Annexes

Document 1 : Présentation générale du rock.

Article « POP MUSIC » provenant de la version CD-Rom de l’Encyclopaedia Universalis.

© 1998 Encyclopædia Universalis France S.A.

L’expression pop music  fut employée à l’origine, aux États-Unis, pour désigner l’ensemble des musiques populaires (pop  étant l’abréviation de popular ), c’est-à-dire toutes les musiques dites «de variété». Peu à peu, surtout en Europe, son sens devint plus restreint et fut employé seulement à propos d’une musique simple, dérivée du jazz par l’intermédiaire du rock and roll.  On y trouve, notamment, l’une des caractéristiques de la musique de jazz qui est l’existence d’un ostinato rythmique par battements réguliers (beat ). Il serait pourtant trop simple de dire que la pop music n’est qu’un jazz dégradé. On y trouve, en effet, de nombreux caractères originaux: technique particulière de la répétition mélodique ou harmonique, accords simples évoluant parfois par mouvement parallèle, recherche de timbres nouveaux par divers procédés électroniques, amplification de certains instruments dont la sonorité normale est peu bruyante. À travers de multiples chansons ou airs à danser dont l’invention est originale (quoique toujours fondée sur l’utilisation d’une écriture musicale simple et empruntée à des styles plus anciens), on découvre trop souvent des emprunts évidents, des arrangements douteux. Si l’apport strictement musical de la pop music peut être jugé de faible importance, la pop music, par le succès qu’elle remporte auprès des couches les plus variées des sociétés les plus différentes, par sa puissance d’évocation et d’incantation, est l’un des phénomènes culturels de notre époque.
Au cours des années cinquante, un nouveau marché, celui des «petites bourses», s’ouvrit à l’industrie sonore. D’où une nouvelle musique, le rock and roll. Depuis lors, la pop music, diffusée dans le monde, est devenue un secteur de l’industrie. La campagne publicitaire d’un disque n’a rien à envier à celle d’un quelconque produit d’entretien. La pop music, en tant que phénomène musical, est éclipsée par le phénomène social qu’elle engendre (par exemple, festivals, incidences anecdotiques, telles que les groupies , ces jeunes filles qui évoluent dans l’entourage exclusif des pop stars ). Elle est devenue le signe distinctif de la jeunesse, que celle-ci en soit consciente ou non. Le schéma simpliste d’une société où s’affrontent les jeunes et les vieux reste le moins dangereux pour le capitalisme international. Aussi est-il nécessaire de poser le postulat suivant: la pop music n’est pas la musique de la jeunesse, mais la musique pour la jeunesse.

L’époque du rock and roll

Le rock and roll apparaît en 1956. Déjà Hollywood décline, l’âge d’or du star system  est révolu. Le nouveau mal du siècle, la «fureur de vivre», a immolé sa dernière victime, James Dean. Le mythe du western est en perte de vitesse et fait place à celui, préfabriqué, des idoles du rock. L’ascension du «roi» Elvis Presley commence. Il devient le Frank Sinatra de cette génération.

La chanson de variété des années quarante subit la rigueur du maccarthysme. Dénuée d’émotion, son domaine de prédilection est le fond sonore des magasins à grande surface. La forme du jazz accessible au grand public reste le cool , équivalent un peu plus sophistiqué de ce que sont les variétés pour les classes moyennes. La bourgeoisie s’est emparée avec le hard bop  du jazz d’avant-garde. Le ghetto du jazz se referme. Le prolétariat américain a besoin d’une musique plus chaleureuse. La population noire – et, en fait, l’Amérique blanche tout entière – la trouve avec l’expression citadine du blues contemporain: le rhythm and blues.  L’aboutissement de cette tendance est le rock and roll, commercialisation évidente du blues. Le rock and roll n’emprunte rien à la culture de la bourgeoisie. Au contraire, son intérêt réside dans le fait qu’il s’agit d’une musique destinée aux couches les moins cultivées; sa simplicité, sa spontanéité émotionnelle revalorisent une musique populaire depuis trop longtemps aseptisée. Le rock and roll est la première manifestation de l’«anticulture».

Le rock and roll ne se présente pas comme un mouvement musical cohérent. Ses racines sont diverses et nombreuses, mais toutes sont populaires: le rhythm and blues , le country and western , le folk song , le blues. La frontière entre les formes originales et le rock and roll n’est pas très nette. Des chanteurs ont contribué à resserrer ce lien: pour le rhythm and blues, Elmore James, Chuck Berry ou Joe Turner; pour les variétés, Louis Jordan et Johnny Ray. Les premiers airs de rock and roll recensés proviennent d’un quartier de New York encore plus pauvre que Harlem, celui des Portoricains; les paroles sont en espagnol. La première opération d’envergure révèle le chef d’orchestre et chanteur Bill Haley: son Rock Around the Clock  (bande originale du film Blackboard Jungle  de Richard Brooks, où l’on assistait à la lutte du bien et du mal sous la forme d’un professeur aux prises avec des jeunes dévoyés dans une école de faubourg) devient l’hymne d’une jeunesse qui se pare de blousons de cuir noir. L’Amérique des moins de vingt ans écoute le show  radiophonique d’Alan Freed «Rock and Roll Party»; elle attend celui qui répondra à toutes ses aspirations.

