Conclusion

La presse rock est un produit de la contre-culture des années 60-70 dont le but premier était de donner du sens (social, politique, idéologique) à la musique. La définition du rock était alors articulée autour de son rôle de média de la rébellion de la jeunesse, et même si l’utopie révolutionnaire de la pop n’a pas résisté aux années 70, cette identification est restée la clé principale du discours spécialisé.

Le problème qui se pose aux journalistes des années 90 est que le rock donne des signes de plus en plus évidents de l’inadéquation de cette médiation avec la réalité contemporaine. Ne serait-ce que dans son rôle de média privilégié de la jeunesse : non seulement la musique a perdu sa suprématie au profit d’autres loisirs 1161 , mais en plus les baby-boomers, aidés par les services marketing des industries musicales, engagent la jeunesse dans une représentation nostalgique. On assiste en effet au cours des années 90 à la médiatisation non plus du rock mais de son historiographie : les films, livres, émissions télévisées ou radiophoniques parlent plus du rock pour célébrer son passé que pour s’intéresser à son présent. D’ailleurs, que peut proposer ce présent, lorsque le groupe préféré des campus américains (donc du public étudiant, public clé selon la tradition contre-culturelle) est Phish, dont la réputation s’est bâtie autour de concertes où ils interprètent intégralement les grands albums mythiques du rock (Beatles, Who, etc.) ?

Le rock des années 90 paraît s’enfermer dans une impasse nostalgique, une célébration du passé qui ne peut être que morbide. En ce sens, c’est une nouvelle ère qui démarre au début du 21e siècle : l’ancien Beatles George Harrison est en effet la première rock-star à mourir naturellement de vieillesse 1162 . Une définition nostalgique du rock le condamne ainsi à mourir avec ses artistes et ses fans vieillissants, et instaure l’inadéquation de la médiation originelle avec la forme actuelle du rock.

Le caractère rebelle de cette musique paraît tout aussi illusoire. A l’époque de la contre-culture créatrice de cette médiation, les amateurs de musique rock pensaient pouvoir se servir des rouages de la société de consommation pour en subvertir le fonctionnement et proposer une autre façon de vivre. La naïveté de tels espoirs a depuis été démontré, ne serait-ce que par l’exemple concret des générations précédentes qui ont fini par rejoindre l’ordre social et politique. Les années 90 sont ainsi confrontées à cette difficulté majeure : leur connaissance de l’histoire, qui les empêche certes de reproduire les mêmes erreurs mais aussi de connaître l’espoir qui caractérisait les générations de la contre-culture. Ainsi le premier mouvement original des années 90 est-il le grunge, média de l’attitude dépressive et nihiliste des enfants des hippies. Pour la presse, ce rejet mou des revendications finit de transformer le rock en un ‘«’ ‘ idiome ayant perdu de sa pertinence en termes d'enjeux sociologiques, pour devenir pur objet de marketing, une industrie aussi déconnectée du réel que le cinéma hollywoodien ’ ‘»’ ‘ 1163 ’.

Les années 90 se distinguent en effet aussi par la reconnaissance médiatique du déterminisme économique du rock, lequel a pourtant toujours existé mais a longtemps été nié. Les journalistes révèlent ainsi de plus en plus fréquemment la présence de l’industrie musicale derrière toute forme rock, que ce soit la production d’un disque, sa promotion, l’identité des artistes 1164 ou l’indépendance même de leurs écrits 1165 . Cette reconnaissance du caractère financier remplace médiatiquement les autres dimensions du rock. Les artistes sont devenus des marques 1166 , les grandes questions se résolvent sur le terrain économique 1167 … Le futur de la musique n’est plus social ou politique, mais financier. Les angoisses liées au piratage et aux nouvelles technologies ont remplacé celles sur l’évolution musicale.

Je pourrais alors énumérer les pistes futures de cette industrie, la primauté donnée au spectacle vivant plutôt qu’à un objet-disque facilement reproductible 1168 , ou alors le changement du support 1169 . Mais il me paraît plus important de relever que, paradoxalement, cet aveu des déterminations économiques du rock fait gagner la musique en visibilité : le fait qu’elle soit régie par la logique économique marque les limites des interprétations contre-culturelles, de sa quête de la médiation rock/rébellion de la jeunesse.

