disque, dans la mesure où les rapports à l’objet sont intimement liés à la propriété privée, aux valeurs capitalistes qui ont imprégné l’évolution de nos sociétés modernes. Et celles-ci ne peuvent disparaître du jour au lendemain. Jouir, posséder, garder pour soi, sont les attributs essentiels qui caractérisent l’histoire de l’humanité, l’article 544 du Code Civil sur la propriété en étant l’illustration suprême. Un raisonnement que l'on retrouve même chez les pirates, où le culte de l'objet subsiste encore fortement : "on parle du net sans arrêt mais c’est impalpable. Et ça manque énormément, avoue un jeune pirate. On peut tout avoir avec le Web sauf posséder l’objet. on a l’info, mais on ne peut pas la matérialiser, la toucher. Même lorsqu’on grave un CD vierge, le rapport n'est pas le même : avoir ses morceaux préférés sur un disque bleu métallisé ne remplace pas l'original avec sa pochette et son livret."’ » (et suivants) Gatel, Philippe, "Possession, cette vieille valeur", Technikart 31, avril 1999, p66.

1148.

« ‘Si notre génération réagit ainsi, c'est parce qu'elle a connu les temps, bientôt anciens, où l'objet impliquait une histoire : qualité de fabrication, graphisme, anecdotes concernant le groupe qui remontent à la genèse de l’album. Mais qu'en sera-t-il des rejetons qui grandiront avec l’Internet comme principale source de connaissances, et qui consommeront de l’information et du loisir comme on court aujourd’hui acheter un big mac au mc do du coin ? le disque, une denrée bientôt périssable ? ’»

1149.

Bouton, Rémi, "Ne jetons pas trop vite le disque aux oubliettes", Libération, 10-11 juin 2000, p54

1150.

Conte, Christophe, "Un mirage brumeux", Les Inrockuptibles 267, 28 novembre 2000, p44-45.

Les faits en 2004 semblent donner tort à cet espoir : les artistes rock subissent comme les autres la crise du disque. Rappelons les chiffres de la SACEM (conférence de presse du 4 mai 2004) : baisse de 16 % des ventes de la variété internationale – catégorie où sont comptabilisés toutes les musiques rock anglo-saxonnes –, soit 3 % de baisse de plus que la variété française, sans parler du jazz qui, lui, augmente de 4 %. Ainsi les productions dénoncées (les stars de la chanson pour jeunes adolescentes) s’en sortent assez bien. L’exemple français de la réussite commerciale des disques de la Star Academy (des produits dérivés de la télé-réalité en quelque sorte) tend ainsi à démontrer que sont moins piratés les disques dont le principal intérêt réside dans l’acquisition d’une image, d’une ensemble médiatique, et non dans l’unique qualité musicale (ceci sans émettre de jugement artistique).

1151.

Hua, Lâm, "Y a ma boulangère qui hacke", Technikart 69, février 2003, p80-81.

1152.

Nous pourrions objecter que la logique n’est pas poussée jusqu’à son terme : si seul le rock vend, il devient la musique populaire, donc la musique piratée. Ce serait oublier que le rock repose sur une demande de renouvellement constant de ses artistes (puisqu’une fois que ceux-ci vendent ils deviennent des « vendus ») qui peut se satisfaire d’une telle situation.

1153.

« ‘Dénoncer les "pirates" du Net et en appeler aux gendarmes a peu de chances d'être efficace quand les "pirates" sont déjà des millions à voguer sur les océans, difficilement contrôlables, de l’espace électronique. Et en appeler à la morale au nom de la protection de la création artistique risque d'être vain quand ceux qui s'indignent n'ont jamais, qu'on sache, donné la priorité au rayonnement culturel en mettant la musique à la portée de tous et en donnant carte blanche aux créateurs. Il va falloir changer parole et musique…’ » Sabatier, Patrick, "La chanson des pirates", Libération, 3 juin 2000, p3.

1154.

« ‘Le piratage est hors-la-loi, c'est sûr, comme est certain que l'art existe avant qu'on ne l'achète. L'artiste a ses fans. Le reste n'est qu'intermédiaire’. » Manœuvre, Philippe, Soligny, Jérôme et Pittion, Florian Del Ysid, "Interview d’un ex-bootlegger", Rock&Folk 380, avril 1999, p56.