Document 6 : Les musiciens électroniques français et le marché du disque.

Beauvallet, JD, "La VIeRépublique", Les Inrockuptibles 206 (7 juillet 1999), p22-26.

(…) Unis dans une même défiance face à une industrie du disque sclérosée et dépassée, les underground de Paris ou de province ont longuement cherché, comme dirait Chuck D, "à jouer sur le même terrain de base-ball, mais avec les règles du football': Soit : utiliser le même champ de bataille mais avec ses propres armes, des lasers guidés quand d'autres se battent encore à la fourche. Car les électroniciens ont très vite compris qu'il n'y avait, dans un premier temps, rien à attendre de maisons de disques obsédées par le seul territoire français et par les mêmes recettes de cuisine bourgeoise indigeste - un zeste de promo, trois tonnes de NRJ.

D'où une jolie arrogance et une intransigeance dans les négociations face à une industrie qui, soudain, perdit de sa superbe, de sa position de force. Des deals inédits et gonflés imposés par Daft Punk jusqu'à la fuite de cerveaux comme Micronauts ou Phoenix vers l’Angleterre, il est loin le temps de l’industrie franco-française à papa, où les groupes devaient s'agenouiller pour avoir le privilège de sortir des disques.

C'est même cette incompréhension entre les marchands et les musiciens, vécue de l'intérieur alors qu'il travaillait pour une major, qui donna à Pierre-Michel Levallois la foi de monter son propre label, Solid, qui accueille aujourd'hui Etienne de Crécy, Cosmo Vitelli ou la future star Alex Gopher. "Je voyais des gens avec des pépites dans les mains et qui ne savaient pas quoi en faire, qui les massacraient ou ne les sortaient même pas. C'était le cas d'école de ce qu'il ne fallait pas faire sur les nouveautés et les choses pointues. La majorité des majors étaient totalement incapables de comprendre et d'intégrer ces nouvelles musiques : elles ne pensaient encore qu'au marketing. Alors ces nouveaux venus de l’électronique ont imposé en force leurs règles. Ca doit venir de la culture DJ : si tu veux être payé et logé dans des conditions décentes après un set de DJ, il faut être fort dans les négociations. Et puis, tous avaient tellement peur des majors qu’ils ont été incroyablement stricts et exigeants."

Autre proposition, pas si éloignée finalement, de Christophe Monier pour expliquer cette irréductibilité : "L'absence de complexes vis-à-vis du business et de l'argent, on l’a apprise dans le hip-hop. Et puis au début, la techno et la house étaient des musiques sans visage, sans information, sans pochette. L'idéal, c'était "Seule la musique compte." Et ça, c'était complètement incompatible avec les médias et le business. Il y avait un rejet de tout le système, on sentait qu'il n’y avait rien à perdre. On demandait l'impossible, en sachant que si on ne l’obtenait pas ici, on le trouverait ailleurs, souvent à l'étranger. Ou alors, on pouvait le faire soi-même. Car le simple fait que cette musique soit souvent instrumentale lui ouvrait toutes les frontières. Et on partait de loin... J'avais un test terrible pour les disques français jusque-là : je les passais à un étranger en espérant qu'il n'éclate pas de rire. Et ça n'arrivait pas souvent. Le chant, ça a toujours paralysé le rock en France. Moi, la seule preuve que je pouvais avoir que mes morceaux possédaient un intérêt, c’était qu'ils soient acceptés dans les endroits où la musique était la plus vivante et pertinente, en Angleterre ou en Amérique. Les premiers singles des Micronauts sont ainsi sortis sur Loaded le label de Brighton qui abrite Skint. De toute façon, on n'avait pas le choix. La France avait été en dessous pendant des années. Jusqu’à l'arrivée de la gauche au pouvoir en 81, c'était un pays ringard, où la politique par rapport aux jeunes était réactionnaire. Tout ce qui était un peu excitant et jeune était interdit : les radios libres, la pop à la télé. . . Et après, sur de telles ruines, il a fallu du temps pour construire. "

Depuis le plan Marshall, on sait ce que coûtent les reconstructions d'après-ruines, les rancœurs et jalousies que peut entraîner le retour aux affaires. En France, où on n'avait jamais été aux affaires, la jalousie semble pour l'instant avoir épargné les vainqueurs de la reconstruction : on se remixe, on se vidéose et on se conseille encore sans compter chez ces nouveaux squatters des charts. Pierre-Michel Levallois : "C'est plus un effet dynamique que de la jalousie. Quand Daft Punk a cartonné avec son album, on a tous dit "Chapeau, il va falloir se défoncer pour faire aussi bien." Il n’y a pas d’aigreur, mais de l'émulation. Ça a créé un précédent : soudain, il était possible pour un groupe français de réussir à l étranger. "