Libérée de cette contrainte sociologisante, la musique peut être approchée pour ses seules qualités esthétiques. C’est le sens que lui donnent les amateurs de techno, qui revendiquent leur rapport à elle par la seule recherche du plaisir. S’il fallait trouvait une médiation de la jeunesse dans le rock actuel, elle serait donc ni celle d’un désir révolutionnaire (historiquement révolu), ni celle du nihilisme du début de la décennie (trop enfermé dans la culpabilité de l’échec révolutionnaire hérité des générations précédentes) mais celle d’un désir de jouissance de l’instant malgré (ou en raison de) la noirceur du contexte socio-économique. Les années 90 ont ainsi su évoluer de Nirvana à Daft Punk, du désespoir (lié à la culpabilité de l’échec du rock à changer le monde) à la jouissance (liée à l’acceptation de la dureté d’un monde au sein duquel il est possible de se créer des espaces restreints de liberté) : les données sont les mêmes, mais leur utilisation a changé 1170 . Que cette jouissance se produise au sein ou en marge de la société, avec l’accord intéressé des autorités politiques et économiques qui en tirent tranquillité ou profit, n’est plus disqualifiant : la jeunesse actuelle est consciente de son impuissance globale face au système marchand 1171 et accepte de vivre avec. Son rayon d’action étant limité à son seul cercle intime, c’est donc au sein de celui-ci (qu’elle construit par une consommation active, un détournement des possibilités offertes par la société) qu’elle se retrouve dans le seul but de sa jouissance 1172 . Elle ne se focalise plus sur un objectif aux ambitions aussi démesurées que celles de la contre-culture.

Le rock assume enfin sa futilité, il ne prétend plus répondre aux exigences d’une contre-culture mais se contente d’être une sous-culture – ce qui ne remet pas en cause son intelligence, un objet rock se définissant surtout par son érudition en la matière. S’il peut encore prétendre servir de source d’identification aux individus, il ne le fait plus au niveau social, politique, mais esthétique : le rock se confond alors avec un nouveau dandysme au sein d’une culture de masse dont il est partie intégrante.

La médiation originelle rock/rébellion de la jeunesse a toutefois eu un effet positif pour la presse des années 90. Sa recherche l’a en effet conduite à s’ouvrir musicalement à toute forme culturelle qui lui semblait pouvoir remplir ce contrat. Elle a ainsi cherché l’identité du rock dans des films, des livres, mais aussi dans des sous-genres musicaux opposés à la définition classique du rock (rap, techno), tant que ceux-ci lui permettaient de retrouver son équation d’origine. Cette quête lui a permis non seulement de prendre conscience qu’une telle médiation est historiquement déterminée (la jeunesse d’aujourd’hui ne peut pas répondre au modèle de celle d’hier, puisque le contexte socio-économique a changé et qu’il interdit la naïveté d’alors), mais l’a surtout obligé à remettre en cause ses a priori esthétiques.

Car lorsque l’une de ces formes a semblé répondre aux critères sociologiques demandés par la presse spécialisée (la techno paraissait effectivement être la musique de la rébellion de la jeunesse), elle ne répondait pas à ses critères esthétiques : il a alors fallu à la critique faire preuve d’adaptation, d’ouverture théorique pour pouvoir intégrer cette forme musicale à sa définition du rock. C’est ainsi en cherchant une chimère du passé que le rock a trouvé sa définition au présent.

Grâce à la reconnaissance esthétique de la techno (imposée par sa reconnaissance sociologique), le rock a désormais le droit de partir dans tous les sens, il n’est plus limité par le respect d’un idiome musical strict ni même soumis à des impératifs d’innovation liés au complexe avant-gardiste. Il est entré dans sa phase postmoderne, au sein de laquelle les citations et références ne sont plus des freins à la créativité mais, sur l’exemple des samples rap et techno, sa matière première même. Le bon et le mauvais goût, l’élitiste et le populaire sont désormais capables de dialoguer, ainsi que le relèvent les sociologues 1173  : un même individu peut tout à fait se partager entre pratiques culturelles légitimes et illégitimes, prendre autant de plaisir à l’un qu’à l’autre.