Camionneur à Memphis dans le Tennessee, Presley, en bon fils, dédie à sa mère son premier disque. Il signe un contrat d’exclusivité avec une petite marque spécialisée dans le country and western: Sun. Son quatrième disque, Hound Dog , détrône le sirupeux Whatever Will Be, Will Be  (du film d’Alfred Hitchcock L’Homme qui en savait trop ). Le rock and roll est définitivement consacré comme genre musical. De vieux blues chantés par une voix noire à la peau blanche constituent un mélange qui peut satisfaire le plus large public sans le choquer. Mais surprendre peut être un atout supplémentaire: Presley y parviendra en faisant du rock and roll l’image du mal (evil ). La musique ne suffit plus au trust Presley, désormais dirigé par un homme d’affaires, le colonel Parker. Presley s’installe dans les studios d’Hollywood: il y tourne une trentaine de films, généralement de mauvaise qualité, mais que sa présence valorise sur le plan commercial; seuls Love Me Tender , Loving You , King Creole , Jailhouse Rock , Love in Las Vegas  peuvent être sauvés. Le dieu se montre, les jeunes veulent lui ressembler; un phénomène d’osmose s’opère entre le multimillionnaire friand de gloire et ses fans  (terme créé pour la circonstance) avides de symboles. À Hollywood, les clous sur la chaussée sont en forme d’étoile, beaucoup d’autres ont rêvé de les traverser à sa place, personne n’y a réussi. Le rock and roll est resté synonyme d’Elvis Presley.

Les concurrents de Presley entrèrent eux aussi dans la légende, mais pour la plupart d’une façon malheureuse. Buddy Holly, le créateur de Peggy Sue , fut la principale source d’inspiration de la «période Liverpool» du rock and roll anglais. La qualité de ses mélodies et de ses arrangements permet de supposer qu’il serait parvenu au premier plan s’il n’avait trouvé la mort lors d’un accident d’avion en 1959. Vêtu de cuir noir, Eddie Cochran chantait Summertime Blues.  Il poussait encore plus loin que Presley l’arrogance sexuelle de ses prestations scéniques. Il mourut dans un accident de voiture en 1960. Gene Vincent (Be Bop A Lula ), Jerry Lee Lewis (Whole Lotta Shakin’ Goin’ On ) témoignent parmi d’autres de l’étonnante richesse créatrice de cette époque. Bien qu’ils soient à l’origine du rock and roll, très peu de chanteurs noirs ont profité de son succès. Pourtant, Little Richard (Tutti Frutti ) ravit la vedette à Cochran dans la comédie musicale de Frank Tashlin: La Blonde et Moi. 

Deux de ses représentants morts, Presley au service national, le rock and roll stagne. Des substituts (Bobby Vee, Rick Nelson) cherchent à se faire une place au soleil, mais se contentent de plagier les grands absents. Le renouveau, par manière de riposte, se prépare outre-Atlantique, en Angleterre.

La pop music, phénomène musical et phénomène social

Le terme de pop music, dans son usage européen, est impropre puisque, aux États-Unis, il s’applique à l’ensemble de la musique de variété; en Europe, il remplace celui de rock music.  On considérera ici que le rock and roll désigne la forme première de la pop music.

En 1963, le rock and roll semble oublié: les recettes diminuent, une métamorphose s’opère. Non seulement l’étiquette est rénovée, mais aussi la présentation, le chanteur solo faisant place au groupe de chanteurs-musiciens. La rentabilité de l’opération ne se limite pas à une réussite publicitaire, le prix de revient baisse sensiblement. Auparavant, des musiciens accompagnaient le chanteur et recevaient immédiatement leur cachet. La nouvelle formule est d’intéresser le groupe à sa réussite; les compagnies limitent ainsi au minimum leurs risques financiers, et la plupart des marques possèdent leur propre studio d’enregistrement. Les paroles subissent une mutation: l’inspiration des compositeurs s’écarte des problèmes sentimentaux, des onomatopées, pour aborder le quotidien, voire devenir moralisatrice. Une ère nouvelle s’annonce.

La période anglaise

Liverpool injecte un sang neuf au rock and roll. La jeunesse ne s’y trompe pas: il est plus agréable de gratter la guitare dans un des nombreux petits clubs des bords de la Mersey que de travailler sur les docks. Les Beatles donnent à la Grande-Bretagne l’occasion de prendre une revanche sur son ancienne colonie: en 1965, leurs chansons occupent huit des dix premières places des classements américains; leur leader, John Lennon, compare la popularité du groupe à celle de Jésus-Christ; la reine Élisabeth II les décore. Outre leurs préoccupations musicales, les Beatles s’essayent au commerce, fondent leur propre maison de production (Apple), achètent plusieurs usines de boîtes de conserves en Allemagne de l’Ouest. La «beatlemania» rapporte gros. Comme pour Presley, l’artisanat créé autour du fait musical s’amplifie. Une mode vestimentaire nouvelle se dessine (Mary Quant lance la minijupe). Des magasins «pop» réservés aux jeunes ouvrent leurs portes un peu partout dans Londres. Les Beatles à leur tour font du cinéma. Ils ont compris la leçon donnée par les États-Unis et s’adjoignent un metteur en scène, Richard Lester, qui, le temps de tourner deux films (A Hard Day’s Night , Help ), devient le cinquième Beatle. L’apport des Beatles à la musique est considérable: des chansons telles que Nowhere Man  (1966), Eleanor Rigby  (1966), Strawberry Fields forever  (1967), I Am the Walrus  (1967), Revolution  (1968), Let It Be  (1970) sont des classiques du genre.

