Document 5 : Le rejet de la dance par la critique.

Sabatier, Benoît, "Saturday Night Fever", Technikart 28 (décembre 1998), p48-49.

Hédoniste, la dance ? Oui, et c’est pour ça qu’on l’aime.

Il existe des musiques du tonnerre qu'on n'écoutera surtout pas chez soi. Ce sont les musiques de danse qui prennent leur véritable dimension balancées à fond les ballons en club. Des musiques longtemps snobées par l'intelligentsia, plus apte à voir de l'art chez Leonard Cohen qu'à vanter le génie de ce moustachu de Georgio Moroder. Normal : un disque de dance ne s'évalue pas selon les mêmes critères qu'un disque de folk. On chronique un album assis devant son ordinateur, pas debout, les bras au ciel, en train de tortiller frénétiquement du popotin sur un dancefloor. Pour faire simple et con : un morceau de dance s'adresserait au corps, alors qu'un album étiqueté « songwriting » parlerait à l'intellect - et le cerveau, c'est autrement plus crédible, sérieux, que le pelvis.

C'est là où on commence à tiquer : pourquoi refuser à un compositeur dance le label « songwriter » ? Nile Rodgers (du groupe Chic), Man Parrish, Larry Heard et Etienne de Crecy n'écrivent-ils pas des morceaux ? Parce qu'ils ne s'adressent pas exclusivement à un auditoire de barbichus trotskystes, on devrait les considérer comme des compositeurs au rabais, des faiseurs vulgaires ? Désolé, mai le disco n'est pas obligatoirement une musique vulgos juste bonne à passer à l'Acapulcodancing de Bourgagneuf ; Abba est un immense groupe pop ; et dance ne signifie pas Eurodance.

On se rappelle du combat mené par les jeunes loups des Cahiers du cinéma : faire en sorte qu'un Hitchcock soit artistiquement reconnu de valeur comparable avec un Flaubert. Aujourd'hui, il s'agirait d'arrêter d'expertiser un Elliott Smith obligatoirement supérieur à un Romanthony. Les deux ne concourent pas dans la même catégorie ; les deux s'avèrent suprafortiches dans leur domaine respectif.

Finalement, la vraie fracture, c'est donc celle qui existe entre musique physique et musique cérébrale - sachant que l'une n'empêche pas l'autre - et non, comme on voudrait nous le faire croire, entre rock et techno, entre électronique et songwriting. Beaucoup de disques électroniques sont indansables. Pas la moindre possibilité de gigoter en écoutant le dernier Plastikman. Difficile d'activer ses guiboles au son de Photek. Ça, c'est de l'électronique cérébrale, surtout pas de la dance. Par contre, on pourra s'agiter furieusement sur du Jon Spencer ou du Supergrass. Il ne faut pas l'oublier : au départ, le rock'n'roll est une musique de danse. Rappelons-nous les déhanchements sacrément contagieux du king Presley, les rythmes endiablés imposés par Chuck Berry et Bill Haley... En 1963, on se rendait en club écouter les Stones pour se défouler comme des salopards !

Le club: c'est là où la musique de danse acquiert un sens. D'où le développement d'une véritable « club culture », où la musique n'est plus qu'un accessoire. La culture club possède ses rites, ses repères, ses tenues, ses codes... et sa superficialité, grogneront nos barbichus trotskystes. Plus basket que mocassin, plus maxi vynile qu'album CD, plus ecstasy qu'opium, plus house que country, plus hédoniste que pleurnicharde, plus homo que mariée-six-enfants-baptisés, plus DJ's que micro-guitare-sèche, plus culte du corps que je-suis-barbu-et-mes-sandales-puent, plus black music que white spirit, plus nocturne qu'heure du goûter, cette culture, évolutive et spécifique, prône le droit au bon temps, à profiter de l'instant.

Brian Eno, intello ambiant, à propos de Howie B., producteur régulièrement axé sur le clubbing : « Je crois qu'il a un concept tout à fait différent de ce qu'un disque doit être. Pour lui, c'est un instantané, pour nous une peinture ; pour lui, un article de magazine, pour nous, un roman. [Lui a] besoin d'un maximum de glamour et de drame. [Nous voulons] de la profondeur de sentiment. » Mouais... L'opposition est facile. On trouvera quant à nous beaucoup plus de profondeur dans I Will Survive que dans toute l’œuvre de Mychael Nyman. En fait, la question que soulève la dance, c'est tout simplement : quelle interactivité enjoint la musique ? Peut-on apprécier sans partager ? Doit-on écouter, entendre, participer, mater, draguer, fucker, méditer ? La dance, en optant pour un extravertisme de façade, ne se coupe pas de la réalité. Sex Machine et Saturday Night Fever, c'est aussi ça, la vraie vie.