Ce phénomène était déjà apparu aux lecteurs de la presse rock, qui y furent confrontés avec la mise en couverture par tous les titres étudiés ici 1174 du second disque de Daft Punk, Discovery. Le groupe y mélange toutes ses influences, sans être retenu par leurs légitimités particulières. L’histoire musicale est connue, mais ses dates et ses hiérarchies sont oubliées : un extrait des Rolling Stones peut bien valoir un extrait de générique télévisé, si le plaisir ressenti à son écoute est égal. Daft Punk ose une pratique décomplexée du rock loin des limites historicisantes. Là est la nouvelle identité musicale du rock conséquente aux années 90. La fin de la décennie marque aussi la fin du purisme, du sectarisme rock et du bon goût : son postmodernisme est mis en pratique devant l’ensemble des amateurs. Tout est désormais possible 1175 , ainsi que le propose la réception d’un tel disque :

‘La nostalgie est ici une imprévisible matière première, une madeleine de Proust à la composition on ne peut plus douteuse - et pourtant ça marche, notre sensibilité est harponnée, à notre corps défendant. On se souvient avec horreur que, gamins, les anciens nous toisaient avec mépris lorsqu'on piochait dans ces sixties qu'ils avaient si intimement vécues pour en déterrer avec la même jubilation et le même amour les Stooges et les Monkees, le Velvet et Donovan, le sublime et le dérisoire.
On ne s'offusquera donc pas si Daft Punk remonte de son enfance des souvenirs eux aussi livrés sans hiérarchie, refusant de séparer le noble du quelconque, les Buggles de New Order, Eno de Supertramp. Merde, après tout : on ne se bat pas, depuis qu'on achète des disques, contre le bon goût officiel pour s'en faire aujourd'hui l'avocat véreux.
Issu d'une génération qui n'a pas connu la guerre (entre le punk et le disco, le soft-rock et la new-wave) 1176 , Daft Punk peut ainsi, aujourd'hui, exiger le beurre, l'argent du beurre et le cul de la fermière. Soit l'intransigeance et l'attitude du punk, le goût de la fête du disco, la métronomie et la mélancolie de la new-wave et la grandiloquence du soft-rock. 1177
Notes
1161.

« ‘La musique (rock, techno, hip hop...) ne génère plus la même ferveur qu'elle a pu déchaîner entre les années 50 et 90. Si elle reste synonyme de jeunesse (passé 25 ans on se tourne vers te jardinage), elle se voit désormais sérieusement concurrencée par d'autres domaines (Sega, Nike et Spray remplacent les Beatles’ ‘ et Nirvana’ ‘) plus ludiques ou plus subversifs, plus tribaux ou plus unificateurs’. » Sabatier, Benoît, "Le révélateur, Qui s’intéresse encore à la musique ? ", Technikart 44, juillet 2000, p8.

1162.

Haddad, Léonard, "Au revoir à jamais", Technikart Hors-Série 8, janvier 2003, p22-23.

1163.

Dahan, Eric, "Du Rock Et Des Lettres", Libération, 1e Janvier 1994, p22.

1164.

A propos d’artistes aux prétentions « rebelles » comme Rage Against The Machine, le journaliste rock peut ainsi « ‘se demander ce qu'un groupe pareil fout dans une multinationale, ben oui, c'est là que le bât blessera toujours. "Attendez pour la révolution, les gars, monsieur Akimo Marita [PDG de Sony] est en train de vous la lyophiliser, elle sera disponible en emballage surgelé chez Carrefour dès le 8 décembre"’ » Manœuvre Philippe, "1994 de Kurt… à Courtney ! ", Rock&Folk 329, janvier 1995, p48-57.

1165.

Outre les pressions budgétaires de la part des maisons de disques, dont les campagnes publicitaires sont les principales sources financières de la presse rock, les journalistes spécialisés connaissent « ‘l'impossibilité de critiquer un livre (un disque, un pouvoir, un système politique) sans penser et souffrir en même temps de la vanité de l'opération, de son échec programmé, de son inutilité crasse.’ » Car toute critique, même négative, garantit le fonctionnement du système culturel capitaliste : « ‘Les attachés de presse savent très bien qu'il vaut mieux parler d'un livre ou d'un film en mal que de ne pas en parler du tout’. » Cf. Poncet, Emmanuel, "Stop la critique ? ", Technikart 71, avril 2003, p59.