En 1964, des petits clubs fourmillent dans le Grand Londres. Les Rolling Stones se présentent comme un groupe de rhythm and blues. Plus américains que les Américains eux-mêmes, ils vont, sur la trace des Beatles, conquérir le marché mondial. Carol  (1964), Little Red Rooster  (1965), Satisfaction  (1965), Paint It Black  (1966), Let’s Spend the Night Together  (1967), Street Fighting Man  (1969), Gimme Shelter  (1970), Brown Sugar  (1971) marquent les étapes de leur gloire. Ils reprennent à leur compte le thème du mal en le poussant à son extrême: leur chanteur Mick Jagger chante «Je suis le diable» (Sympathy for the Devil ). Contrairement aux Beatles, les Rolling Stones ne sont pas issus du milieu ouvrier; ces combattants de rues (Street Fighting Man ) s’installent sur la Riviera française. N’était-ce pas le vieux rêve des lords anglais très fin de siècle?

Sous l’influence du pop art, un groupe de la région londonienne redécouvre et illustre le mot «pop». Vêtus de vestes taillées dans l’Union Jack, les Who inventent la guitare pop (où certaines cordes sonnent toujours à vide). Ils se localisent «géographiquement» dans le mouvement musical: les Who sont «The Best Shepherd’s Bush Rock Band» (Shepherd Bush est un quartier pauvre à l’ouest de Londres). Chacun de leurs passages sur scène sombre dans la plus totale démence, les guitares sont brisées, les amplificateurs démantelés; les Who tournent en dérision leur propre musique. Ils créent en 1969 un opéra rock: Tommy.  La gageure était de le jouer sur la scène des opéras; ils y réussissent. Cet opéra, que certains tiennent pour l’œuvre maîtresse de la pop music, ne fait aucun emprunt à une autre école musicale: Tommy  est du rock and roll pur.

La pop music américaine

Le public noir américain ne se sent pas concerné par l’agitation pop. Il réclame sa propre musique, la soul music  («musique de l’âme»; aux États-Unis, soul  est un adjectif passe-partout, la nourriture peut en être qualifiée: soul food ). Deux marques de disques, avec deux «sons» (sound ) très différents, enregistrent cette soul music. Atlantic crée quelques labels destinés aux Noirs: Stax, Dakar. Certains Blancs participent à des enregistrements à mi-chemin entre le rock and roll et le rhythm and blues, avec des chanteurs comme Aretha Franklin, Otis Redding. Les jeunes Noirs qui se pressent à l’entrée de l’Apollo Theater de Harlem découvrent l’expression de «leur» musique. Les chanteurs, producteurs, techniciens, compositeurs (notamment l’équipe Holland-Dozier-Holland), tous sont des frères de race. Les disques des Temptations, des Supremes, des Miracles, de Marvin Gaye sortent tous du même moule; les arrangements sont sophistiqués, la batterie prédominante. Le chiffre d’affaires de Tamla Motown, marque spécialisée dans la soul music, est le plus important du monde du disque.

La musique noire avait cependant besoin d’une idole. En chantant I’m Black and I’m Proud , James Brown l’est devenu. Ses disques sont diffusés pendant les manifestations politiques. Pour tous les Noirs, Brown est le soul brother  numéro un.

À la suite de la colonisation des ondes nord-américaines par les Anglais, un nombre incalculable de groupes se forment sur la côte ouest des États-Unis. Les terminologies forgées pour caractériser leur musique sont nombreuses et confuses: l’acid rock , le San Francisco sound , le Los Angeles sound . La musique de Country Joe and the Fish, des Byrds, du Lovin’ Spoonful n’apporte pas grand-chose de nouveau; en revanche, une nouvelle mentalité aux motivations incertaines se développe. Un fatras d’idéologies pacifistes mêlé d’hindouisme exotique succède au flower power  des hippies.  L’usage – et de ce fait le commerce – de la drogue dégrade une couche sociale jusqu’alors protégée, la jeunesse. La pop music demande de nouvelles légendes, des martyrs; la mort prématurée de Janis Joplin, celle de Jimi Hendrix comblent cette lacune. De la musique noire très blanche, un public blanc et noir, Hendrix illustre parfaitement l’aspect magique de cette musique.

Le rêve des pionniers de l’Ouest sommeille en chaque citoyen américain; c’est pourquoi l’influence du folk reste présente dans toute l’histoire de la pop music. À partir de 1968, ce courant s’amplifie; son chef de file, Bob Dylan, le champion de la pop music contestataire, est au sommet de sa notoriété. Les Beatles ont dit de lui: «Il montre le chemin.» Ce fut vrai pendant cinq ans, mais, ensuite, il se débattra dans un esthétisme inutile. Dylan symbolise la chanson américaine traditionnelle.

La fin des années soixante est marquée par l’essor des festivals et des rassemblements de jeunes placés sous le signe de la pop music. Il en existe de deux types. Le premier est organisé par la grande industrie du disque (Monterey en 1968; île de Wight en 1969 et 1970); le second est organisé par des éléments plus ou moins subversifs dissidents des premiers. Le festival de Woodstock (1969) appartient à la seconde catégorie; il est le seul à avoir pu échapper aux contingences de l’ordre sous toutes ses formes: un million de jeunes réunis à Woodstock en dehors de la société établie. Pour quoi faire? écouter leur musique, cette musique qui se vend sous la forme d’un disque à un dollar et demi, et qu’ils écouteront plus tard sur le triple album enregistré «justement» à Woodstock.

