Document 7 : Adéquation d’un mythe vivant avec l’actualité.

Kaganski, Serge, "Dylan on Dylan" (extraits), Les Inrockuptibles 122 (15 octobre 1997), p20-31.

(S.K.) - (…) De tous les musiciens légendaires des années 60, vous êtes celui qui joue le plus, qui donne le plus de concerts. Qu'est-ce qui vous motive encore ?

(B.D.) - Les chansons! Personne aujourd'hui ne joue mon type de chanson. C'est tout. C'est sans doute la même chose pour les Rolling Stones. Ne sont-ils pas en tournée en ce moment ?

- Mais eux font ça tous les six ans. Vous, vous êtes toujours sur la route, comme un hobo.

- (Rires)... Vous pouvez présenter les choses de cette façon, mais ce n'est pas exactement le cas. Je vois plutôt cela comme un job, un artisanat, un petit commerce. Faire des concerts est ma petite activité, mon petit business.

- A vos concerts, on peut voir des gens de 50 ans et des gamins de 18. Quel effet cela fait-il de rassembler ainsi plusieurs générations ?

- Je ne vois que des milliers de têtes... Les êtres humains forment une seule et unique race. Pour moi, tout le monde se ressemble, je ne fais pas de distinctions. Vous savez, je vois des gens qui ont l'air âgé et qui sont très jeunes d'esprit, j'en vois d'autres qui ont 20 ans mais qui pourraient en avoir 60 (rires)... Je suis incapable de vous dire qui est qui, ou quel est l'âge de mes auditeurs.

- Continuez-vous à faire des disques pour que les jeunes possèdent leurs chansons de Dylan plutôt que d'écouter vos vieux disques qui sont la musique de leurs parents ?

- Peut-être. Mais cette activité est aussi un commerce. Je suis chanteur comme vous êtes journaliste. Jour après jour, vous courez après la prochaine histoire, la prochaine interview. Je fais la même chose, je vais vers le prochain concert, le prochain disque.

- Vous avez déclaré dans un article que vous vous sentiez parfois comme un maquereau.

- Malheureusement, la nature de ce métier revêt en partie cet aspect-là. Oui, je pense vraiment ça, je le ressens... Tous les performers sont les mêmes. Quand vous êtes sur scène, que vous regardez la foule, que vous voyez tous ces regards braqués sur vous, vous ne pouvez pas vous empêcher de penser que vous êtes au centre d'un spectacle burlesque, d'un cirque, d'un cabaret... Vous êtes une attraction. Pas une pute. Il y a une différence entre une pute et un maquereau (rires)...

- Mais même s'il y a un aspect tractation financière dans votre métier, cela n'empêche pas forcément de le faire avec soul?

- Je ne sais pas ce que veut dire le mot "soul" Vous assurez vos spectacles avec le talent que Dieu a bien voulu vous accorder. Je ne sais pas si cela a un rapport avec le fait d'être soulful.

- Pourquoi avez-vous toujours rejeté votre statut d'icône, votre rôle de leader de génération ?

- Je ne prends pas cela comme un compliment. Pour moi, les mots "légende" ou "icône" ne sont que des synonymes polis pour "has-been lessivé".

- Mieux vaut être un has-been qu'un never was.

- Ça se discute.

- Vous intéressez-vous à ce qui se passe en dehors de la musique ? Etes-vous toujours concerné par, disons, l'état du monde ?

- Non. Ce serait mentir que prétendre le contraire.

- Pourtant, dans les années 60, vous l’étiez, vous avez écrit certaines chansons politiquement engagées.

- Peut-être. Mais je crois que ce qui compte à mon sujet concerne mon travail et mes performances en tant que musicien et chanteur. Ce qui m'intéresse, c'est le type de musique que j'aime, tout tourne autour de ça.

- Aujourd'hui, pensez-vous que la musique populaire n'est plus le bon vecteur pour faire passer des informations sur l’état du monde ou de la société ?

- Non : pour cela, il existe les journaux et la télévision.

- Mais c'est une attitude très passive!

- Sans doute, mais c'est la nature du monde que d'être passif. Quand vous allez voir un match de foot, ce n'est pas vous qui jouez sur la pelouse !

- Premièrement, vous jouez vous-même sur scène, et deuxièmement, vous êtes issu d'une génération qui pensait qu'on pouvait agir sur l'évolution des choses - et qui justement a un peu changé les choses.

- Peut-être, peut-être... Je ne sais pas... Moi, je n'ai jamais pensé qu'un de mes disques pouvait influencer le cours des choses. Si j'avais voulu agir sur la société, j'aurais fait autre chose, j'aurais été à Harvard ou Yale pour devenir politicien ou un truc dans le genre...

- Alors pourquoi avoir écrit des chansons comme Masters of war ?

- Dans mon esprit, Masters of war n'est pas du tout une chanson politique. Pour vous dire le fond de ma pensée, je n'y connais rien en politique. Je suis incapable de distinguer ce qui est de droite de ce qui est de gauche... Je ne raisonne pas en ces termes. Un jour, je pourrais défendre une idée qu'on qualifierait de conservatrice et le lendemain, sur un autre sujet, je pourrais soutenir une position qu'on qualifierait de gauche ! Vous comprenez ? Quand j'ai une opinion, je ne me demande pas si c'est de droite ou de gauche ; je peux maintenir la même idée sur un même sujet, mais selon différents angles.

- Crosby, Stills et Nash pensent qu'ils ont contribué à arrêter la guerre du Vietnam...

- Oui, ils ont stoppé la guerre (rires)... Dans leur esprit, ça ne fait pas de doute, ils étaient ce genre de performers.

- Avez-vous gardé des contacts amicaux, avec vos collègues des années 60, des gens comme les Beatles, les Stones, Joan Baez... ?

- Oui, on se voit encore, à l'occasion... Tous ceux qui sont encore là se voient plus ou moins régulièrement. Je connais tous ces artistes qui ont débuté à mon époque, les Stones, Crosby, Stills, Nash, etc. Mais on ne parle pas des années 60 ou 70, quelle idée ! Je crois que tout cela est plus important pour le public que pour nous. Est-ce que les jeunes parlent de cette époque, s'intéressent à ce qui s'est passé il y a trente ans ? J'en doute.

- Les jeunes sont fascinés par les sixties parce que c'est une époque où on pouvait changer les choses alors qu'aujourd'hui, on se sent plus impuissant.

- Je crois que dans les sixties, il y avait l'idée qu'on pouvait changer le monde. Cette idée était plus importante que l’action concrète. Ce sentiment de pouvoir agir était plus important qu'agir vraiment. Aujourd'hui, c'est essentiellement cette idée qui manque. Les idées sont une chose très puissante, les idées ne peuvent pas être tuées.

- (…) Est-il important pour vous d’intéresser les jeunes générations ?

- Non. Les jeunes sont d’une époque et d’une culture différentes de la mienne. Mes petits-enfants s’intéressent à des groupes et à des chanteurs que je ne connais pas ; ce sont leurs groupes. Moi, je joue pour des gens qui comprennent mes sentiments, mon état d’esprit. (…)