Document 10 : Rock et bon goût.

Williams, Patrick, "Eloge de la vulgarité (presque)", Technikart 43 (juin 2000), p80.

Son gros cul gonflé par la croissance, notre société lâche des pets impressionnants. Partout se hume une vulgarité décomplexée, impensable il y a encore quelques années. Dans l'hallucinante dernière publicité Celio (notre photo d'ouverture), un vieux libidineux et un jeune play-boy se retrouvent flanqués de bimbos en soutien-gorge comme si on retournait à la bonne vieille réclame d'antan: « Tu veux vendre ? Mets des putes! » Et l'on ne parlera pas des clips MTV, des pétasses de 15 ans qui hantent les rues et nos pensées ou de cette phrase qui accompagne le disque de la rappeuse K-Roll : « L'album événement de la rappeuse qui s'en bat le clit' ». Eh beh...

Partout, le sexe le plus racoleur, la frime la plus premier degré tiennent le haut du pavé. Coincé entre les ghettos de Los Angeles et les hôtels de Moscou, l'imaginaire occidental semble se réduire ces jours-ci à la figure de la pute et du mafieux, comme si la vie était devenue un film de Scorsese. (…)

Un bon goût à gerber

Face au vulgaire, la première réaction, compréhensible, est celle du moralisme. Défendre systématiquement le sérieux, l'exigence, la qualité. Faire l'éloge de la lenteur, de la retenue. Exhumer des écrivains antifascistes roumains ; exalter des petits génies intègres du rock indé US ou de l'électronique allemand; plébisciter Pierre Bourdieu et Jean Echenoz, Daniel Scheidermann et Anna Galvada, Everything but the Girl et Elliott Smith ; célébrer tout un minimalisme austère et esthétisant où la middle-class blanche et inadaptée exprime son spleen et sa sensibilité. Dernier exemple en date, l'impeccable journaliste Cyril Frey propose le Livre de la paresse (Editions n°1), ouvrage composé d'extraits de classiques, de Héraclite à Proust pour « interrompre un instant la course despotique des urgences artificielles ». Mouais.

Malheureusement, cet humanisme bien tempéré ne convainc guère. Il sert moins, semble-t-il, à penser le monde qu'à s'en abstraire, faisant de la culture une sorte de retranchement pépère au milieu du chaos, à la manière de ces gens qui habitent de jolies maisons à la campagne, remplies de livres et de fleurs, mais qui ne mettent jamais les pieds en ville. S'est développée ces dernières années toute une culture petite-bourgeoise du bon goût, sage et tiède, quine peut satisfaire. Car elle nie ce besoin de fête et de dépense, de luxe et de hennissements qui s'empare de nous chaque fois qu'on feuillette Hot Vidéo ou le Chant de la machine, BD qui raconte l'histoire de la house. Toute cette part maudite, comme disait l'autre. Il semblerait que ces moralistes n'ont pas de corps.

Mais il y a pire. Replié sur lui-même, le bon goût confine à la peur de l'autre, à la haine de classe. Aujourd'hui, on assiste à des jugements effarants fondés sur la seule cotation artistique des choses. Confrontés aux phénomènes culturels les plus explosifs du moment (rap français, littérature gay, techno hardcore, squats d'artistes...), des gens très bien vous disent négligemment: « Mais c'est pas un peu pourri ton truc ? » Après la tyrannie des bien-pensants, celle des bien-sentants. Ainsi le « bon goût » se révèle aussi ridicule et vain que le « mauvais goût » contre lequel il était censé se définir. Se sentir différent parce qu'on écoute Massive Attack, qu'on lit Patrick Modiano ou qu'on va se faire chier, assis, à un concert de rock indé, quelle vulgarité !

La musique « pop » en ce moment n'est pas loin de ce que disait Nick Colin des années 50, dans A Wop Bop A Loo Bop A Lop Bam Boom : « Pendant trente ans, il avait été impossible de faire son trou si on n'était pas blanc, lisse, bien élevé et bidon jusqu'à la moelle – et voilà que tout à coup, on pouvait être noir, rose, idiot, délinquant, taré ou trimballer toutes les maladies de la terre et ramasser quand même le paquet. Il suffisait de se pointer et de savoir provoquer le frisson. »« Blanc, lisse et bidon » : ne serait-ce pas la nouvelle musique électronique ? La pop alanguie de nos nouveaux chanteurs dépressifs ? « Noir, rose et idiot » : ne serait-ce pas les pétasses de Destiny's Child, l'attitude déjantée du rapper Ol’ Dirty Bastard ? Lequel n'est pas ce clown frimeur et provoc' que certains voudraient voir. Mais un authentique vulgaire, comme les grands chanteurs de blues, provocants et facétieux, ivrognes et scandaleux, entre Leadbelly et Screaming Jay Hawkins. Ainsi le rock'n roll n'a-t-il pas été autre chose que l'apparition d'un frisson, parodiant et atomisant la culture « sérieuse » et « adulte ».

Bon mauvais goût

Le rock’n’roll, voilà ce qu'il nous faut. Du moins son équivalent actuel. Chercher avec délectation le vrai mauvais goût, réhabiliter ce qui est considéré comme mineur, méprisable, commercial, bon pour la plèbe par les gens de goût (le signe du mépris est le signe de la vie). Fourrager dans la fange du R&B pour y trouver des pépites musicales comme Destiny's Child ; surfer sur le Net pour y saisir la nouvelle sous-culture trash et populaire (votre voisin est le nouveau Divine) ; prendre la défense de Victor Ward, le héros de Glamorama, de Lolo Ferrari, cette sainte moderne, des soirées où il n'y a pas d'open bar. Bref, réhabiliter un certain nombre de choses qui véhiculent une esthétique « vulgaire », tout simplement parce que c'est vivant, drôle, que cela va à l'encontre de l'esthétiquement correct colporté par la presse de qualité.

Cette démarche ne consiste pas à instaurer un ultime snobisme. Mais plutôt à affirmer sa liberté : ne pas être un simple consommateur culturel, qui achète selon son degré d'éducation (Vous êtes en BEP ? Vous aimez Destiny's Child. Vous avez bac +4 ? Vous aimez Massive Attack). Mais réhabiliter son goût, sa sensibilité (forcément étrange, excentrique). La gratuité de ses opinions. Nous ne voulons pas de la vulgarité à la mode, image banalisée de la pute et du fric. Mais nous ne voulons pas non plus du bon goût, où l'on se « croit » quelque chose. A propos: la pub Celio serait très bien si ce jeune garçon montrait son anus.