En 1971, un cycle se termine. Les groupes dépassent leur budget dans les studios, la formule n’est plus rentable. La recherche musicale explore des domaines étrangers au rock and roll. Si la pop music devient plus élaborée, elle perd sa qualité principale: sa valeur émotionnelle. Blood, Sweat and Tears, Chicago, Pink Floyd ne sont que de faux-semblants culturels, des ersatz de jazz ou de musique classique. L’hommage de Lennon à la classe ouvrière dans son Working Class Hero  est l’exception qui confirme la règle; la culture bourgeoise récupère la musique populaire en la privant de son caractère fondamental, son accessibilité.

La pop music, une musique pour les jeunes, que la jeunesse ne fait que consommer sans réaliser le pouvoir que les mass media exercent sur elle par ce canal. Liée à l’expansion des moyens de diffusion, elle bénéficie des nouvelles techniques audiovisuelles. Que deviendrait la pop music si elle devenait le véhicule prépondérant des idées, au lieu de cacher son insuffisance sous le masque de la nouvelle culture?

Les années soixante-dix

Quand un moyen d’expression est à la recherche de son second souffle, c’est presque naturellement qu’apparaissent les surenchères, les parodies ou la nostalgie. La pop music devenue rock music n’y échappe pas. Les années soixante-dix resteront dans les mémoires comme celles où les acteurs remplacent les créateurs; champions de l’outrage et de l’excès ou simplement habiles pasticheurs, ils ont noms Alice Cooper, Elton John, David Bowie, New York Dolls, Roxy Music. Manipulateurs inspirés, ils vont privilégier chacun à leur manière la forme plutôt que le fond. Le rock n’est plus vécu jusqu’au bout du jour et de la nuit mais joué pour plaire aux adolescents. Parfois sublimement à l’aide des masques de l’acteur (David Bowie), efficacement par le grand-guignol outré (Alice Cooper), avec humour et folie (New York Dolls), ou encore mis en scène (Elton John, Roxy Music).

Cette confusion des genres, cette dispersion des attitudes va amplifier ce que laissait pressentir la fin des années soixante: la grande illusion de la fraternité pop avait bel et bien disparu avec la tragédie d’Altamont dans l’État de New York en 1969 (un spectateur avait trouvé la mort lors d’un concert des Stones), et la rock music va se diviser en écoles contradictoires, en tendances souvent antinomiques, en publics partisans. Le tout orchestré habilement par les maisons de disques qui ont su reprendre en main un marché qu’elles ne contrôlaient plus. Alors vont apparaître, même si l’expression musicale existait déjà, le hard rock  et ses chevaliers du métal lourd (heavy metal  en anglais), le rock progressiste  et ses grandes fresques néo-classiques et symphoniques, le jazz-rock  et la fusion de deux genres jusqu’alors ignorants l’un de l’autre, et dont Miles Davis fut l’initiateur. Tant bien que mal, les héros des années soixante survivront à cette valse des étiquettes en essayant de les ignorer et en restant des individualistes forcenés jusqu’à ce que la rock music connaisse de nouveau, vers 1976 et 1977, une mini-révolution.

En réaction contre la pesanteur ambiante, les codes trop bien établis et la toute-puissance des compagnies discographiques, c’est du côté de l’Angleterre que la guérilla prendra naissance. Refusant de se plier aux schémas préexistants illustrés par la compétence instrumentale, le savoir-faire mélodique, le pouvoir de l’argent et son corollaire, la musique «léchée», des adolescents qui se désignent comme «punks» vont privilégier le cri et essayer de retrouver le «vrai» message du rock, celui qui passe, selon eux, par le plus court chemin entre ce que l’on a à dire et le moyen de le dire. Une prise de parole hystérique, violente, qui s’accompagne d’un fétichisme vestimentaire dont le symbole restera... l’épingle de nourrice. C’est en Angleterre que les enfants du chômage et de la crise économique vont tenter d’ébranler le système à coups de provocations, de profanations, avec comme exemple le plus virulent, le God Save the Queen  des Sex Pistols, un groupe emmené par John Lydon, devenu très vite la star de toute une génération en révolte contre le rock des «vieux».

Aux États-Unis et de façon différente, moins caricaturale, on assistera à l’émergence d’une scène nouvelle en réaction elle aussi contre la rock music programmée, sans âme. À New York, un petit club, le CBGB, devient célèbre dans le monde entier en découvrant les Ramones, les Talking Heads, Blondie, Television, etc., des groupes que l’on assimile un peu vite au mouvement punk. Au milieu des années soixante-dix, le déjà ancien Max’s Kansas City avait, de la même façon, révélé Patti Smith, puis Mink Deville, des noms qui resteront dans l’histoire du rock, car ils ont su exprimer la «couleur sonore» spécifique d’une ville, au même titre que le Velvet Underground, dont ils sont les héritiers, pour les années soixante. Mais la récupération là aussi sera rapide, et à coups de dollars; après une sélection naturelle, le punk  et la new wave , qui suivit, rentreront dans le rang. Reste que, par la porte ainsi entrouverte, des créateurs aussi différents et talentueux qu’Elvis Costello, Joe Jackson, des groupes comme Police, Jam et Pretenders auront pu se faire entendre et pénétrer un marché qui, sans les coups de bélier des punks, leur aurait été fermé.