Quand on avait expliqué à Christophe Monier l'idée d'un survol, en sa compagnie, de la scène française, sa réponse avait été encourageante : `je ne suis pas très représentatif de la scène française : j’ai formé les Micronauts avec un Gréco-Canadien et nous avons signé avec un label anglais. "C'est justement pour cette ouverture sur l'extérieur, pour ce survol en haute altitude de complexes qui, il y a dix ans encore, atrophiaient les ambitions de la musique d'ici que Christophe Monier est très représentatif de cette nouvelle façon, européenne sinon mondiale, d'envisager la musique en France. On imagine mal, en effet, Bijou ou Starshooter démarchant directement un label anglais de pointe. On se souvient à quel point une tournée anglaise de Taxi Girl, le respect du Punk London pour Métal Urbain et les Stinky Toys, ou encore un triomphe sud-américain de La Mano Negra apparaissaient, dans la préhistoire, comme d'incroyables anomalies. Mais depuis que Daft Punk, Mr Oizo ou Air ont créé, à l'étranger, ce fameux précédent qui décomplexe et ouvre les portes, même le narquois NME ne se sent plus obligé de parler de "groupe français" - et encore moins de "groupe béret/baguette" - quand il chronique Micronauts ou Cassius. Fini, donc, cette époque maudite où un concert au Rose Bonbon représentait le zénith d'une carrière française, un col de huitième catégorie dont let descente était souvent mortelle que faire après une telle gloriole - aussi dérisoire soit-elle ? Voilà, à quelques exceptions près, tout ce que pouvait offrir le rock français : une mini-sensation franco-française, franco-belge ou franco-québécoise dans les meilleurs cas. On a connu perspectives plus exaltantes.

Depuis que Métal Urbain avait inauguré en beauté le catalogue Rough Trade à la fin des années 70, on n'avait pourtant jamais vu autant de directeurs artistiques de maisons de disques anglaises traîner en France que ces deux dernières années - pour des raisons professionnelles, s'entend. On vit même deux labels indépendants des plus en vue - Independiente et Wall Of Sound - en venir aux mains pour la signature des Parisiens d'Impulsion, le label Loaded de Brighton, maison mère de Skint, accueillir Curtis après avoir lancé les Micronauts ou même Creation, ce bastion d'anglocentrisme, recruter l'électronique puérile de Le Tone. "L'important, s'amuse Christophe Monier, chanceux gérant d'Impulsion et des Micronauts, c'était déplacer la France sur la carte de la musique mondiale. Maintenant que c'est fait, personne ne pourra l'effacer."

Pas un hasard si, au nez et à la barbe de labels français pourtant aussi fureteurs que Source, Artefact, Solid, Kung-Fu Fighting, Versatile, Yellow ou F-Com, des labels anglais aux juridictions aussi diverses que Rephlex, Loaded, Wall Of Sound ou Soma viennent régulièrement à la chasse en France, certains d'y trouver tous les gibiers possibles. Curtis : "Mes disques ont plus de retentissement en Angleterre ou en Allemagne. Il faut accepter le fait qu'on peut être français et ne pas fonctionner en France. Daft Punk a décomplexé beaucoup de gens ici, leur attitude face au business a été aussi déterminante que celle de Nirvana il y a dix ans."

(…) Les plus vaches, en évoquant le funk filtré de Stardust ou Bob Sinclar, se contentent encore et toujours de rappeler qu'il y avait toujours eu une exception culturelle française : le disco, régulièrement exportable et exporté. Mais voir en Daft Punk ou Étienne de Crécy les héritiers musicaux des seuls Patrick Hernandez ou Ottawan relève d'une vue et d'une ouïe alarmantes : aucune courbette, ici, en direction du grand public roi et de ses radios monarques, mais une vision et une déraison dont on s'étonne encore qu'elles aient trouvé un tel écho.

Et même si l'on trouve aujourd'hui le lot fatal d'opportunistes, de coups montés et de margoulins lancés aux basques de la french touch, l’ambiance est encore loin d'être morose : "je suis peut-être naïf, mais je n’arrive pas à croire qu'un musicien puisse être suffisamment cynique et calculateur pour s'obliger d jouer une musique précise, rêve Christophe Monier. Beaucoup de gens ont évolué de manière naturelle. C'est pourquoi cette scène survivra au phénomène de la french touch : elle est aujourd’hui diverse, de plus en plus audacieuse, de moins en moins insipide et molle. Ça durcit "

(…) Ceux que la question grave de l’avenir de cette scène empêcherait de dormir peuvent pourtant immédiatement arrêter de stocker les somnifères de la joie publique offerte par Jackson à la grave sensualité de I:Cube, du fun easy-listening brillant de Shinju Gumi à la house dévergondée de D:mon, de la pop abracadabrante et venimeuse de Phoenix aux productions ahurissantes de Thomas Bangalter, des montages absurdes de 87-Bis au groove savant des Micronauts, cette scène à la diversité et à l’imagination désormais totalement déridées devrait largement passer le cap fatidique du 11 août - date arrêtée par DJ Paco pour mettre fin à la fiesta. Car si la french touch, cette recette fast-food n'intéresse désormais plus que les touristes et les marchands, ses inventeurs, eux, sont déjà très loin, éparpillés, en marche. On leur a même trouvé une bannière: un titre de Cosmo Vitelli. Loin des valeurs très Ve République dénoncées plus haut par Christophe Monier, sa rengaine s'appelle En avant pour la VIe République.