Document 8 : L’âge des rockers et la critique.

Sabatier, Benoît, "O vieillesse ennemie", Technikart 27 (novembre 1998), p64-66.

Ringards, largués, ventripotents, les vieux artistes deviendraient-ils… inutiles ? Pas tous ? Analyse d’une donnée musicale essentielle : le vieillissement.

Dur, dur d'être un papy. Avec l'âge, le cerveau se ramollit tout mou. Moins de fougue, plus de savoir-faire, moins d'urgence. La créativité s'érode. On persiste pourtant à parler de nos idoles 60's avec des trémolos dans la voix. Mais rares sont celles qui, aujourd'hui, continuent de nous enthousiasmer. Qu'a-t-on par exemple retenu comme disques fondamentaux l'an dernier ? Roni Size, Jay Jay Johanson, Jimi Tenor, Tranquility Bass : principalement des premiers albums, aucun quinquagénaire.

On en revient à cette constatation : nos (grandes) oreilles, pour être captivées, ont besoin de nouveauté. De sang neuf. Ce qui nous amène à de drôles d'analyses. Par exemple : si le deuxième album de Jay Jay Johanson contient plus de meilleures chansons que le premier, il nous a pourtant beaucoup moins renversé. Ou encore : le nouveau Boo Radleys vaut franchement le détour. Mais c'est déjà leur quatrième album. On est passé à autre chose. On préférera un disque plus inédit, fut-il moins valable.

En Grande-Bretagne, la durée de vie d'un groupe devient de plus en plus brève. La critique anglaise a ainsi décidé que Portishead (seulement quatre années d'existence) était désormais un groupe out ! Sont-ce les fashion victims qui raisonnent ainsi, les superficiels enchaînés à la hype ? Pas seulement. L'âge, côté artiste ou auditeur, est une donnée musicale primordiale. Prendre de la bouteille, c'est parfois accéder à la sagesse. Mais le plus souvent, pour un musicien, c'est sombrer dans un confort mainstream peu propice à la créativité, cette dernière se nourrissant d'instabilité.

McCartney, autrefois jeune Liverpuldien aux dents longues, rocker audacieux, gobeur d'acides déjanté, possède aujourd'hui l'une des premières fortunes de son pays. Mais le génie l'a abandonné depuis belle lurette. II aurait dû tout arrêter il y a vingt-cinq ans, avant que sa « gnac » et sa volonté d'inventer ne soient supplantées par un mode de vie de grand bourgeois. Qu'est-ce qui peut bien motiver aujourd'hui l'ex-Beatles à composer des chansons ? Pas l'argent : il a de quoi se goinfrer de caviar jusqu'à la fin de ses jours. L'ambition créatrice, alors ? Hum. On le sait pertinemment et il doit s'en douter : ses grandes œuvres sont définitivement derrière lui. Pourquoi alors continuer de parler de lui ? Deux explications possibles : 1) Par souci informatif. 2) Par nostalgie.

Saloperie de nostalgie. Elle fait des ravages. Elle déforme toute notion critique. Elle entrave l'objectivité. Lou Reed sort un nouveau disque. Tout de suite, la grande marche nostalgique se met en branle. « C'est son meilleur album depuis vingt ans ! », nous assurera-t-on ici et là. Sauf que c'est pas vrai. Et que, finalement, on s'en fout un peu. Avec le Velvet, Lou Reed a révolutionné la face du rock. Depuis, il sort des disques souvent bons, mais bon...

McCartney, Reed : il faut convenir que l'existence actuelle de ces deux monstres sacrés repose exclusivement sur leur prestigieux, leur écrasant passé. Comme pour tous les artistes de cet acabit. Comment ne pas évaluer les dernières sorties de Isaac Hayes, Van Morrison, Françoise Hardy, Bob Dylan, Aretha Franklin, Randy Newman, Jimmy Cliff, Kraftwerk, Ray Davies, Curtis Mayfield, Pink Floyd, Burt Bacharach, Holger Czukay, Burning Spear, Paul Simon, etc., à l'aune de leurs chefs-d’œuvre passés ? Et comment ne pas alors chialer une splendeur fanée ? C'est Brel qui le chantait « Les vieux ne parlent plus, ou alors seulement, parfois, du bout des yeux ; même riches ils sont pauvres, ils n'ont plus d'illusions. » C'est vache, mais souvent vrai. La plupart de nos héros qui n'ont pas (comme Brel) disparu avant de décliner sont pour nous passés par pertes et profits. On a donc décidé de ne plus parler de Brian Wilson et de Michel Legrand qu'au passé. C'est le premier cas de figure de la vieillesse : le naufrage. Après une certaine date, certains artistes deviennent inutiles, voire pitoyables.

Cependant, deux autres cas de (bonnes) figures existent : le vieux qui fait du yoyo. Un coup, on se dit que ça y est, il est devenu sénile, il faut le mettre à l'hospice. Et puis non, dix ans plus tard, il fait un retour remarquable. Avant de rechuter, de revenir, etc. En ce moment, Neil Young a la côte. Il y a quinze ans, tout le monde lui chiait dessus. A partir de 1983, Bowie s'est mis à faire de la soupe. On a fait une croix dessus. Mais l'animal, depuis quatre ans, effectue un retour flamboyant de créativité. La deuxième espèce de bon vieux est celui qui parvient sans cesse à se renouveler, en s'adaptant à son époque. Et celui qui creuse avec splendeur le même sillon depuis ses débuts, imperméable aux ressacs de modes éphémères. Manset fait partie de la deuxième catégorie : il parvient à faire rimer ancienneté avec éminence et constance.