Les années soixante-dix furent aussi marquées par l’émergence d’une musique venue de Jamaïque, le reggae . Un son qui emprunte au rhythm and blues, mais qui possède ce balancement propre aux musiques des îles. Et surtout le travail sur les voix a capella. Un son qui s’est accompagné aussi d’une mystique, le «rastafarisme», mot forgé sur le nom de l’empereur d’Éthiopie Hailé Sélassié, le ras Tafari, et d’une panoplie vestimentaire dont les couleurs africaines jaune, rouge, vert et les dreadlocks (longues nattes) sont les signes les plus caractéristiques. Un mouvement musical mais aussi religieux et politique qui devait avoir, avec Bob Marley, son prophète et sa superstar capable de porter le message dans le monde entier. Mort en mai 1981, il n’en a pas moins marqué par ses textes et sa présence charismatique toute une génération de musiciens de rock qui s’inspireront du rythme jamaïquain pour colorer leur musique. Derrière Bob Marley, Jimmy Cliff, Toots, Burning Spear continueront de prêcher la bonne parole «rasta».

On ne peut passer sous silence, dans ce même temps d’une fin de décennie, le disco , qui va pendant de nombreux mois enflammer toute la musique populaire. Création artificielle, musique pour la danse, elle n’en a pas moins connu un succès mondial avec un film, Saturday Night Fever  (de John Badham), et la musique des Bee Gees. Un monde de paillettes où tout brille, un érotisme «machiste»: le disco produira ses stars (Donna Summer, Grace Jones, Gloria Gaynor, le groupe Chic) et obligera certains grands noms de la musique noire à se plier à ses charmes conquérants (Stevie Wonder, Marvin Gaye, Earth, Wind and Fire, The Jacksons, Aretha Franklin). Un genre dont on a annoncé un peu prématurément la mort et qui se survivra ou bien se prolongera avec le rap  (texte parlé, répétitif), le funk , etc.

La rock music dans les années quatre-vingt

Les années quatre-vingt se caractérisent par un ballet incessant des modes et des genres qui durent quelques mois avant d’être remplacés par d’autres plus extravagants et tout aussi éphémères. Si, après le punk, la rock music connut une succession de phases novo , post-punk , puis froide  et high tech , ou encore techno-pop , minimaliste , elle n’en continue pas moins à élargir son audience, à conquérir le monde. Les Japonais, les Australiens, les Européens (Allemands et même Français) produisent maintenant des groupes dont la carrière peut prétendre être internationale. Et, même si les morts d’Elvis Presley (août 1977) et de John Lennon (déc. 1980) furent des pertes cruelles et irremplaçables pour une musique encore jeune, anciens et modernes cohabitent pour que chacun trouve sa propre rock music.

Servie par une technologie d’instrumentation, d’enregistrement, de reproduction et de diffusion en permanents dépassements perfectionnistes, annexant la vidéo, se liant au cinéma, rassemblant des foules de plus en plus immenses à ses concerts, la rock music est devenue un phénomène universel et quotidien. Touchant tous les continents, fédérant toutes les musiques, mondialisant le succès et la mode, elle atteint une sorte de stade suprême de cette saga commencée quatre décennies plus tôt dans le sud des États-Unis. Un triomphe peut-être trompeur, mais qui présente de multiples paradoxes: le disque, si abouti, est désacralisé, malmené, dévalué; l’image menace l’imaginaire; la fusion entraîne la confusion; l’universel est l’apanage d’une poignée d’élus, les autres s’éparpillant en une infinité de chapelles, de subdivisions génériques, allant parfois jusqu’à l’hermétisme et la clandestinité pour protéger leur personnalité; le grand marketing a éteint la fonction rebelle. Mais voici que les superstars qui se sont vendues au monde se remettent en tête de le changer, ou tout au moins de le soigner; après que l’avant-garde, la science-fiction musicale d’hier, est passée dans les hit-parades, on redécouvre les joies simples sur six cordes de guitare. La rock music chercherait-elle un havre?

Les années quatre-vingt poursuivent l’élan de la grande rupture punk-new wave qui a secoué un establishment rock ronronnant et fait place aux talents neufs. La consécration internationale vient à la rencontre de ces nouvelles personnalités américaines (Blondie, Talking Heads), britanniques (The Clash, The Stranglers, The Cure, Elvis Costello, Joe Jackson, Dire Straits) ou mixtes (The Police, The Pretenders). La musique est ainsi ravivée dans un sens d’urgence, de concision, de chansons structurées réhabilitant le format du 45-tours. Ce dernier, dont les adolescents constituent la clientèle de base, devient le vecteur d’une nouvelle révolution pop, partant de Grande-Bretagne à la conquête du monde via les États-Unis.

Cette révolution commence très précisément en juillet 1982: un groupe anglais jusque-là plutôt catalogué dans les sphères avancées de la froide musique synthétique, The Human League, se classe numéro un aux États-Unis avec Don’t You Want Me , une chanson qui fait bénéficier la danse de tout l’apport des nouvelles sonorités «technologiques». Le techno-pop  made in England envahit l’Amérique et engendre de nouveaux héros: les androgynes Boy George (Culture Club) et Annie Lennox (Eurythmics), Duran Duran, Wham! (avec George Michael). Ce mouvement est amplifié, voire installé, grâce à un nouveau médium, le vidéoclip, mise en images d’une chanson, dont l’abondante programmation sur une chaîne de télévision musicale comme M.T.V. est gage de succès à la manière des «matraquages» radiophoniques de jadis. Mais à une échelle à la fois bien plus massive et plus sélective.

