L’identité rock se définit a posteriori

L’augmentation spectaculaire de l’offre proposée au consommateur (pour l’année 1996, le journal professionnel américain Billboard recense 2000 nouveaux albums de type rock indé alors que l’année 1991 n’en compte que 400 1155 ) conduit à un éparpillement du public qui limite les possibilités de ventes spectaculaires par conséquent la reconnaissance médiatique d’un phénomène rock fédérateur. Ce surnombre marque la quasi impossibilité pour une œuvre donnée de signifier autre chose que l’existence d’un nouveau produit consommable, d’une pluralité de voix qui ne peuvent espérer rassembler comme a pu faire le rock à ses origines. Les disques sortis à l’époque de la contre-culture étaient supposés être capables de changer la vie de leurs auditeurs, leur faire prendre conscience qu’ils pouvaient former une force sociale : acheter un disque des Rolling Stones pouvait relever du signe d’une appartenance à une classe sociale nouvelle, la jeunesse. La marge existait symboliquement.

Un observateur extérieur pourrait envisager la présence du rock dans la plupart des champs culturels des années 1990 comme une victoire de ses préceptes, de cette marge. La presse spécialisée ne partage pas cet enthousiasme : si le rock est partout, disponible sous forme de disque, mais aussi de film, de livre ou d’émission radio ou télédiffusée 1156 , c’est qu’il est devenu un produit de consommation courante, loin de ses ambitions originelles de fer de lance d’une rébellion de la jeunesse face à la société de consommation. Pourrait-il en être autrement dans un monde culturel où les frontières entre underground et populaire s’effacent, où « ‘Céline Dion’ ‘ et Marilyn Manson’ ‘, ou Trent Reznor et Mariah Carey sont aujourd'hui indissociables les uns des autres’ » 1157 parce qu’appartenant tous à une même industrie du divertissement, capable d’annihiler tout potentiel subversif par sa récupération commerciale ? Puisque l’identité de l’underground est remise en cause du fait de sa récupération immédiate par la société de consommation et de sa présentation au grand public 1158 , ses membres vont chercher une nouvelle position culturelle : là où l’underground classique se définissait par une opposition au système marchand, sa nouvelle compréhension préfère chercher une nouvelle position vis-à-vis du système, vivre avec sans en être, « ‘se poser à distance, ni pour ni contre, ailleurs ’» 1159 .

Le seul achat de l’œuvre culturelle ne paraît plus aujourd’hui suffisant pour affirmer une identité, puisque les techniques commerciales semblent capables de rendre grand public ce qui auparavant aurait été considéré comme underground, de vendre par milliers d’exemplaires des œuvres cultes (alors que par définition elles sont partagées par un petit comité) : ces notions d’underground et de culte sont devenus des étiquettes commerciales, comme le sont celles de rock et de rebelle. En réaction, le public spécialisé peut très bien désormais assumer acheter de la musique de grande consommation, puisque celle-ci n’est plus différente culturellement d’un rock qui a perdu sa valeur rebelle. Ce n’est plus la valeur annoncée de l’objet qui fait son identité culturelle, mais son appropriation par l’individu. L’identité de l’objet n’est plus définie a priori (telle œuvre est commerciale, telle autre est rock), mais prend forme avec l’utilisation que lui impose le consommateur (pure jouissance inconséquente de l’instant ou aide à la construction de valeurs). Redécouvrant les interprétations de Michel de Certeau, la culture rock admet la supériorité productive du consommateur vis-à-vis de l’objet culturel : c’est le public, l’amateur, qui instaure la qualité d’une œuvre, la définit comme rock ou non rock, pouvant pour cela détourner le rôle que lui avait prévu l’industrie culturelle. Même si cela ne règle en rien le rapport de force pouvant exister entre l’industrie et l’individu, et ne remet donc pas en cause la nécessité d’étudier le discours produit par l’industrie culturelle, la réception prend le pas sur la production de sens d’un milieu rock qui a connu au cours des années 90 une complète remise en cause de ses critères qualitatifs et de ses frontières, comme l’explicite cette chronique du critique d’art et écrivain Nicolas Bourriaud publiée dans Technikart 1160  :

