Document 4 : Les qualités icôniques de Kurt Cobain.

Bayon, "La fin du désir", Libération, 11 avril 1994, p35.

Ca ne pouvait pas durer. Kurt Cobain était trop bien, trop jeune, trop exemplaire, trop doué, trop visionnaire, trop romantique, trop bien marié à la trop parfaite égérie Courtney, pour être vrai. Tant de perfection rock en un.

A l'heure où l'on s'entend généralement à considérer, preuves stoniennes à l'appui, le rock ('n'roll), genre musical fondé d'un coup de rotule magique par Elvis Presley vers 1955, comme sinon défunt, du moins moribond, à l'heure où Kurt Donald Cobain tout le premier affirmait que Nirvana, au nirvana du succès, était un groupe foutu, sans autre perspective que l'autoparodie comme le rock en général, le dieu de Seattle était la preuve vivante, époustouflante, de sa pérennité impeccable, en phase avec le temps. Qu'on en juge.

Premier héros de ce qu'on pourrait appeler la génération anxieuse, figure subliminale du white trash (petit Blanc déclassé) intemporel réactualisé homeless (SDF), d'une séduction rayonnante (mais soleil noir) inédite, stratifiant et transcendant harmonieusement ensemble les vertus, poils et oripeaux, des cultures et contre-cultures suivantes: punk, rockabilly, country, baba-cool, freak, californien, surf, hard rock, garage, yuppie, bof, metal, hardcore, sonique, arty, rhythm'n'blues, écolo, noisy, world music, Kurt, plus que quiconque depuis des lustres, autant que les deux Michael (Stipe-R.E.M ou Jackson) et Bono réunis, était le saint rocker digne, dans sa déréliction achevée, de l'époque.

Junkie avéré, sans complaisance ni complexes, (cor)rompu à l'usage invétéré de toute sorte de substances prohibées, à commencer par les plus asociales, coke et héroïne, mais sans joie, avec une sorte de fatalisme socio-héréditaire, sans horizon comme tant de millions de ses semblables adolescents attardés, anonymes héros levellers, néo-hobos ou surdiplômés chômeurs de notre ère de crise, homme-enfant nihiliste. Kurt Donald Cobain, ce champion du monde des laissés-pour-compte, avait commencé par forcer l'attention du monde entier en faisant en 1991 d'un album de quatre sous quasi clandestin la plus forte secousse commerciale encaissée par le marché du disque en crise depuis le Thriller de Jackson.

Morale: un semi-clochard et deux copains, Nirvana, trio de rock de pure dépression (prostration et stress ensemble), pouvaient transmuer, au creuset du «grunge» philosophal, sous les signes croisés de la transe apocalyptique, du bullshit intégral et de la stratégie mondialiste (Geffen Records), la dépression en bingo, le flip en mode.

Aux âmes sensibles, la voix-guitare de Cobain, autant dire le son de Nirvana, parlait un langage d'une rare distinction, brûlé au sceau inimitable du «désespoir de cause». Surproduit ou pas, le secret de l’Œuvre au noir Nirvana, souvent décrié, - sorte d’«om» métallisé, véritable éjaculation industrielle -, était celui du vrai. De même que les textes y afférent, qui n'étaient pas pour de rire.

Quand Cobain, sur l'album de l'explosion mondiale Nevermind (Laisse tomber, Rien à foutre), propose le Lithium comme réponse, c'est plus qu'une ritournelle, c'est, fondé sur son expérience personnelle, un verdict, un diagnostic, une éthique, mode d'emploi de la vie, manifeste: aucun espoir, sus aux anxiolytiques.

D'ailleurs, le Nirvana, pour commencer, n'est-ce pas la sérénité dans la fin de tout? Tout désir, toute entreprise, toute naissance?

Si le dernier Nirvana, intitulé en toute régression infantile In Utero, entre mélancolie prénatale et effusion domestique (l'admirable maîtresse-épouse-mère à gueule de pute voyou Courtney Love, entre deux séances porno enceinte jusqu'aux yeux où elle posait touffe à l'air, a très bien raconté comment, à l'heure où elle lâcha les eaux, elle tenait la main de son mari lui-même suant sang et eau, au pire d’un travail atroce de désintoxication), si In Utero donc devait s'appeler I Hate Myself & I Want To Die, ce n'était pas pour rien.

Notre homme, dont en dépit de toutes ses défausses («Notre public ne comprend rien»), de ses sarcasmes («Comment changerais-je la vie des gens, quand j'ai déjà du mal à changer de chemise?...»), des millions d'admirateurs éperdus attendaient la lumière, des conseils, le salut, a exécuté son programme électoral point par point: Rome, 14 mars 1994, «1 hate myself.. », haine de soi: coma; Seattle, 8 avril 1994, «... & I want to die»: mort. On fait difficilement plus «vrai». Et plus lourd de sens.

Kurt Cobain, homme public, se donnait en spectacle; en se donnant la mort, il la donne spectaculairement en exemple, en vérité dernière: «Laisse tout et suis-moi». De même que Jésus, en se faisant crucifier, montre la voie, signifie à ses fidèles que vivre en chrétien c'est mourir («Il n'a rien donné celui qui n'a pas tout donné», etc.), de même, en se transcendant en Lorenzaccio (Potocki?) martyr de la compassion grunge, le messie proie de la jeunesse sans frontière sacrifiée, humanité de cœurs en peine de société, leur expose très crûment que le désenchantement est peut-être sans retour, que passé un certain cap de résignation, point de salut, que la réussite même (argent, gloire, amour...) n'est pas un but, que le mieux est de rendre les armes et l'âme. En se tuant, avec cette sorte de molle sauvagerie autistique qui caractérisa sa musique de pur pathos, Werther Cobain dit que le bon choix, en toute fraternité (« je vous aime, je vous aime... » seraient ses derniers mots avant le canon dans la bouche), c'est la disparition.

En cela Kurt Cobain, mort modèle, rejoint dans la galerie des rockers christiques (Christ dont il aura eu comme personne avant le visage de pur chromo, depuis le cheveu jusqu'à la barbe), le parangon de vertu rock que reste l'irrémédiable Ian Curtis. Voix, âme, leader, du groupe new wave absolu Joy Division, Ian Curtis, vieux garçon kafkaïen de Manchester, ayant réinventé le rock (rythmique et voix sépulcrales, production et textes morbides), dûment déposé sa marque unique, clairement averti, chemin (de croix) faisant, de ses plus noirs desseins (Isolation, la chanson que Courtney Love écoutait, prétend-elle, le jour où elle fut déflorée), paraphait l’œuvre no future en se pendant un jour de 1980, à la veille d'une tournée américaine, après une poutre de son garni, dans sa vingt-troisième année. Qui est capable ainsi, d'offrir «en plus» (du talent majeur, de la maîtrise esthétique), cette touche finale du calvaire, d'une mutilation, la folie du «nœud de sang» à la gorge, ou du bouquet métaphysique d'une boîte crânienne éclatée'?

Rocker à vif, rock à mort, Kurt Cobain cette nouvelle étoile noire sur la bannière du rêve américain, prête vie au rock donné pour mort qui le tue. Et sens : on y vainc sans gloire, on n’y joue pas impunément.