La spirale du marché du disque accentuant encore la focalisation sur quelques noms, la musique populaire américaine du milieu des années quatre-vingt est atteinte de gigantisme. Michael Jackson, l’ex-enfant prodige de la soul dont l’album «Thriller» établit un record absolu de 38 millions d’exemplaires vendus, Madonna, la Marilyn de la nouvelle pop («Like a Virgin»), Prince, le prolifique petit génie noir («Music from Purple Rain») Bruce Springsteen, la pérennité de l’Amérique du rock and roll («Born in the U.S.A.»), monopolisent les hit-parades des 45-tours comme ceux des albums, et deviennent d’immenses phénomènes planétaires. Mais cet âge de platine n’est qu’apparence: malgré les scores de ventes au sommet, l’industrie du disque est en crise, les chiffres d’affaires en baisse. La saturation de la diffusion audiovisuelle, la copie privée et sans doute aussi le déclin de l’objet lui-même (ne serait-ce que la pochette rendue désuète par l’abondance de l’imagerie vidéo) s’ajoutent aux aléas de la crise économique pour placer les multinationales discographiques en situation de parer au plus pressé et d’accentuer leurs concentrations.

Le respect de l’entité disque est d’ailleurs battu en brèche par les artistes eux-mêmes. C’est l’époque de la fortune des «re-mixeurs», ces programmateurs de clubs de danse qui «regonflent» systématiquement à leur façon des morceaux enregistrés, en en modifiant les dosages rythmiques et en y adjoignant divers ingrédients répétitifs. C’est l’époque des «scratcheurs», hybrides de showmen et de disc-jockeys, qui utilisent le disque comme un instrument, gratté (scratch ), freiné, accéléré, passé à l’envers, etc. C’est l’époque du sampling , technique de pointe permettant d’«échantillonner» des voix, des instruments, des sons déjà enregistrés par d’autres pour s’en servir à sa guise et dans sa propre tonalité sur un nouvel enregistrement.

La musique noire américaine sera la première à faire un usage inventif de ces techniques iconoclastes. Tandis que Michael Jackson et Prince rivalisent de funk moderniste, que Lionel Richie impose sa soul et douceâtre musique, que Kool & the Gang, Commodores, Cameo poursuivent la tradition des groupes et que Marvin Gaye disparaît tragiquement, la black music revit à la base, dans la rue. Sous l’impulsion de Kurtis Blow, du Sugarhill Gang («Rappers Delight»), de Grandmaster Flash («The Message») puis, gravitant notamment autour du label Def Jam, des Run DMC, Eric B & Rakim, Public Enemy, LL Cool J, New York abrite l’avènement du rap  comme force d’influence majeure. Avec ses sortes d’alexandrins sauvages déclamés sur fond de rythmique surappuyée et de permanente surprise sonore, avec sa panoplie typique sport et esbroufe, ses danses acrobatiques (break , hip hop ), ses prolongements picturaux (graffiti), le rap est sans doute la forme d’expression noire moderne la plus forte et la plus contagieuse. Le jazzman Herbie Hancock (Rock It ) et Africa Bambaataa (Planet Rock ) en accroîtront les capacités d’intégration à d’autres tonalités. Trois outranciers garnements au visage pâle, les Beastie Boys, lui ouvriront les portes du marché blanc avec un énorme succès en 1986-1987. À Washington, la GoGo Music , à Chicago, la house music  (qui suscitera en 1988 une explosive variante anglaise) se posent en rivales du rap sur des bases voisines de danse, de trouvailles sonores et de remodelage personnel et original.

Première révolution discographique depuis l’invention du microsillon, le disque compact connaît un succès immédiat qui toutefois ne contrebalance pas assez rapidement le recul du disque «noir». Les multinationales du disque, aux lourdes structures, doivent miser sur le court terme; elles adoptent des politiques moins prospectives qui laissent en friche tout un secteur que les labels indépendants vont se charger d’exploiter. Par nécessité autant que par méfiance vis-à-vis du business officiel, se développe ainsi, d’abord en Grande-Bretagne, tout un réseau de petits éditeurs de disques à qui l’on devra une part prépondérante de la créativité des années quatre-vingt. À Manchester, le label Factory révèle Joy Division puis New Order. Mute favorise la réussite de la techno-pop de Depeche Mode, 4 AD de Cocteau Twins, Rough Trade des Smiths. Le rock britannique, une fois de plus, sait trouver en son sein des forces de renouvellement. D’autant plus que le délabrement économique du nord du pays incite les jeunes chômeurs à tenter en masse une aventure rock guère plus aléatoire que les filières «normales».

Une profusion de groupes écossais parvient ainsi sur la scène nationale et internationale, emmenée par les Simple Minds, qui conjuguent lyrisme et vigueur. Mais c’est la république d’Irlande, Dublin, qui nourrit le grand groupe de la fin de la décennie. Démarrant avec la new wave, les quatre membres du groupe U 2 jouent un rock simple, à l’ampleur héritée du chant choral irlandais, qui exprime souvent des thèmes humanistes, voire chrétiens. Leur popularité internationale croît régulièrement jusqu’en 1987, où le raz de marée de l’album «The Joshua Tree» place U 2 en tête des groupes de rock du monde entier.

U 2 n’est pas seul à attirer l’attention sur les problèmes du siècle. Mariant instrumentation jazz et mélodies rock, Sting, ex-chanteur du groupe The Police, obtient un grand succès sur ce même registre dénonciateur. La nouvelle génération s’est détournée de la politique idéologique mais elle reste très sensible aux drames humains qui alertent le monde. En 1985, un chanteur irlandais, Bob Geldof, réussit à mobiliser les plus grandes stars afin de collecter des fonds pour sauver les populations affamées de l’Afrique, et en particulier de l’Éthiopie. Disques collectifs («Do They Know It’s Christmas?», «U.S.A for Africa») et concerts géants (Live Aid) retransmis par toutes les télévisions inaugurent une longue série d’opérations charitables, de soutiens à diverses causes, dont souvent celle de la lutte pour les droits de l’homme dans l’Afrique du Sud de l’apartheid.