1166.

« ‘Aujourd’hui, on achète du Pink Floyd’ ‘ ou du Stones’ ‘ ou du Dire Straits’ ‘ comme on achète du Coca-Cola, des Lévis ou des Rayban : parce que ces groupes dinosaures sont devenus des marques, identifiées par tous, qu’on consomme sur toute la planète pour leur renommée et leur fiabilité, acquises à la longue, comme une prime à la persévérance’ ». Bigot, Yves, "Les sixties, toujours au top des top", Libération, 13 août 1994, p4-5.

1167.

Ainsi que s’amuse à le relever un lecteur : « ‘D’un point de vue strictement économique, vu de la Fnac Lyon, le débat Stones’ ‘/Beatles’ ‘ tourne à l'avantage des Beatles dont tous les CD sont à 151 francs (bonjour la marge), les Stones variant de 96 à 139 francs.’ » Courrier des lecteurs, "Combien ça coûte ? ", Rock&Folk 387, novembre 1999, p8.

1168.

les ventes de disques ne voulant plus rien dire du fait de l’impossibilité de chiffrer correctement les pertes dues au piratage, le succès sera lisible lors de la fréquentation des concerts, ce qui fut annoncé dans les années 90 par le triomphe des vieux groupes tels les Rolling Stones qui sont vus par des milliers de gens et qui peinent à vendre leurs disques.

1169.

Téléchargement via Internet, alliage du son et de l’image…

1170.

Cf. Nassif, Philippe, "Naissance d’une génération", Technikart Hors-Série 1, janvier 1999, p8-9.

1171.

Si le rock assume son industrialisation, c’est avec un reste de culpabilité, de raccourcis assimilant l’économie au compromis. Le commerce a toujours été l’ennemi, le symbole du système contre lequel il s’est défini : le piratage musical peut alors apparaître à certains amateurs comme un acte symbolique de leur insoumission à la logique économique.

1172.

Ce que l’on pourrait interpréter comme le fondement d’une rébellion à l’égard d’un système socio-économique où l’on n’est estimé qu’en fonction de sa productivité. Mais ici encore, l’exemple de l’échec des tentatives précédentes d’instaurer une analyse socio-politique d’un phénomène culturel impose le rejet de toute nouvelle tentative – combien ont été déçus du rock parce qu’il était présenté comme les prémisses d’une nouvelle civilisation par les chercheurs…

1173.

Et que Les Inrockuptibles expliquent à leur lecteur en s’entretenant avec Bernard Lahire (La culture des individus, Paris, La Découverte, 2004.). Bourmeau, Sylvain, "Tous des zappeurs", Les Inrockuptibles 428, 11 février 2004, p56-61.

1174.

Ce que l’on peut interpréter aussi, hors de toute considération esthétique, comme une soumission globale de la presse spécialisée aux exigences de l’industrie du disque qui fondait de gros espoirs sur le disque (lequel fut un relatif échec commercial : un peu plus de deux millions d’exemplaires, résultat à peine supérieur à Homework, leur premier disque…).

1175.

Ainsi un retour actuel au rock dans sa forme la plus classique du genre avec les White Stripes, les Strokes, etc., dont la familiarité des sonorités n’est plus disqualifiante grâce à l’acceptation postmoderne des références.

1176.

Propos corroborés par ceux d’un des membres du groupe, Thomas Bangalter : « ‘Nous faisons partie d'une génération qui n'a pas eu à faire de choix entre le punk et le disco. On n'a pas le même vécu que nos aînés, qui ne pouvaient pas aimer avec la même passion Abba’ ‘ et Jam, Supertramp et les Sex Pistols’ ‘... Ces contradictions n'existent pas pour nous. De tous ces groupes, nous n'avons gardé que la musique et pas le contexte, pas ce qu'ils pouvaient alors représenter’. »

1177.

Beauvallet, JD, "Robopop", Les Inrockuptibles 278, 20 février 2001, p32-39.