‘Les formes artistiques et musicales de toutes les époques, et du monde entier, sont infiniment disponibles. Des nuées de produits culturels s'entrechoquent et prolifèrent dans le supermarché mondial. Les frontières entre underground et mainstream s'effacent. (…) On qualifie d'éclectique un goût peu sûr ou dénué de critères, un ensemble de choix culturels que ne fonde aucune vision cohérente. Mais sa réputation honteuse était liée à une idée agonisante, celle d'un individu identifiable par ses choix culturels: je serais supposé être ce que je lis, ce que j'écoute, ce que je regarde; je devrais être situable sur l'échelle des valeurs culturelles (haut/bas, plouc/branché). (…) La culture de la diffusion et de l'érudition, initiée par l'invention de l'imprimerie, s'est achevée. L’ère de l'information nous fait entrer dans une culture de la navigation, fondée sur notre capacité à inventer des trajectoires parmi les objets culturels (des programmations) et sur le brouillage des frontières entre production et consommation de culture. Les nouvelles attitudes ne se fondent plus sur la détention d'informations désormais accessibles à tous, mais sur l'utilisation de ces informations. Hier encore, on pouvait écouter tel groupe ou lire tel écrivain dans un but identitaire: c'est désormais l'usage qu'on fait de ce que l'on consomme (notre mode d'habitation de la culture) qui devient un facteur discriminant. Comment habites-tu les formes ? Comment te sers-tu des œuvres ? Comment joues-tu les objets culturels ? La vraie ligne de démarcation ne sépare pas la culture pop et la culture savante, elle oppose les tenants d'une culture de l'activité et ceux qui se soumettent passivement aux genres et aux catégories qui constituent notre héritage. Les auteurs et les artistes importants d'aujourd'hui sont des individus qui n'adhèrent pas aux catégories culturelles, mais qui y propagent des lignes de fracture. Il faut devenir des sémionautes: des inventeurs de parcours, des producteurs de liens entre les signes.’

Le passage du rock du statut de médiation idéologique au simple produit industriel a des conséquences concrètes. Si le rock n’est qu’un produit à consommer, à acheter, le consommateur cherche à le payer le moins cher possible, jusqu’à accepter l’idée de gratuité de la musique si les progrès techniques (qui ont un coût pour lui) le permettent. La presse se trouve ainsi dans une position paradoxale : elle est désormais du côté d’une industrie qu’elle a toujours décriée, parce que (pour l’instant) c’est aussi le côté des artistes. Tel en est du moins l’argument avancé, mais cette position s’explique aussi par le fait que l’industrie est garante de la survie économique de tout le milieu musical, presse y comprise. Refusant la logique répressive des maisons de disques, la presse cherche à donner une dimension éthique, active, à la consommation du rock (alors que la dernière marque de l’activité rock semble être dans les pratiques de réussir à passer outre l’acte d’achat de musique). La nouvelle liberté de l’amateur (économique grâce aux nouvelles possibilités technologiques, mais aussi esthétique puisque le bon goût n’est plus une frontière indépassable) doit le pousser à l’activité (par l’éthique et par le sens donné aux œuvres) au sein d’un monde musical soumis aux exigences commerciales.

Notes
1155.

cité par Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 355, mars 1997, p9.

1156.

Madonna en 1992 lance par exemple en même temps un disque, un livre et un film. Romance, Laurence, "La Madonna-machine à l’assaut de Paris", Libération, 12 octobre 1992, p2.

1157.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 390, février 2000, p3.

1158.

L’ancien chef de file alternatif Nine Inch Nails éprouve ainsi des difficultés à effectuer son retour discographique en 1999 du fait que tous ses « trucs » « ‘sont devenus un style qui a envahi jeux vidéo et dessins-animés’ ». Pittion, Florian, "Nine Inch Nails, les metallos tiendront", Rock&Folk 386, octobre 1999, p50-52.

1159.

Technikart parle d’"offshore" pour définir cette nouvelle compréhension de l’underground. Cf. Nassif, Philippe, "La nouvelle pop attitude", Technikart 46, octobre 2000, p89-103. Article reproduit en annexe (document 13).

1160.

Bourriaud, Nicolas, "Petit manifeste sémionaute", Technikart 47, novembre 2000, p34.