Famine, oppression raciale mais aussi musique placent l’Afrique au cœur des préoccupations culturelles. Les musiciens africains, King Sunny Adé, Fela, Youssou N’Dour, Mory Kante, Touré Kunda, projettent leurs traditions rythmiques dans l’ère électronique; l’Américain Paul Simon fait sensation en enregistrant en Afrique du Sud avec des musiciens noirs, ainsi révélés – malgré le boycott – à un vaste auditoire international.

Londres et New York restent des passages obligés mais ne monopolisent plus la création. L’Australie d’INXS, ces ultramodernes Rolling Stones, l’Allemagne des Scorpions, inlassables chevaliers Teutoniques du hard rock, savent produire des formations crédibles par-delà les frontières.

État dans l’État du rock, le hard, ou heavy metal, régulièrement jugé moribond, renaît cycliquement de ses cendres. Iron Maiden et Def Leppard en Angleterre, Metallica, Mötley Crüe, Van Halen, Bon Jovi, Guns’ n’Roses aux États-Unis sont les bruyants et sauvages héros de farouches hordes adolescentes qui refusent la banalisation médiatique et les bons sentiments du rock établi. Leurs outrances (satanisme, théâtralisation de la violence et du sexe) alimentent aux États-Unis une réaction des lobbies puritains, qui réclament la censure du rock.

À la fin des années quatre-vingt, les frénésies modernistes semblent marquer le pas. Lassés de surenchères sonores vite gadgétisées, un peu désorientés par le vide culturel laissé par le volontarisme innovateur de la décennie, public et artistes reviennent à plus de simplicité, retrouvent le goût des racines musicales. La Blanche Suzanne Vega, la Noire Tracy Chapman, les éthyliques Pogues réactivent le pur folksong. The Jesus & Mary Chain, The House of Love réimposent les guitares. Terence Trent D’Arby se fait le chantre de la continuité de la soul music comme du rock’n’roll qu’elle a inspiré. L’Amérique s’attache à forger un piédestal culturel à sa musique populaire. Films rétrospectifs (La Bamba , pour Ritchie Valens, Hail Hail Rock’n’roll , pour Chuck Berry), musées (la résidence d’Elvis Presley, Graceland, à Memphis), panthéons (le Rock’n’Roll Hall of Fame), retour célébré de vieilles gloires (George Harrison, Keith Richards, Eric Clapton, Brian Wilson, Roy Orbison), usage intensif des classiques rock et soul pour les bandes originales de films et les spots publicitaires, redécouverte du répertoire par les rééditions en disques compacts, pléthore de biographies, modes rétro (psychédélisme) font resurgir le patrimoine de trente-cinq ans d’ère rock’n’rollienne comme pour compenser une trop grande boulimie novatrice. Un peu affolée par l’immensité de son empire, l’hypertrophie de son pouvoir et l’altération qui en découle, la rock music opère comme une autovérification d’identité. Avant de composer les hymnes du nouveau millénaire.

Une nouvelle donne pour les années quatre-vingt-dix

La fin des années quatre-vingt apparaît, au fil des ans, comme une période charnière dans l’histoire de la pop music. Pour au moins trois raisons: le passage du disque «noir» au disque compact, le rapprochement des firmes multinationales – les «majors» – et des labels indépendants, la mondialisation des moyens de communication.

La disparition progressive du microsillon révolutionne l’industrie du disque. En rééditant leurs fonds de catalogue, les grandes compagnies rallongent la durée de vie des groupes. C’est ainsi que, deux décennies après leurs débuts, Pink Floyd et les Rolling Stones déchaînent toujours les passions. Seule la mort interrompt les carrières, comme ce fut le cas pour Queen avec la disparition de Freddy Mercury, en novembre 1991. Et encore! Car le disque compact relance aussi les groupes disparus: nouvel apogée pour The Doors avec la sortie du film d’Oliver Stone en 1991 ou reformation du Velvet Underground en 1993 pour une tournée triomphale. Beaucoup l’imitent, avec plus ou moins de réussite. Du coup, les artistes d’envergure mondiale signent pour de véritables ponts d’or (Prince avec W.E.A. ou Michael Jackson avec Sony). Les droits, comme ceux des Beatles, rachetés par Michael Jackson, ou ceux des maisons de disques dont le catalogue est considéré comme indémodable (Island pour ses enregistrements de reggae, Motown pour la soul) atteignent des sommes vertigineuses. L’ère de la compilation et des rééditions intégrales transforme le disque, qui passe du statut d’objet culturel à celui de produit de consommation.

Mais cette révolution recèle un vice pernicieux: la création souffre de la capitalisation des majors sur les valeurs sûres et, surtout, de la chute des ventes des formats courts: ni la cassette deux titres ni le disque compact deux titres n’arrivent à se substituer à ce que fut le bon vieux 45-tours. Lancer un nouvel artiste relève donc de la gageure, les coûts de base (enregistrement, promotion et commercialisation) étant désormais plus élevés. C’est pourquoi les multinationales ont, tout d’abord, absorbé les principaux indépendants puis, ensuite, créé leurs propres labels. Sans remettre en cause l’hégémonie des firmes toutes-puissantes, cette évolution a débouché sur une nouvelle approche qui n’exclut plus le risque et la liberté artistique.

Une radicalisation de la musique

À ce petit jeu, les États-Unis vont reprendre l’avantage sur l’Angleterre. Sous l’impulsion de la scène bruitiste new-yorkaise (Sonic Youth) et d’un groupe de Boston, Pixies, le rock va redevenir un phénomène social contestataire et déviant grâce à un label de Seattle, Sub Pop, et à un groupe, Nirvana. Son leader, Kurt Cobain, déclare à la fin de 1989 qu’il veut révolutionner le rock. Ce sera chose faite deux ans plus tard avec la sortie de «Nevermind», un album dont la chanson-phare, Smells Like Teen Spirit , devient l’hymne de toute une génération et lance une nouvelle mode: le grunge . Beaucoup de groupes (Pearl Jam, Soundgarden, Smashing Pumpkins...) profitent alors de cet engouement pour le bruit mélodique, l’allure négligée et le son sale, et éclipsent presque le hard rock de Guns N’Roses ou de Metallica. Pourtant, victime d’un succès qui ne tarde pas à le dépasser, Kurt Cobain entre dans la légende du rock en se suicidant, le 5 avril 1994.

Mais, si le grunge, comme souvent le rock, est plutôt l’apanage d’une population blanche, la communauté noire n’est pas en reste. Depuis le succès des Blancs Beastie Boys, le rap a pris un essor considérable. Il s’est rapidement répandu dans la jeunesse défavorisée et cosmopolite des grandes cités urbaines, que ce soit aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou même en France. Il s’est, lui aussi, fortement radicalisé, poussé par un phénomène typiquement américain: les gangs. Et, progressivement, à l’image des films Do the Right Thing , Boys’n the Hood  ou New Jack City , du rap de Ice T, MC Hammer ou Arrested Development, on est passé au gansta rap  très vindicatif de Nigger with Attitude, de Ice Cube, de Snoop Doggy Dogg.

Mais il ne faudrait pas limiter l’évolution du rap à ces seuls débordements. De La Soul va imposer mondialement, à partir de 1989, un genre jusque-là réservé à quelques initiés: le hip hop .

En fait, l’Angleterre, pour pouvoir placer quelques nouveaux pions sur l’échiquier international de la musique, va devoir créer de nouveaux genres. Pourtant née à Detroit ou à Chicago, la house music , dance music créée par les disc-jockeys et pour les disc-jockeys, trouve une première reconnaissance mondiale avec M.A.R.R.S. et le premier «tube» uniquement composé de samples , Pump Up the Volume . Ce disque déclenche une véritable explosion musicale en Grande-Bretagne (que certains compareront au mouvement punk). Elle part des clubs et de l’acid house  – une variante fortement marquée par une nouvelle drogue, l’ecstasy –, croise la pop à Manchester le temps des Stone Roses et autres Happy Mondays, en 1989, pour finalement trouver un premier aboutissement dans le «Screamadelica» de Primal Scream en 1991. À partir de là, une véritable scène dance  se met en place avec ses disc-jockeys, ses clubs et ses groupes (du plus commercial, 2 Unlimited, au plus expérimental, Underworld). Mais la reconnaissance internationale n’interviendra qu’en 1993, jusqu’à ce que Björk, la chanteuse d’un groupe islandais, The Sugarcubes, fasse l’unanimité avec un premier album judicieusement intitulé «Debut».

Parallèlement à cette explosion dance, le Royaume-Uni développe un style qui mêle le jazz à la soul: l’acid jazz . Né dans les clubs et sous l’influence de deux labels, Acid-Jazz et Talkin’Loud, ce nouveau genre musical, grâce aux succès des Brand New Heavies, Corduroy ou Galliano, ne trouvera lui aussi une reconnaissance mondiale qu’en 1994, avec Jamiroquai.

Un futur interactif

Les nouveaux moyens de communication (câble et informatique) pèsent de plus en plus sur la pop music.

Les années quatre-vingt ont vu la mise en place d’une chaîne américaine de télévision exclusivement consacrée à la musique: M.T.V. Avec la place que tiennent le clip vidéo dans la promotion de la musique et la télévision dans notre vie quotidienne, cette chaîne est devenue l’un des acteurs incontournables de l’industrie musicale. Son poids n’a cessé d’augmenter, allant même jusqu’à imposer modes et courants. C’est ainsi qu’en retransmettant les grands concerts de la fin des années quatre-vingt qui mélangeaient des artistes de toute nationalité, M.T.V. a fortement influé sur l’émergence de la world music , dont l’un des plus fidèles partisans est l’ancien chanteur du groupe Genesis, Peter Gabriel, et son label Real World. Par la suite, cette chaîne a contribué à faire des concerts et des enregistrements acoustiques, appelés unplugged , du nom de l’une de ses émissions vedettes, un passage obligé pour tout artiste digne de ce nom.

Enfin, toujours en raison de cette mondialisation des échanges, plus la fin du millénaire approche, plus le mélange des genres est grand. Pour les technologies, cela passe par une plus grande interactivité. Les plus sérieux concurrents du disque au milieu des années quatre-vingt-dix sont les jeux vidéo. Le clip a réussi la parfaite adéquation du son et de l’image; il faudra bientôt y intégrer une dimension ludique. Grâce au CD-ROM, par écran et ordinateur interposés, les premières tentatives en ce sens proposent déjà de communiquer avec les groupes: en les interviewant (Depeche Mode), en réalisant soi-même leurs clips (U 2) ou, comme dans un jeu de rôle, en permettant d’accéder par étapes à leur vie privée (Prince).

Pour la musique, cela se traduit par une interprétation des styles, dont la fusion, avec Rage against the Machine ou Beck, constitue l’exemple le plus avancé. Avant que n’éclatent au grand jour d’autres formes d’expression musicale.